BHL la misère (2). Un fou du diable

412XWJGZRZL._SY344_BO1,204,203,200_« En fait, tout le paradoxe de L’Idéologie française est là : si BHL a incontestablement perdu la bataille intellectuelle, s’il en ressort laminé sur le front de la pensée (…), il a non moins indubitablement gagné sur le front médiatique », écrit Cohen. Toute sa stratégie est là, et lors de l’une de ses intrusions où il n’est pas invité (évoquées dans la première partie de cet article), cette fois en 1979 lors des États généraux de la philosophie, accompagné d’une « claque » il s’empare de la tribune pour prendre la défense des médias. « Le lendemain, aucun quotidien ne fait référence à l’esclandre ni à ce qui sous-tend la polémique, comme si les hommes et les femmes de médias avaient voulu récompenser par leur silence un allié si enflammé et empressé à les défendre. »

Après ses deux premiers essais très médiatisés mais dénoncés par historiens et philosophes comme remplis d’erreurs, et contenant même au moins un plagiat pour Le Testament de Dieu, BHL s’essaie au roman. Bien-nommé Le diable en tête, ce roman sera accusé de contrefaçon par une professeure d’histoire qui avait envoyé son manuscrit à BHL. Finalement c’est la professeure qui est condamnée – et je sais, comme d’autres l’ont expérimenté aussi, comment les mensonges des puissants, voire peut-être d’autres interventions cachées de leur part, peuvent influencer le verdict de la « justice » dans ce genre d’histoires. Une affaire chassant l’autre, il publie ensuite un essai dont le thème et les idées sortent visiblement de celui que Finkielkraut lui avait expliqué être en train d’écrire. Les deux livres, l’un décalqué sur l’autre, sortent en même temps. Puis BHL publie encore un essai, cette fois décalqué du jeune Nicolas Revel et ses « Aristocrates libertaires ». Cela finit tout de même par faire enfler la rumeur : BHL plagiaire ? BHL s’en va dans l’un de ses paradis de riche et écrit son livre sur Baudelaire, histoire de faire penser à autre chose. Je l’ai lu, c’est plat, c’est indigent, il n’en reste absolument rien. Puis c’est sa pièce de théâtre, que j’ai vue aussi, invitée à l’époque par une amie journaliste. Une nullité. Puis le film, l’un des pires navets de l’histoire du cinéma d’après ceux qui l’ont vu. « BHL pédale dans le guacamole », écrit Libé, « son film est un suicide » lit-on dans les Inrocks, etc. Comme quoi il y a des limites même à ce qu’une presse complaisante peut supporter.

Il y a des limites aussi à ce que je peux supporter, et je ne peux lire toute la biographie de Cohen, quoiqu’elle soit très bien écrite, parce qu’elle décrit un milieu que j’ai toujours trouvé irrespirable, et que j’ai toujours fui. Nabe, rappelle Cohen, raconte dans son journal que Sollers lui a dit entretenir une bonne relation avec BHL par nécessité de s’accorder « 30 % de corruption ». Les 70 autres pour cent doivent se trouver dans ses autres relations, à moins qu’il ne les trouve en lui-même, comme tant d’autres dans cet antre mal famé qu’est Saint-Germain-des-Prés. Je saute donc quelques chapitres là-dessus, puis ça continue avec le récit des pressions sur les journaux dont des journalistes ont pris la liberté de dire ce qu’ils pensaient à propos de BHL ou de l’un de ses livres, comment il réussit à faire censurer certains articles ou virer des pigistes. Le livre se termine par un chapitre sur la fille de BHL, écrivaine bien sûr médiatisée aussi, notamment pour les affaires de sa vie privée très people très peu ragoûtantes, même si elle n’y est peut-être pour rien – puis par un chapitre sur « L’intellectuel mondialisé » qui se tourne vers les États-Unis. Comme nous le savons, depuis la parution de cette biographie, il y a dix ans, tous les travers et méfaits qui y sont examinés n’ont fait qu’empirer.

