Maurice Blanchot et le Journal d’écrivain

vu du metro-minvu du métro, ces jours-ci, photo Alina Reyes

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Relisant L’Espace littéraire lu il y a bien longtemps, au premier temps de mes études universitaires, je vois qu’après avoir écrit beaucoup de livres j’en ai une autre lecture, permettant une confrontation plus fine et plus nette avec Blanchot – que je rencontre sur certains points, alors que mon expérience est tout à l’opposé sur d’autres. Et puisque nous sommes ici dans le Journal de mon corps et âme, lui-même compris dans le Journal de Jules, je recopie – moi qui tiens mon Journal, avec des interruptions, depuis l’âge de douze ans – en guise de parole du jour le chapitre de son livre intitulé « Recours au Journal » – puis j’ajoute la vidéo de l’émission Un siècle d’écrivains sur lui. En cette période où même la nuit en dormant, et dès que je me réveille, je pense à mes travaux en cours, les rêve, les pense et les travaille avec faim et bonheur.

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« Il est peut-être frappant qu’à partir du moment où l’œuvre devient recherche de l’art, devient littérature, l’écrivain éprouve toujours davantage le besoin de garder un rapport avec soi. C’est qu’il éprouve une extrême répugnance à se dessaisir de lui-même au profit de cette puissance neutre, sans forme et sans destin, qui est derrière tout ce qui s’écrit, répugnance et appréhension que révèle le souci, propre à tant d’auteurs, de rédiger ce qu’ils appellent leur Journal. Cela est très éloigné des complaisances dites romantiques. Le Journal n’est pas essentiellement confession, récit de soi-même. C’est un Mémorial. De quoi l’écrivain doit-il se souvenir ? De lui-même, de celui qu’il est, quand il n’écrit pas, quand il vit la vie quotidienne, quand il est vivant et vrai, et non pas mourant et sans vérité. Mais le moyen dont il se sert pour se rappeler à soi, c’est, fait étrange, l’élément même de l’oubli : écrire. De là cependant que la vérité du Journal ne soit pas dans les remarques intéressantes, littéraires, qui s’y trouvent, mais dans les détails insignifiants qui le rattachent à la réalité quotidienne. Le Journal représente la suite des points de repère qu’un écrivain établit pour se reconnaître, quand il pressent la métamorphose dangereuse à laquelle il est exposé. C’est un chemin encore viable, une sorte de chemin de ronde qui longe, surveille et parfois double l’autre voie, celle où errer est la tâche sans fin. Ici, il est encore parlé de choses véritables. Ici, qui parle garde un nom et parle en son nom, et la date qu’on inscrit est celle d’un temps commun où ce qui arrive arrive vraiment. Le Journal – ce livre apparemment tout à fait solitaire – est souvent écrit par peur et angoisse de la solitude qui arrive à l’écrivain de par l’œuvre.

Le recours au Journal indique que celui qui écrit ne veut pas rompre avec le bonheur, la convenance de jours qui soient vraiment des jours et qui se suivent vraiment. Le Journal enracine le mouvement d’écrire dans le temps, dans l’humilité du quotidien daté et préservé par sa date. Peut-être ce qui est écrit là n’est-il déjà qu’insincérité, peut-être est-ce dit sans souci du vrai, mais c’est dit sous la sauvegarde de l’événement, cela appartient aux affaires, aux incidents, au commerce du monde, à un présent actif, à une durée peut-être toute nulle et insignifiante, mais du moins sans retour, travail de ce qui se dépasse, va vers demain, y va définitivement.

Le Journal marque que celui qui l’écrit n’est déjà plus capable d’appartenir au temps par la fermeté ordinaire de l’action, par la communauté du travail, du métier, par la simplicité de la parole intime, la force de l’irréflexion. Il n’est déjà plus réellement historique, mais il ne veut pas non plus perdre le temps, et comme il ne sait plus qu’écrire, il écrit du moins à la demande de son histoire quotidienne et en accord avec la préoccupation des jours. Il arrive que les écrivains qui tiennent journal soient les plus littéraires de tous les écrivains, mais peut-être précisément parce qu’ils évitent ainsi l’extrême de la littérature, si celle-ci est bien le règne fascinant de l’absence de temps. »

Maurice Blanchot, L’Espace littéraire

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