Milena Jesenska et Franz Kafka, Nus devant les fantômes (19)

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C’est l’ennui qui engendre la guerre.

Quelles que soient les difficultés, se réserver toujours des moments de bonne humeur, de légèreté. Des envies de danser. Ou de rire.

Parfois j’ai envie de rire en pensant à toi, Franz Kafka. J’ai souvent ri en lisant ton Journal – sans parler du reste de ton œuvre, où les personnages ont des mimiques exagérées, et se conduisent comme dans un film burlesque. Par exemple, dans Le Château, quand les aides de K. brassent les papiers dont l’armoire du maire est remplie, puis la renversent pour la remettre à l’intérieur, et s’assoient dessus pour la fermer… La scène est décrite avec tous les ressorts d’un gag.

Toi aussi, tu es par moments un personnage drôle. Je ne parle pas de ton humour, de l’ironie douce, sobre et enjouée qui rend ta conversation si plaisante. Je parle de toi, de ta façon d’être – d’être drôle sans le vouloir.

Une fois, devant le personnel réuni pour écouter solennellement un discours du directeur, tu as piqué un fou rire bruyant, inextinguible. C’était terriblement gênant, mais il n’y avait rien à faire : ce discours était si ridicule ! Impossible de rester confit comme le reste de l’assemblée. Tu aurais pu y perdre ta place, ou la considération de tes supérieurs, mais tu étais trop sensible au langage pour empêcher ton corps de réagir, clamer son fantastique amusement.

Le rire est souvent la conséquence d’un moment de perception aiguë du réel, d’un instant de sensibilité et de lucidité extrêmes. Il brise tous les murs de verre entre lesquels nous nous déplaçons d’ordinaire sans les apercevoir.

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Je t’imagine dans cette sorte de grande colonie de vacances pour adultes que tu aimais fréquenter, le Jungborn, Fontaine de Jouvence, quel nom attractif… La vie y était organisée sous le signe de la santé, rehaussée d’une pointe de philosophie vaguement orientale. Hommes et femmes y passaient leur temps, nus comme des vers… Sauf toi, qu’on appelait « l’homme au caleçon ».

Gymnastique, méditation, ingestion de légumes crus… Ce devait être assez drôle, et tu t’y sentais bien. Tu y rencontrais toutes sortes de gens… Le docteur Sch, qui te racontait ses voyages et sa vie à Paris, où, à travers la cloison, il entendait sa voisine qui criait de plaisir de façon éhontée…

Ou bien le vieil Adolf Just, qui a les yeux bleus, guérit toutes les maladies avec de la boue et me met en garde contre le médecin qui m’a interdit les fruits…

Ou encore cet inconnu qui demande pourquoi les Américains sont si florissants, alors qu’ils ne peuvent dire deux mots sans jurer…

Le médecin, adepte de Mazdanan, qui recommande lors d’une conférence un exercice pour faire pousser les parties sexuelles, et, pour l’hygiène, les bains d’air, la nuit (…), mais il ne faut pas s’exposer trop longtemps aux rayons de la lune, cela est mauvais…

L’adepte de la « Communauté chrétiennes », qui parle inlassablement et raconte comment son père entendit la voix de Dieu sur son lit de mort…

Et puis des femmes. Mme von W, la veuve suédoise qui ressemble à une lanière de cuir… Et des jeunes filles, comme celle que tu invitas à danser, et qui te confia qu’elle est orpheline et va entrer au couvent (…) En dépit de sa mélancolie, elle danse avec grand plaisir, ce dont je m’aperçois surtout après, quand je la prête au Dr Sch…

Il semblait régner là une atmosphère mystico-sexuelle bon enfant et une tension contenues, parfaitement illustrées par le rêve que tu fis une nuit, dans ta cabane au milieu des lapins sauvages :

Les gens réunis pour prendre des bains d’air s’anéantissent mutuellement au cours d’une bagarre. La société s’étant séparée en deux groupes qui ont d’abord plaisanté ensemble, quelqu’un sort de l’un des groupes et crie aux autres : « Lustron et Kastron ! » Les autres : « Quoi ? Lustron et Kastron ? » Le premier : « Sans doute. » Commencement de la bagarre.

J’ai lu plusieurs fois ce rêve, il est drôle, et témoigne de l’intérêt réel que tu trouvais à cette ambiguë Fontaine de Jouvence, et de la distance amusée avec laquelle tu la considérais malgré tout.

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À mes yeux tu as le talent, volontaire ou non, d’un Buster Keaton ou d’un Charlie Chaplin. De ta vie, de ton personnage, on ne voit généralement que l’aspect tragique. Mais comme ces grands cinéastes du muet, tu as su inventer une écriture en noir et blanc, et donner à ton œuvre et à toi-même un double visage : d’un côté oppression, angoisse, sentiment de l’absurde ; de l’autre délire organisé, comique de situation ou de répétition.

