Garcia Lorca, « Romance somnambule »

Je continue à traduire des poèmes du Romancero gitano en heptasyllabes, avec assonances aux vers pairs comme en espagnol. Admirable science de Garcia Lorca, combinant le chant et le récit.

*

À Gloria Giner et à Fernando de los Rios

 

Vert je te désire vert.
Vert le vent. Verts les branchages.
Et le bateau sur la mer,
le cheval dans la montagne.
Elle a l’ombre sur la taille
et rêve à la balustrade,
verte chair et verts cheveux,
pupilles d’argent glaciales.
Vert je te désire vert.
Dessous la lune gitane,
elle ne peut voir les choses
et les choses la regardent.

*

Vert je te désire vert.
Le givre en grandes étoiles
vient avec le poisson d’ombre
ouvrir la voie matinale.
Le figuier frotte son vent,
le râpe de ses branchages.
La montagne, chat voleur,
hérisse ses surs agaves.
Mais qui viendra ? Et par où…?
Toujours à sa balustrade,
verte chair et verts cheveux,
elle songe à la mer âpre.

*

Compère, je veux troquer :
pour mon cheval, ta baraque,
mon couteau, ta couverture,
et ma monture, ta glace.
Depuis les ports de Cabra,
compère, sanglant je passe.
Si je pouvais, petit gars,
que cette affaire se fasse !
Mais moi je ne suis plus moi,
moi je n’ai plus de baraque.
Compère, je veux mourir
dedans mon lit, respectable.
Un lit de fer, si possible,
et de bons draps confortables.
Ne vois-tu pas ma blessure,
du cou jusqu’au torse entaille ?
Trois cents roses ténébreuses
couvrent ton plastron blanchâtre.
On sent l’odeur de ton sang
suintant de ton bandage.
Mais moi je ne suis plus moi.
Et je n’ai plus ma baraque.
Laisse-moi monter au moins
vers les hautes balustrades,
laisse-moi monter ! monter
jusqu’aux vertes balustrades !
Aux garde-fous de la lune
par où les eaux sonnent grave.

*

Alors montent les compères
vers les hautes balustrades.
Laissant un sentier de sang.
Laissant un sentier de larmes.
Des lanternes de fer-blanc
tremblotaient sur les terrasses.
Mille tambours de cristal
blessaient l’heure matinale.

*

Vert je te désire vert,
vert le vent, verts les branchages.
Les deux compagnons montèrent.
Le grand vent laissait un rare
goût dans la bouche de menthe,
fiel, basilic, aromates.
Compère, où est-elle, dis ?
Où est ta fille au cœur âpre ?
Combien de fois elle y guetta !
Combien de fois, frais visage,
noirs cheveux, t’attendit-elle
à sa verte balustrade !

*

Dessus la face du puits,
se balançait la gitane.
Chair verte et verts cheveux,
pupilles d’argent glaciales.
Des stalactites de lune
la tiennent sur l’eau en nappe.
La nuit devenue intime
comme une petite place.
Des garde-civils bourrés
sont à la porte, ils y frappent.
Vert je te désire vert.
Vert le vent. Verts les branchages.
Et le bateau sur la mer,
le cheval dans la montagne.

*