9782912485953FSBeau et Toscer mènent leur enquête au moment où « après avoir éclipsé tous ses rivaux sur la scène médiatique en France, le philosophe cherche maintenant la consécration internationale afin de devenir, aux yeux d’une opinion française crédule, l’intellectuel français qui a réussi aux États-Unis. » Les deux auteurs veulent « démonter les mécanismes » de cette machine-industrie qu’est BHL, « mais surtout », disent -ils, «  il est difficilement supportable pour les journalistes que nous sommes, de vivre sous sa férule », lui qui « est devenu l’arbitre des élégances de la presse et des médias en France, distribuant les bons points et écartant les mal-pensants. » « Avec « BHL », la marque la plus achevée du système médiatique français, nous voilà plongés au cœur du monde des réseaux qui gouvernent aujourd’hui la production de l’information, avec ses compromissions, ses arrangements et ses lâchetés. »

Suivent des récits de censure de journalistes. De vengeances dues à des rancunes tenaces – j’ai connu cela de la part de l’un de ses pareils, des rancunes pour des riens si tenaces au long des années, et des vengeances si basses et si calculées que l’on ne peut même pas imaginer que cela existe. Le récit de l’ « achat » de la complaisance d’un journal par une espèce de chantage – c’est là que les amis puissants servent le censeur. De l’achat d’un célèbre animateur de télévision. D’une tentative d’usurpation de la paternité d’un événement. De l’achat d’un cinéaste auteur d’un article dont on a d’abord obtenu la censure. D’interventions pour que ne soit pas divulguée la sombre histoire d’adultère survenue dans son palais de Marrakech, ou encore la date de naissance d’Arielle Dombasle…

D’où vient l’argent qui permet à BHL d’asseoir son influence ? On le sait, de la Becob, l’entreprise d’importation de bois de son père. Il s’en est toujours occupé avec lui : « Rien des secrets de l’achat et de la vente de bois n’échappe au philosophe, pas même les montages fiscaux via la Suisse, qui caractérisent l’entreprise à cette époque ». « Mais à la Becob, comme à Saint-Germain-des-Prés, Bernard-Henri Lévy excelle surtout dans l’art de l’influence. Lorsque l’entreprise familiale frôle le dépôt de bilan en 1985-1986, par exemple, ses relations auprès de Pierre Bérégovoy puis d’Édouard Balladur lui permettent d’obtenir de l’État un prêt public providentiel de plusieurs dizaines de millions de francs à un prix très avantageux. » À la mort de son père, en 1995, il prend les rênes de l’entreprise, avant de la revendre deux ans plus tard à Pinault (oui, le futur propriétaire du Point où BHL a sa chronique), dans des conditions d’ailleurs litigieuses. BHL est tout à fait au courant de ce qui se passe dans son commerce. Et ce qui s’y passe relève non seulement du pillage des forêts africaines, mais aussi d’un pillage réalisé dans des conditions de quasi-esclavage des employés. Une ONG spécialisée dans la lutte contre la déforestation a enquêté au Gabon, sur l’un des sites d’exploitation de la Becob. Son témoignage est accablant. Les ouvriers sont logés « dans des niches mal aérées », ils n’ont pas d’eau potable, ce qui cause des maladies et des morts. Le livre donne des passages de son rapport :

« Les travailleurs (…) se contentent des ruisseaux et rivières pour s’alimenter en eau (…) les cadres possèdent de l’eau potable par le biais d’un château d’eau aménagé pour la circonstance tandis que les travailleurs doivent parcourir plus d’un kilomètre pour s’alimenter dans une rivière. Ces travailleurs sont exposés aux maladies car cette eau est polluée par des poussières et d’autres substances ». Les dispensaires « sont dépourvus de médicaments et, pour certains, le personnel employé est incompétent ». Une épidémie d’Ébola se déclenche pendant les deux ans où BHL est le patron du groupe, faisant quatre morts. « Les travailleurs étant considérés comme des semi-esclaves, poursuit le rapport, rien n’a été organisé dans le sens de leur épanouissement (…) seuls les cadres ont la télévision alors que les travailleurs n’ont ni télé, ni radio ». Quant à l’éducation des enfants, « c’est la catastrophe ». « Les classes sont petites et le personnel incompétent. Pour l’année 1998-1999, le pourcentage de réussite n’a pas dépassé 10 %. Cette situation a conduit les travailleurs à envoyer leurs enfants à Ndjolé, qui est à 37 kilomètres. »

