« Les Dibrani, apatrides d’Europe », par Miguel Mora

Il faut aller dans la presse espagnole, dans El Pais, pour trouver un article humain sur la famille de Leonarda. Bien souvent les médias français n’ont su que faire du vacarme autour de cette affaire, sans nous présenter les personnes autrement que comme à la foire, des gens très attachants pour qui les regardait fraternellement, mais pour d’autres vite rendus antipathiques, tant par les témoignages uniquement à charge contre eux, que par une mise en scène qui ne leur donnait jamais vraiment la possibilité de s’exprimer autrement que dans l’émotion de l’immédiateté, dans l’hystérie générale. J’ai traduit cet article comme j’ai pu, n’étant pas hispanophone, parce que je crois qu’il faut le lire et le donner à lire.

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L’arrestation digne des années 30 de Leonarda Dibrani, une lycéenne francophone rom de quinze ans, née et élevée en Italie, mais d’origine kosovare, alors qu’elle était en pleine sortie scolaire, et sa déportation immédiate, ainsi que celle de sa famille (ses parents et cinq de leurs sept enfants, âgés de 17 mois à 17 ans), ont déclenché une énorme tempête politique à Paris. À 2500 kilomètres à l’est, au Kosovo, l’affaire ne soulève qu’un intérêt marginal. La famille Dibrani s’est retrouvée à Mitrovica, une ville séparée en deux depuis qu’en 1999 l’OTAN a bombardé le Kosovo, une ancienne province serbe qui a proclamé son indépendance en 2008.

Au nord de la ville, laide et sans âme, vivent les Serbes, qui représentent 10 % de la communauté kosovare ; au sud, les Albanais et quelques milliers – on ne sait pas combien en réalité – de Romanis, Ashkalis et Égyptiens (connus sous l’appellation RAE), les trois ethnies roms historiques du Kosovo.

Mais personne ne semble ressentir la moindre curiosité pour cette famille dont le fondateur a quitté le Kosovo il y a trente-huit ans, qui s’exprime aujourd’hui en romani, en français et en italien, et qui est récemment arrivé d’un lointain endroit de France appelé Pontarlier.

La maison où sont logés les Dibrani, accordée par le Ministère de l’Intérieur kosovar, qui se targue d’exercer une discrimination positive envers les Roms, est une petite maison à étage déglinguée mais digne, qui donne sur un petit jardin à l’arrière et que les nouveaux arrivants partagent avec d’autres kosovars – non roms – expulsés de l’Union Européenne.

Depuis 2011, l’Allemagne et la France estiment que la République du Kosovo est non seulement un État légitime mais aussi un « État sûr », et cette décision politique leur a permis de renvoyer chez eux des milliers de membres – roms ou non roms – de la diaspora kosovare, constituée d’environ deux millions de personnes, un chiffre qui selon le dernier recensement national est équivalent à celui de la population qui vit à l’intérieur du pays.

Les Dibrani sont devenus célèbres en Europe et leur maison, avec des enfants de tous les âges, n’arrête pas de recevoir des visites. Presque tous ceux qui y mettent le nez sont français. Journalistes en quête de copie. La présence kosovare se limite à un policier et un fonctionnaire, envoyés par le ministère de l’Intérieur pour gérer les papiers des Dibrani et les aider à gérer l’intense trafic de photographes, de caméras et de journalistes de la presse écrite qui cherchent à réaliser l’entretien définitif avec Leonarda.

La jeune fille, enjouée, gracieuse et dotée comme son père de sourcils fournis, sourit sans arrêt et crâne comme une adolescente : « Je suis une star, dit-elle, mais je veux juste retourner à l’école avec mes amis, mes profs et mon copain. »

Son père, Resat Dibrani, reçoit l’envoyé d’El Pais avec sa femme Djemilah à huit heures moins le quart du matin, quand les Français et compagnie dorment encore. C’est un homme un peu corpulent, avec un visage large, un regard direct et des yeux gris. Quant à elle, elle est fort sombre de peau et de cheveux, vêtue de noir, les sourcils très épilés, pareille à une Sicilienne ou à une Andalouse.

La première surprise est de constater que les Dibrani parlent entre eux un italien parfait, et que ce sont des gens qui ont beaucoup vécu. La deuxième, d’apprendre que Mme Djemilah n’est pas née dans les Balkans mais à Caltanissetta, en Sicile. Et la troisième, c’est qu’ils ne sont pas mariés – nous vivons ensemble, disent-ils – et qu’ils sont devenus un couple, dormant ensemble pour la première fois, dans un camp rom de Secondigliano, le quartier sensible de Naples par excellence.

