Où en sommes-nous avec la révolution ?

banniere!!arrivée de la manifestation « contre la loi travail et son monde » du 19 mai 2016 place d’Italie, dans les fumigènes des manifestants et gaz lacrymogènes de la police, photo Alina Reyes

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Estragon. – Puis ce sera la nuit.

Vladimir. – Et nous pourrons partir.

En attendant la révolution, où en sommes-nous avec la révolution ? Kafka dans une lettre imagine un Abraham qui, au lieu de faire ce qu’il faut faire pour devenir un grand peuple, et tout en prétendant être sur le point de le faire, allonge à l’infini la distance entre ce point, ce moment, et un présent qui n’est qu’une éternelle répétition de tâches qu’il n’en finit jamais d’accomplir. Tout en mettant à ses affaires et aux « nouvelles dispositions à prendre » « l’empressement d’un garçon de café », il n’arrive à rien parce que ce faisant il ne part jamais, il n’est jamais maintenant prêt à « quitter sa maison ». Cet Abraham kafkaïen, typique de l’homme pris dans ses méandres administratives, n’est-il pas aussi bien celui qui au cœur du Procès attend toute sa vie en vain devant la porte de la Loi, devant laquelle il mourra sans l’avoir franchie ? Si les personnages de Beckett ne savent même plus pourquoi ni ce qu’ils attendent, c’est sans doute qu’eux aussi sont morts devant cette porte devenue invisible. Que l’oubli, l’aveuglement et la surdité les ont mangés.

Avec Nuit Debout, Vladimir et Estragon se sont réveillés. De nouveau ils ont entendu l’appel, ils ont aperçu le but, ils se sont décidés à outrepasser la loi qui régit un monde inique et absurde. Ils sont revenus sur les places des villes et ils ont recommencé à dialoguer, mais à plus nombreux et cette fois de façon orientée, avec un désir de lucidité. Ils ont voulu refaire eux-mêmes le décor et l’habitation. Ils se sont bricolé des campements. Ils ont réétabli des règlements. Ils ont marché sur et jeté des projectiles à tout ce qui représente la loi, « la loi travail et son monde ».

Comme les chiens derrière les portails des propriétés privées retroussent leurs babines quand passe le facteur, les tenants de la loi ont montré sous leur masque leur grimace, leur menace, leur férocité. L’élan d’Estragon, de Vladimir, de Camille et de leurs amis a été brutalement réprimé. Peu à peu ils se sont résolus à ne poursuivre leurs débats que dans le cadre et les horaires que leur concédaient les portiers de la loi. Avec de petites incursions de-çà de-là, qui les tenaient tout à leurs affaires, en définitive à leur maison. N’avaient-ils pas, ainsi que Robinson, transformé leur place, leur île, en une habitation finalement régie par une autre absurdité, comme le monde dont ils venaient, naufragés ? Et voici qu’au lieu de devenir un grand peuple, ils devenaient un peuple de plus en plus rétréci. Voici qu’ils avaient transformé la sauvagerie de la vie offerte, avec sa corne d’abondance, en ressassement d’un rêve générale qu’ils avaient eux-mêmes, par leur affairement, vidé de sa substance, de sa possibilité, de sa puissance. Voici qu’ils étaient en train de redevenir l’Estragon et le Vladimir somnambules.

La porte de la loi, un instant entrouverte sur la vision de la révolution, s’est-elle refermée ? Auquel cas il est temps de lui tourner le dos. Rien ne sert d’attendre Godot sur quelque place que ce soit – et encore moins sur celle de la République, qui est celle de la loi. Si la loi ne s’ouvre pas à toi c’est qu’elle n’est pas la loi mais sa falsification. Je ne suis pas en train de dire qu’il faut cesser de demander l’abolition de la loi travail. Ce n’est pas à moi, c’est aux salariés d’en juger. Je dis qu’en premier et dernier lieu, elle n’est pas la loi, tout comme ne sont pas nos représentants ceux qui la font. Qu’elle passe ou non, elle ne passera pas par ceux qui font vraiment la révolution, qui continueront à la faire malgré ses inévitables errements. Elle ne fera pas leur loi.

Quand tu aimes, il faut partir, disait Cendrars. Les clodos de Beckett ne sont pas foutus, ils ont juste à retrouver le chemin de leur jardin. De la vie. À la réinventer jour après jour, nuit après nuit, en détissant au matin ce qu’ils ont tissé trop étroit la nuit, chacun et ensemble, sans obéir à l’injonction tacite qui leur est faite de se soumettre pour passer la porte ou de poireauter derrière la porte. Ils ont juste à vivre, pleins de leur force et de leur jeunesse. À être eux-mêmes la révolution permanente, se propageant de proche en proche, de proche en lointain et de lointain en proche. Celle qu’on n’attend pas, celle qu’on vit, puisqu’on l’aime.

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alinareyes