« Bref, concluent les auteurs d’Une imposture française, voilà un rapport sévère pour Bernard-Henri Lévy, champion des droits de l’homme (…) D’autant qu’il le dit lui-même, en Afrique « il existe des enjeux mégastratégiques ou plutôt métastratégiques [sic], en cela qu’ils engagent notre conception de l’homme et fixent l’idée que nous nous faisons de l’espèce humaine ». La conception que l’écrivain se fait de l’espèce humaine se trouve donc décrite de façon peu amène dans l’enquête de cette ONG. »

J’ajouterai : pourquoi parle-t-il d’ « espèce humaine » quand il s’agit d’Africains, et pas quand il s’agit de Germanopratins ? Ça pue un peu, non ?

En France, l’espèce humaine est mise à mal, elle aussi. Les auteurs racontent la bonne affaire du magazine Globe, dont je passe les détails pour donner le résumé final : « L’écrivain-philosophe, qui avait investi dans le journal 3800 francs en juillet 1985, voit, lui, estimée sa participation de 38 % dans une entreprise de presse en plein déclin, à 7,6 millions de francs ! Et tant pis pour les entreprises publiques. Elf-Aquitaine, le Crédit Lyonnais et le GAN vont perdre, avec la faillite du nouveau Globe un an et demi plus tard, 37,5 millions de francs ! L’État et les contribuables y ont donc été de leur poche. »

BHL passe beaucoup de temps à s’occuper d’argent, quoiqu’il en dise. Une mauvaise opération boursière le rend « fou furieux ». « Derrière sa façade d’intello, explique Parent, le patron d’Etna Finance, c’est un allumé de l’argent, totalement obsédé par cela. » L’argent perdu dans l’opération risquée, il se le fera rembourser… en usant de menaces. Non seulement il exige que lui soit remboursé l’argent perdu dans le krach, mais aussi « un surplus de 875 000 euros, soit le gain qu’il estimait qu’il aurait réalisé si le krach américain ne s’était pas produit. La Bourse sans le risque de perte : tous les financiers de la Terre en ont rêvé. Bernard-Henri Lévy, lui, l’a fait ! »

Il y a aussi les tristes affaires simplement humaines, comme celle de ce mur qu’il a fait élever devant l’une de ses propriétés, à Tanger, privant ainsi tout le voisinage du « sublime panorama ». Tant pis pour les pauvres, et les autres en général. Il y a aussi le scandale de sa nomination par Jack Lang à la Commission d’avance sur recettes du CNC, lui permettant de sponsoriser sa femme et ses amis. Puis à la présidence du conseil de surveillance d’Arte, par Alain Carignon via Balladur. Une fois là BHL met des amis dans la place, puis il n’a plus qu’à ramasser les aides pour son propre navet. Les auteurs citent une fiche des Renseignements généraux : « Le financement public dont a bénéficié BHL pour réaliser son premier film fait l’objet des jugements les plus sévères. Le budget, estimé à 53 millions de francs, a également associé, par le biais de coproductions, France Télévisions, M6 et Arte. Ainsi des producteurs s’étonnent des interventions de M. Philippe Douste-Blazy (alors ministre de la Culture, nda) en faveur de M. Lévy afin, par exemple, qu’il bénéficie de l’Avance sur recettes contre l’avis de la Commission, ou encore pour que son film figure au programme du dernier festival de Berlin où, rappellent-ils, les professionnels l’ont hué et des critiques [une centaine] ont quitté la salle. Au-delà de cette fronde, sont également évoqués les bénéfices indus que certaines personnalités auraient réalisés à partir d’un film financé, en grande partie, par des fonds publics, conduisant la rumeur à affirmer que « ce film n’a pas été un échec pour tout le monde ». C’est ainsi (…) que M. Daniel Toscan du Plantier, président d’Unifrance, aurait perçu la somme de 250 000 francs au titre de conseiller artistique… »