La grande ironie de cette histoire, symptomatique des absurdités commises durant des décennies ou des siècles par une grande partie de l’Europe envers la communauté rom, et de la défiance que beaucoup d’entre eux ressentent envers les pouvoirs publics, est que la majeure partie de cette famille, que les médias pendant une semaine ont appelée kosovare, n’est pas née et n’a jamais vécu au Kosovo.

Comme la dame exaltée qui répondit l’autre jour au téléphone chez Albert Jeannin, le maire de Levier, où vécut la famille Dibrani, le dit avec raison : « Ils ne sont pas kosovars, ils sont tsiganes. »

Eh bien, oui. Les Kosovars qui ont mis le ministre de l’Intérieur français, Manuel Valls, aux pieds des chevaux de l’opinion publique ; les Kosovars qui ont fait descendre dans la rue à Paris des milliers de lycéens, exigeant que l’école soit un sanctuaire et que nul élève ne puisse être arrêté ni expulsé, et les Kosovars qui ont été envoyés au Kosovo les 8 et 9 octobre par un vol de Lyon à Pristina avec escale en Allemagne, parlent à peine le kosovar (ou l’albanais), sont nés dans l’Union Européenne et l’ont parcourue d’un bout à l’autre.

Sur les huit Dibrani qui, ces derniers quatre ans et huit mois, ont demandé par cinq fois l’asile politique et un permis de séjour en France – tout cela sans succès -, un seul est kosovar. Les autres – pas tous – connaissent à peine le nom du Kosovar.

Monsieur Dibrani les énumère : « Daniel, 24 ans, né à Naples, est maintenant en Ukraine avec son épouse ; Erina, 22 ans, vit en France avec son mari, mais elle est née à Faro, dans la province de Pesaro, au nord de l’Italie, de même que Maria, 17ans, Leonarda, 15 ans, Rocky, 12 ans, Ronaldo, 8 ans, et Hassan, 5 ans. Et Médina, la plus jeune, est née le 10 juin 1912 en France.

Je suis né ici, à Mitrovica, il y a 48 ans, et je suis le seul qui ait des papiers, un passeport yougoslave très usé que j’ai fait faire il y a 34 ans, quand j’ai quitté le Kosovo pour aller faire mon service militaire à Zagreb dans l’armée de Tito. On m’a dit au ministère de l’Intérieur qu’en réalité nous n’avons pas le droit d’être kosovars, mais il paraît qu’ils vont régler cela. »

Depuis 2001, l’Allemagne et la France ont envoyé des milliers de Roms au Kosovo. Et pourquoi les autres Dibrani n’ont-ils pas de papiers ? Ils sont nés en Italie, et là-bas si vous n’avez pas au moins un parent italien vous ne pouvez pas avoir la nationalité avant vos 18 ans, ils exigent du sang italien », répond Djemilah. Et vous-même, n’êtes-vous pas née à Caltanissetta ? « Oui, mais alors c’était la même chose ! »

L’exode de la famille a commencé en 1986, raconte Resat. « Je suis né le 2 septembre 1967 à Mitrovica. En ce temps-là nous étions des dizaines de milliers de Gitans à Mahala, une ville-camp qui était tout près d’ici. Mais mon père était un ivrogne et un coureur de jupons, il est parti de la maison et j’ai eu une enfance difficile. Je suis allé vivre avec ma grand-mère et des femmes m’ont allaité. Hier j’ai essayé d’aller voir l’une d’entre elles, et j’ai appris qu’elle était morte », se souvient monsieur Dibrani, qui dans son adolescence fut marchand de chaussures et de bijoux, et avait un bagout de vendeur de tapis.

