Peter Brook, « L’espace vide » (extraits)


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« Je parlerai du théâtre rasoir [deadly theatre, théâtre mortel, sclérosé], du théâtre sacré, du théâtre brut et du théâtre vivant. (…) Nous pourrions négliger ici le théâtre rasoir, car il est synonyme de mauvais théâtre. (…) Le pire, c’est qu’il y a toujours un spectateur qui éprouve du plaisir devant un spectacle aussi lugubre. (…) La différence entre la vie et la mort, claire quand il s’agit de l’homme, est bien moins nette ailleurs. Le médecin voit instantanément la différence entre un souffle de vie et un pauvre sac d’os que la vie a quitté. Nous sommes moins entraînés lorsqu’il s’agit d’observer comment une idée, une attitude et une forme peuvent passer de vie à trépas. Les enfants sont plus aptes à le percevoir. »

« Pour tous deux – l’auteur puis l’acteur – le mot est la petite portion visible de tout un univers caché. »

« Chaque œuvre a son propre style. Il ne saurait en être autrement. Chaque période a son style. Dès l’instant où nous essayons de fixer ce style une fois pour toutes, nous sommes perdus. »

« Le théâtre est un art autodestructeur. Il est écrit sur le sable. (…) Au théâtre, toute forme, sitôt créée, est déjà moribonde. Toute forme doit être pensée à nouveau, et sa nouvelle conception doit porter les marques de toutes les influences qui l’entourent. (…) La difficulté consiste à ne pas séparer les vérités éternelles des variations superficielles. (…) L’instrument du théâtre, c’est la chair et le sang du comédien. (…) Le véhicule et le message ne peuvent être séparés. »

« Shakespeare utilisait la même unité de temps que celle dont nous disposons aujourd’hui : quelques heures. Il utilisait ce court laps de temps à entasser minutieusement une profusion de matériaux pris sur le vif, d’une incroyable richesse. Ces matériaux existent simultanément en une variété de niveaux infinie, ils servent à exprimer les profondeurs et les sommets. Les moyens techniques, l’emploi des vers et de la prose, les scènes tour à tour exaltantes, drôles, gênantes n’ont servi à Shakespeare que pour développer, pour satisfaire ses désirs, avec un but précis, humain et social, qui le poussait à faire du théâtre. »

« Marchant le long du Reeperbahm à Hambourg, un après-midi de 1946, enveloppé d’une brume sinistre où disparaissaient des filles estropiées, désemparées, certaines avec des béquilles, le nez bleui, les joues creuses, je vis un groupe d’enfants s’engouffrer joyeusement dans l’entrée d’un cabaret. Je les suivis. Sur la scène, un ciel bleu vif. Deux clowns à paillettes, minables, étaient assis sur un nuage en papier mâché, allant rendre visite à la Reine du Ciel.
– Qu’allons-nous lui demander ? dit l’un d’eux.
– À dîner, dit l’autre.
Alors les enfants hurlèrent leur approbation.
– Qu’allons-nous avoir à dîner ?
– Du jambon, du pâté.
Le clown commença à énumérer tous les aliments introuvables, et les cris d’excitation furent peu à peu remplacés par le calme et le profond silence. Une image devenait tangible, en réponse au besoin de tout ce dont ces gens étaient privés. »

« À Coventry, par exemple, on a construit une nouvelle cathédrale, d’après les meilleures recettes permettant d’obtenir un noble résultat. Des artistes honnêtes, sincères, les « meilleurs », ont été groupés pour célébrer Dieu, l’Homme, la Culture, la Vie, à travers un acte collectif. Il y a donc de nouveaux bâtiments, de belles idées, de beaux vitraux, mais dépouillés de tout rituel. Ces hymnes anciens et modernes, peut-être charmants dans une petite église de campagne, ces inscriptions sur les murs, ces soutanes et ces sermons sont, ici, tristement inadéquats. Un lieu nouveau réclame une cérémonie nouvelle, mais, bien entendu, il aurait fallu que la cérémonie existât en premier. C’est la cérémonie, avec toutes ses implications, qui aurait dû dicter la forme du bâtiment, comme c’était le cas pour toutes les mosquées, cathédrales et temples qui ont été jamais bâtis. La bonne volonté, la sincérité, le respect et la foi en la culture ne sont pas suffisants. La forme extérieure ne peut s’imposer que lorsque la cérémonie le peut aussi. »

