Banalité du mensonge

16camile

Clotho, par Camille Claudel. Cette fileuse emmêlée de son fil n’est-elle pas une figure de la « mère du Poëte » ?)

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Feuilletant Camille Claudel, livre de Reine-Marie Paris (éd. Gallimard), je ne suis pas étonnée d’y trouver une mécompréhension et une incompréhension totales de l’œuvre de l’artiste, mais je ne m’attendais pas à y trouver tant de haine jalouse envers l’artiste. « Dans ma famille, nous n’en parlions pas », a-elle déclaré à un magazine féminin qui lui demandait « Qu’est-ce que cela fait d’être la petite-nièce de Camille Claudel ? » Ajoutant : « la folie était un sujet tabou ». La folie, vraiment ? Ou le fait d’avoir fait enfermer une femme pendant trente ans, alors même que les médecins préconisèrent à plusieurs reprises sa libération, parce qu’elle jetait la honte sur une famille bourgeoise, avec sa vie libre (cf Camille Claudel persécutée) ? Le livre de la petite-nièce prend la suite et le parti de la mère haineuse de Camille, qui fait irrésistiblement penser aux vers de Baudelaire :

Lorsque, par un décret des puissances suprêmes,

Le Poëte apparaît en ce monde ennuyé,

Sa mère épouvantée et pleine de blasphèmes

Crispe ses poings vers Dieu, qui la prend en pitié :

« Ah ! que n’ai-je mis bas tout un nœud de vipères,

Plutôt que de nourrir cette dérision !

Maudite soit la nuit aux plaisirs éphémères

Où mon ventre a conçu mon expiation ! »

Dans ces pages hypocritement à charge contre la sculptrice de génie, décrite comme « hommasse » (avec photo désavantageuse à l’appui en ouverture du livre et La folle de Géricault en illustration), la bien-comme-il-faut Paris justifie l’internement de l’artiste, insiste et s’en félicite, citant un dossier médical partiel et partial – où ne figure pas notamment la note du médecin qui n’avait même pas été informé par la sainte famille que « Mlle Claudel » avait « réellement » eu une relation avec « M. Rodin », et croyait donc qu’elle fabulait. Oui, il fallait occulter ce scandale, et on voit que ce n’est pas fini.

La passion du mensonge, de la déformation de la vérité, est un mal souvent délibéré, mais peut-être plus souvent encore inconscient, d’où sa banalité. J’y songe en lisant, dans l’intelligente biographie de Marie Curie par sa fille Ève, cette remarque suivant l’attribution de leur prix Nobel :

« Nous touchons ici à l’une des causes essentielles de l’agitation de Pierre et de Marie. La France est le pays où leur valeur a été reconnue en dernier lieu, et il n’a pas fallu moins que la médaille Davy et le prix Nobel pour que l’Université de Paris accordât enfin une chaire de physique à Pierre Curie. Les deux savants en éprouvent de la tristesse. Les récompenses venues de l’étranger soulignent les conditions désolantes dans lesquelles ils ont mené à bien leur découverte, conditions qui ne semblent pas près de changer.

Pierre songe aux postes qui lui ont été refusés depuis quatre ans, et il se fait un point d’honneur de rendre hommage à la seule institution qui ait encouragé et soutenu ses efforts, dans la pauvre mesure de ses moyens : l’École de Physique et de Chimie. »

Suit un extrait d’une conférence prononcée par Pierre Curie à la Sorbonne, au cours de laquelle il rend un hommage appuyé au directeur de l’école, Schutzenberger, « un homme de science éminent » : « Je me rappelle avec reconnaissance qu’il m’a procuré des moyens de travail, alors que j’étais seulement préparateur ; plus tard, il a permis à Mme Curie de venir travailler près de moi, et cette autorisation, à l’époque où elle a été donnée, était une innovation peu ordinaire ». Pourquoi donc a-t-il fallu que l’industrie théâtrale, puis cinématographique, ridiculise avec Les palmes de M.Schutz cet homme qui fut le soutien honnête, précieux et courageux des Curie ? Par facilité, bien sûr. Et pour abêtir le sujet en se groupant avec ceux que le « Poëte » – la Vérité – épouvante.

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