Dans le rôle de l’éternel amoureux malchanceux, tu n’étais pas mal non plus… Si j’en venais à me tuer, il est absolument sûr que personne n’en porterait la responsabilité, même si, par exemple, la conduite de F. devait en être la cause visible et immédiate. Une fois déjà je me suis représenté la scène qui aurait lieu si j’arrivais chez elle, une lettre d’adieux dans la poche en prévision du dénouement ; soupirant éconduit, je pose ma lettre sur la table, je vais sur le balcon où je m’arrache à tous ceux qui se précipitent pour me faire lâcher prise, et je saute par-dessus la barre d’appui, tandis que les mains qui me tiennent sont obligées de céder, les unes après les autres. Dans ma lettre toutefois, j’aurais écrit que j’ai sauté par la fenêtre à cause de F., mais que, même si elle avait accepté ma demande, il n’en aurait résulté aucun changement essentiel pour moi.

Quel culot ! Felice, secrétaire de direction, n’avait peut-être pas les qualités requises pour comprendre un esprit génial et tourmenté comme le tien. Mais de là à la rendre – hypocritement – responsable de ton suicide… Alors qu’après l’avoir longtemps poursuivie, tu l’avais découragée de t’épouser en lui annonçant que tu ne pourrais jamais la posséder… Alors qu’au moment même où tu songeais à la punir de son recul, par un suicide, tu flirtais gentiment avec Grete, sa meilleure amie… Et alors que, moins de quatre mois plus tard, Felice ayant finalement accepté de t’épouser, tu commentais ainsi ces fiançailles que tu avais tant souhaitées :

Rentré de Berlin. J’étais ligoté comme un criminel. Eussè-je été mis dans un coin avec de vraies chaînes et des gendarmes postés devant moi, ne m’eût-on laissé regarder ce qui se passait qu’ainsi enchaîné, cela n’eût pas été pire. Et c’étaient là mes fiançailles, et tout le monde s’efforçait de me ramener à la vie, et comme cela ne se pouvait pas, de me supporter tel que j’étais. F. s’y efforçait moins que les autres, et avec raison, puisque c’était elle qui souffrait le plus. Ce que les autres regardaient comme un simple symptôme était pour elle une menace.

Pourquoi lui avais-tu déclaré que tu ne pourrais jamais la posséder ? Pourquoi en étais-tu si convaincu ? Parce que c’était vrai. Tu ne la posséderais jamais, parce que tu ne le voulais pas. Comme tu le dis plus tard à propos du déclenchement de ta tuberculose, ta tête, déjà, complotait avec ton corps pour servir ton intérêt. Physiologiquement rien ne t’empêchait de « posséder » Felice, tu avais déjà eu d’autres femmes, et la seule mention d’une « forte éjaculation » à propos de la dernière phrase du Verdict suffit à prouver que le problème n’était pas « mécanique » mais mental. Quoique tu en dises, tu ne voulais pas épouser Felice.

Il devait y avoir de l’autodérision dans cette mise en scène fantasmée de ton suicide. Tu étais assez intelligent pour te rendre compte de la comédie que tu jouais. Mais c’est quelque chose qui m’amuse et me réconforte, ce côté inconséquent et insaisissable d’écolier buissonnier, et aussi ta tendance à t’apitoyer sur toi-même, un peu comme un petit garçon qui voudrait bien attirer l’attention d’une dame et, grâce à une aimable escroquerie sentimentale, se faire consoler par elle – tout en lui faisant comprendre qu’elle ne peut rien pour lui, puisque, en fait, il est un homme, un rebelle…

C’est le tempérament que les femmes disent souvent détester chez les hommes, et qui pourtant les attire : l’homme-enfant, celui qu’on ne parvient pas à retenir, qui n’est pas plus sérieux ni fiable qu’un voyou, même s’il n’en a pas l’air.

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Franz Kafka, cesse de m’attendrir avec tes grands yeux gris ! Ou plutôt non, ne cesse pas. Je ne veux pas être injuste : avec moi tu as toujours été sincère, profond, fidèle et généreux. Plus que n’importe quel homme. Quand je dis que tu me fais rire, je parle d’un rire qui me fait du bien, tu comprends cela ? Si, en me donnant ton Journal, tu m’as permis de me rendre compte combien tu as pu être désinvolte (oui, tout au fond, désinvolte, même si je suis sûre que tu continues à le nier) et de mauvaise foi avec les femmes, cela veut dire que tu me permets d’être proche de toi. Et si tu me permets de rire tendrement de toi, cela veut dire encore que tu veux bien te prêter à moi, pour mon plaisir.

Franz Kafka, je t’aime.

Je voudrais que tu vives encore, et embrasser ta bouche, et enlacer ton grand corps maigre, j’aime ton corps sec et je voudrais murmurer quelque chose à tes longues oreilles – j’ai même un peu envie de les mordre, et ton nez aussi, juste si tu veux bien, je m’y prendrai tout doucement – et fermer les yeux, et écouter le sang battre dans tes veines, et je voudrais qu’on puisse tous les deux rire en regardant nos corps, et s’endormir serrés, serrés à mort l’un contre l’autre. Et puis, qu’est-ce que ça peut faire ? Est-ce qu’il y a autre chose que l’amour et la littérature ?

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à suivre, selon le principe énoncé dans la première note de la catégorie

alinareyes