« Le courage de la vérité », par Michel Foucault (5). Le salut par les âmes

Jardin des Plantes, photo Alina Reyes

 

Continuons notre lecture du dernier cours du philosophe, prononcé au Collège de France entre février et mars 1984, quelques mois avant sa mort, et publié par Gallimard/Seuil dans la collection Hautes Études.

Nous avons vu la dernière fois la démocratie à l’épreuve de la vérité. Foucault montre maintenant que des systèmes aristocratiques ou monarchiques sont le plus souvent aussi inaptes à accueillir le dire-vrai salutaire pour la cité. On trouve chez Aristote le constat selon lequel « Dans les démocraties, c’est le démagogue qui remplit le rôle du flatteur, car il est une sorte de « courtisan du peuple ». Dans les tyrannies, « ce sont ceux qui vivent dans une avilissante familiarité avec le maître » qui jouent le rôle de flatteurs. » (p.56)

Non seulement la vérité ne peut être dite en présence du tyran, mais pire encore elle ne peut être dite non plus hors de sa présence. « Je vous renvoie au passage intéressant dans la Politique où Aristote dit que le tyran envoie et distribue dans la ville des espions pour lui dire ce qui se passe en vérité dans la ville, et ce qu’en vérité les citoyens peuvent penser. Et Aristote commente, en disant que cette entreprise, pour les tyrans, de savoir la vérité sur la ville ne peut mener qu’à un résultat exactement inverse de celui qu’ils cherchent. Car lorsque les citoyens savent qu’ils sont espionnés par des gens qui vont rapporter au tyran la vérité de ce qu’ils disent ou de ce qu’ils pensent, bien entendu ils cachent ce qu’ils disent et ce qu’ils pensent. » (pp 55-56) Où l’on voit que les tyrans (et les Big Brother d’aujourd’hui, avec leurs systèmes de surveillance aussi colossaux que dérisoires) sont les plus malheureux des hommes, la vérité leur échappant toujours et les réduisant à une vaine et stérile fuite en avant.

« Mais quels que soient, [et] d’une façon permanente, les dangers reconnus dans la pensée grecque aux gouvernements tyranniques, quel que soit le péril que le dire-vrai puisse rencontrer dans cette forme de gouvernement, il n’en reste pas moins que, dans le rapport entre le Prince et celui qui dit la vérité, entre le Prince et ses conseillers, on reconnaît une place pour la pratique parrèsiastique. Et le rapport entre le Prince et son conseiller constitue un lieu finalement plus favorable à la parrêsia que celui entre le peuple et les orateurs. » (p.56) « Une cour, par conséquent, où [règne] la liberté de parler et où les conseillers peuvent pratiquer la parrêsia, est un facteur d’unification de la cité et de réussite des entreprises. » (p. 57)

« Le dire-vrai peut avoir sa place dans le rapport au chef, au Prince, au roi, au monarque, tout simplement – pour dire les choses brutalement, grossièrement – parce qu’ils ont une âme et que cette âme peut être persuadée et éduquée et qu’on peut, par le discours vrai, lui inculquer l’êthos qui la rendra capable d’entendre la vérité et de se conduire conformément à cette vérité. (p. 57) « C’est l’absence de place pour l’êthos dans la démocratie qui fait que la vérité n’y a pas sa place et ne peut pas y être entendue. C’est en revanche parce que l’êthos du Prince est le principe et la matrice de son gouvernement que la parrêsia est possible, précieuse, utile, dans le cas du gouvernement [autocratique]. (p. 60)

« La parrêsia maintenant apparaît, non pas comme un droit détenu par un sujet, mais comme une pratique, pratique qui a pour corrélatif privilégié, comme point d’application premier, non pas la cité ou le corps des citoyens à convaincre et à emmener derrière soi, mais quelque chose qui est à la fois un partenaire auquel elle s’adresse et un domaine où elle prend ses effets (…) c’est la psukhê (l’âme) de l’individu. (…) on passe de la polis à la psukhê comme corrélatif essentiel de la parrêsia. (…) l’objectif de la pratique parrèsiastique, désormais orientée vers la psukhê, ce n’est plus tellement l’avis utile dans telle ou telle circonstance particulière, lorsque les citoyens sont embarrassés et qu’ils cherchent un guide qui puisse leur permettre d’échapper aux dangers et de se sauver, mais la formation d’une certaine manière d’être, d’une certaine manière de faire, d’une certaine manière de se conduire chez les individus ou chez un individu. L’objecti du dire-vrai est donc moins le salut de la cité que l’êthos de l’individu. » (p.61)

Et je dirai, songeant à mes Pèlerins d’Amour : ils ne cherchent pas à convaincre le monde, ce qui se fait en utilisant les mass-média et n’a qu’un effet superficiel ; ils cherchent des âmes – non pour les séduire, mais pour les rendre pratiquantes, pratiquantes du bon. Foucault conclut cette leçon fondamentale, avec son déplacement de la recherche du salut de la cité à la recherche du salut de l’âme, par une réflexion sur la philosophie et « l’impossibilité où l’on est de penser la vérité (l’alêtheia), le pouvoir (la politeia) et l’êthos sans relation essentielle, fondamentale les uns avec les autres » (p. 65) J’en déduis que si la tâche des parrèsiastes en régime autocratique est de former l’âme du Prince (quand il l’accepte), en régime démocratique et même en tout régime elle est, elle sera pour nous Pèlerins, de former l’âme du prince qu’est chaque homme, du saint qu’il peut être, pour son salut et celui de la cité, étendue aux dimensions du monde.

 

alinareyes