« Quand ma grand-mère est morte j’avais neuf ans, et je suis allé avec ma tante. J’ai rencontré Djemilah en 1989. Elle avait treize ans et elle ne m’a pas plu, elle était trop effrontée, elle portait des décolletés plongeants… sa sœur était plus jolie mais elle était plus petite et timide… Quand j’ai eu l’âge de faire mon service militaire, j’ai été chauffeur des officiers pendant un an. À la fin je suis retourné à Mitrovica, mais comme mon frère aîné était parti à Naples, et comme je ne l’avais pas vu depuis vingt ans, j’ai décidé d’aller en Italie. »

« Je le jure sur mon père mort, dit la mère, nous n’avons jamais demandé l’aumône, ni rien fait d’horrible. Nous sommes des gens normaux. » Les parents de Djemilah étaient des Roms d’origine croate, eux aussi sont partis en Italie pour travailler comme ferrailleurs en 1969. « Ils ont travaillé à Palerme, à Messine, dans de nombreux endroits. Je suis née en Sicile parce qu’ils vivaient là depuis longtemps. Mais ensuite nous sommes partis pour Naples, nous sommes retournés en Croatie, nous sommes allés en Espagne », dit-elle.

« Nous étions jeunes et nous avons vécu de nombreuses années comme des nomades, sans frontières », poursuit son mari. « Où nous entendions dire que nous pourrions vivre en paix, nous y allions. J’ai vendu des roses à Séville, des mouchoirs en Belgique, du tabac en Allemagne… jusqu’à ce que nous nous installions à Fano, où le Conseil municipal nous a beaucoup aidés et où j’ai pu me mettre à la collecte de vieilles affaires et au nettoyage de jardins ».

« Je le jure sur mon père mort , dit Djemilah, nous n’avons jamais demandé l’aumône, ni vendu une fille, ni rien fait d’horrible. Nous sommes des gens normaux, croyants, qui aiment la famille. Une fois à Naples, par erreur, ils ont mis Resat en prison, mais ils lui ont donné un chèque à la sortie, et tout ».

La saga de ces apatrides est typique, non seulement de par leur optimisme vital et leur allergie aux patries et aux papiers – vestige peut-être d’un ADN méfiant des recensements, habituellement préludes de pogroms – mais aussi de par quelques autres coutumes fort mal vues en cette Europe néolibérale et bourgeoise.

Leur histoire, faite de voyages, de liberté, d’aventures et d’évasion, tout à la fois fait envie et donne le vertige. Elle est à la fois l’incarnation et le revers du rêve européen : des gens qui parlent trois ou quatre langues, et qui vont de pays en pays, libres comme l’air.

Mais c’est en même temps le signe de l’incapacité de l’UE à assumer la libre circulation des pauvres, de son mépris pour la reconnaissance des droits fondamentaux et le respect de sa minorité ethnique unique, qui a d’ailleurs été en partie exterminée pendant l’Holocauste : 800 000 Roms sont morts dans le Porraijmos (« la Dévoration », en romani).

Peut-être l’histoire de Leonarda pourra-t-elle servir à ce que les politiques et les citoyens qui considèrent les Roms comme responsables de crises qui n’ont rien à voir avec eux, comprennent que ce peuple est devenu nomade par nécessité, et qu’il a cessé de l’être seulement là où on a réussi à changer la haine en main tendue, ou à mesure que leurs enfants ont été scolarisés et qu’ils ont compris que seule une bonne éducation pouvait garder le sens radical de la liberté que leur ont légué leurs ancêtres.

Si les dix millions de Roms européens sont le produit d’une diaspora très ancienne, et de l’histoire qu’ont écrite les dictateurs à coups d’expulsions, depuis les Rois Catholiques jusqu’à Hitler et Franco, au cours des quarante dernières années leur survie a dépendu des décisions des leaders démocratiques européens. Et leur niveau de vie s’est nettement amélioré dans les endroits où l’on a conduit des politiques d’intégration à long terme, comme en Espagne. « Nous avons de la famille partout. Mais nous voulions rester en Italie, presque tous y sont nés et nous avions une belle maison avec un jardin, près de la mer », dit la mère.

« Tout allait bien, jusqu’à ce que Silvio Berlusconi dise qu’il fallait jeter tous les Roms du pays, dit le père. C’était avant et après les élections de 2008. Le gouvernement italien n’a pas hésité à faire un recensement, prenant les empreintes digitales, tolérant des attaques motorisées et des incendies de campements, et déportant les Roms en masse. La fuite d’Italie des Dibrani vers la France a coïncidé, en 2009, au point culminant de cette offensive. « Nous sommes partis deux jours avant d’être expulsés. L’avocat m’a dit qu’ils allaient nous envoyer en Croatie, alors nous avons pris la fourgonnette, et nous sommes partis par San Remo jusqu’à Orléans ».

 

Miguel Mora, El Pais, 18 octobre 2013