Le film fait un énorme bide. « Au final, il aura coûté 726 francs (110 euros) par spectateur ». Sur les 2,5 millions de francs qu’il a avancés, le CNC n’en récupérera que 42 000. Les aventures de Bernard dans le cinéma subventionné ne s’en poursuivent pas moins, comme producteur et promoteur d’Arielle. Les échecs se poursuivent aussi, mais les subventions continuent à tomber – les bonnes personnes pour cela sont à la bonne place. Utiliser l’argent public et le laisser se perdre chagrine moins BHL que voir son propre argent menacé, décidément.

Il y a aussi l’affaire de l’Internationale de la résistance, une organisation anticommuniste créée en 1983 où BHL retrouve Sollers et Gluksmann, et qui est en fait une officine liée aux services secrets américains – elle sera utilisée entre autres pour de sales besognes politiques en Amérique Latine.

Les auteurs rendent aussi visite à Pierre Vidal-Naquet – « helléniste de haute volée, combattant infatigable de toutes les luttes pour les droits de l’homme depuis cinquante ans, premier pourfendeur de la torture en Algérie » – qui conserve à l’École des hautes Études en Sciences sociales un dossier sur BHL, selon ses propres mots « une liste d’escroqueries intellectuelles ». Les auteurs en donnent un exemple. En 1981, avant la parution de son essai L’Idéologie française, BHL cherche à « s’assurer la protection de l’une des références en matière d’antisémitisme, le professeur Léon Poliakov. » « Le vieil érudit » lui « fait la leçon » : « Votre livre est historiquement faux, non seulement, rien que par son titre, il fait passer une partie pour le tout, mais aussi parce que l’on sait bien que l’église catholique était le foyer le plus puissant des campagnes antijuives. Or pour des raisons sans doute tactiques, vous ne touchez pas à ce passé-là », s’indigne le professeur. Peu importe, BHL, sans quasiment rien changer à son manuscrit, « ajoutera à la fin de son ouvrage le nom de Poliakov comme garant de son travail ! » Le professeur racontera plus tard sa mésaventure dans une lettre restée inédite.

« L’encre est si vite sèche » est une expression récurrente dans la bouche de BHL. Il l’emploie chaque fois qu’il veut signifier que peu importe ce qu’il a écrit ou dit avant, quand on vient le lui rappeler. Mais le problème avec ses biographes est que contrairement à lui, ce sont de vrais journalistes, et ils sont en mesure (comme les vrais philosophes ou les vrais historiens pour ses essais touchant à ces disciplines) de pointer du doigt toutes ses erreurs, involontaires ou volontaires. Beau et Toscer le font pour ses reportages en Algérie (entièrement organisés par le pouvoir algérien), pour son livre sur Daniel Pearl, un livre dont la thèse est manifestement fausse et bourré de faux, dont la longue description complaisante et sadique de l’égorgement du journaliste a violemment heurté Mariane Pearl, sa veuve, laquelle dans une lettre aux auteurs appelle BHL « l’animal », « un homme dont l’ego détruit l’intelligence » – voir aussi la première partie de l’article sur ces sujets-, et sur American Vertigo, récit de son périple « tocquevillien » aux États-Unis. Les auteurs montrent comment BHL a organisé sa claque dans la presse parisienne afin de faire croire qu’il était devenu un auteur star aux États-Unis… et comment ce fut en fait très loin d’être le cas. Mais l’encre est si vite sèche, n’est-ce pas, l’important est qu’on se souvienne de la publicité, même si elle était fausse… Leur livre se termine sur une petite revue de presse américaine à propos de son American Vertigo… accablante. Et le lecteur qui comme moi vient de lire trois biographies de ce garçon en vient à se dire qu’il n’est pas seulement menteur, tricheur, manipulateur, censeur. Il est insensé.

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