« Ce n’est pas la faute du sacré s’il est devenu une arme de la bourgeoisie pour rendre les enfants sages… (…) il est certain que toutes les formes d’art sacré ont été détruites par les valeurs bourgeoises. »

« Un geste est affirmation, expression, communication, et en même temps il est une manifestation personnelle de solitude – il est toujours ce qu’Artaud appelle « un signal à travers les flammes » -, et pourtant, cela implique une expérience partagée, dès que le contact est établi. »

« Dans le théâtre brut, on tape sur un seau pour évoquer une bataille, on se sert de farine pour évoquer la pâleur d’un visage effrayé. L’arsenal est sans limites : l’aparté, la pancarte, l’allusion aux événements, les plaisanteries locales, l’exploitation des incidents, les chants, les danses, le rythme, le bruit, l’utilisation des contrastes, le raccourci de l’exagération, les faux nez, les personnages traditionnels et les ventres rembourrés. Le théâtre populaire, libéré de l’unité de style, parle en fait un langage très sophistiqué et stylisé : un public populaire n’a, en général, aucune difficulté à accepter les incohérences d’accent et de costume, ou à passer ex abrupto du mime au dialogue, ou du réalisme à la suggestion. Il suit le fil de l’histoire sans se rendre compte qu’on est en train de violer une série de conventions. Martin Esslin a écrit que les prisonniers de Saint Quentin confrontés à En attendant Godot, la première pièce qu’ils aient jamais vue, n’eurent aucune difficulté à suivre ce qui, pour les spectateurs habituels de l’époque, était incompréhensible. (…) Avec ces ingrédients, le spectacle assume son rôle de libération sociale, car, par nature, le théâtre populaire est contre l’autoritarisme, le traditionalisme, la pompe et le faux-semblant. (…) Le vrai surréalisme est brut, Jarry est brut…»

« Comme un ascète qui voit un univers dans un grain de sable, Grotowski appelle son théâtre sacré un théâtre de la pauvreté. Le théâtre élisabéthain qui englobait la vie tout entière, y compris la crasse et la misère, est un théâtre brut d’une grande richesse. Théâtre brut et théâtre sacré ne sont pas si éloignés l’un de l’autre qu’on pourrait le croire. (…) Nous devons prouver qu’il n’y a aucune tricherie, qu’il n’y a rien de caché. Nous devons ouvrir nos mains nues et faire voir que nous n’avons rien dans nos manches. Alors, nous pourrons commencer. »

« Au sein d’une communauté humaine le théâtre a une fonction exceptionnelle, ou n’en a aucune. Le caractère exceptionnel de sa fonction vient du fait que ce qu’il offre ne se trouve ni dans la rue, ni chez soi, ni au café, ni chez des amis, ni sur le divan d’un psychanalyste, ni dans une église, ni au cinéma. (…) le théâtre s’affirme toujours dans le présent. C’est ce qui peut le rendre plus réel que ce qui se passe à l’intérieur d’une conscience. C’est aussi ce qui le rend si troublant.
La censure paie un tribut significatif au pouvoir latent du théâtre. Dans la plupart des régimes, même quand l’écriture ou l’image sont libres, c’est toujours le théâtre qui est libéré en dernier. Instinctivement, les gouvernements savent que l’événement vivant risque de provoquer une dangereuse électricité, même si cela n’arrive que trop rarement. Mais cette peur séculaire est la reconnaissance d’un pouvoir séculaire. Le théâtre est l’arène où peut avoir lieu une confrontation vivante. La concentration d’un grand nombre de gens porte en soi une intensité exceptionnelle. Grâce à quoi, des forces qui opèrent en permanence et gouvernent la vie quotidienne de chacun peuvent être isolées et perçues plus clairement. »

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