Passants

Paris, 13e. Photo Alina Reyes

 

Tout passe, Dieu incarné le premier. Ce qui est faux tombe dans la mort et n’en sort que pour la deuxième mort. Ce qui est vrai, même éphémère, est éternel. Principe de la Résurrection : le vrai et l’éphémère sont les conditions du passage dans l’éternel. Rapport trinitaire entre le Principe, l’Incarnation et le pouvoir-action de l’Esprit.

Le faux est éphémère parce qu’il est faux, donc non viable, mortel. Le vrai peut être éphémère en tant qu’épiphanie, expression dans un temps donné de l’immuable qui tout en devenant et donc se transformant, trouvant expression dans une autre forme et un autre temps, demeure.

L’homme doit apprendre à reconnaître et vivre le vrai, donc l’éternel, dans l’éphémère de sa condition et de son existence. À savoir qu’une union vraie est à jamais vivante, même si elle paraît rompue selon les bornes de la loi ou du regard social. « Ils ne furent plus qu’une seule chair » : il suffit d’une fois, l’union est inscrite dans l’éternité, et doit être respectée à ce titre. De même l’art éphémère, chant, danse, peinture du corps, street art, œuvres de sable… exprime avec puissance l’éternité. Justement par son refus de s’inscrire dans une durée capable de dépasser la vie humaine mais nécessairement limitée malgré tout par le temps, nécessairement inscrite de façon corruptible sur des supports corruptibles. L’art tente de lutter contre la corruptibilité, tout en sachant qu’il n’y parviendra pas, que même d’habiles restaurations ne lui rendront pas la vie éternelle. Une restauration, quel que soit le domaine dans lequel elle a lieu, est de l’ordre de la renaissance, non de la résurrection. C’est la grandeur de l’art, de tenter la traversée des siècles. Mais l’art éphémère, s’il est souvent moins grand art, est plus grand seigneur, dans le sens où il fait fi de l’aspiration humaine de se dépasser soi-même, pour se soumettre entièrement à la transcendance qui le dépasse et à laquelle il fait don gratuitement de soi, sans désir de s’inscrire dans une « éternité » humaine, mais en révélant dans un jaillissement son oui à notre condition, ce oui qui est seul capable en vérité de la dépasser.

 

La pensée

Photo Alina Reyes

 

La pensée des hommes est confuse, mêlée d’impuretés et greffée d’impasses, parce que nous n’avons pas encore compris ce qu’est la Résurrection. L’eschatologie réelle, c’est le chemin qui mène à cette compréhension, et c’est la seule et unique voie de salut que nous ayons à prendre.

 

Vigne et sarments

Paris, 13e. Photo Alina Reyes

 

Ce n’est pas pour rien qu’hier, quand on m’a dit le mot masochisme, j’ai répondu qu’il se comprend en lisant Masoch. Plutôt que de dire « en lisant  Sacher-Masoch ». Et encore moins « en lisant Freud ». Je le dis parce que c’est la pure vérité. Le mot masochisme vient du nom Masoch. Les noms ne sont pas rien, les mots non plus. On ne peut pas faire comme s’ils étaient des choses utilitaires, ou comme si n’importe qui pouvait se les approprier selon son propre arrangement. Ils sont vivants. C’est en voyant le déploiement du nom Masoch, les mots qui sont venus de lui comme des sarments, que l’on peut comprendre le mot masochisme. Et il en est ainsi pour tous les noms, tous les mots. Ceux qui salissent les mots en les utilisant indûment insultent Dieu.

La théologie dans tous ses aspects est une science aussi sûre que les mathématiques, mais la plupart des gens n’ont aucun sens de la logique. Du Logos.  Ils vivent et raisonnent constamment selon des logiques fausses, comme les fous. Des faussetés qui bien sûr finissent en impasses, en mort ou même en crimes. C’est une atrocité à entendre, comme un concert où presque tout le monde jouerait faux. Nous n’avons pas le droit de donner un tel concert.

 

« Dans la montagne, le Seigneur est vu »

Photo Alina Reyes

 

1. Il advint, après ces paroles, que Dieu éprouva Abraham. Il lui dit : « Abraham ! » Il répondit : « Me voici ! »

2. Il dit : « Prends, je te prie, ton fils, ton unique, que tu aimes, Isaac. Et pars via toi vers le pays de Moriah, « Dieu voit » : tu le feras monter là, via holocauste, sur l’une des montagnes que je te dirai. »

3. Abraham se leva tôt dans le matin, il sangla son âne, prit ses deux jeunes hommes avec lui, et Isaac son fils. Il fendit le bois pour l’holocauste, se leva et partit vers le lieu que lui avait dit Dieu.

4. Au troisième jour, Abraham leva ses yeux, et il vit le lieu de loin.

 

*

Abraham a reçu ses hôtes comme des dieux, comme Dieu (et les chrétiens voient en eux une préfiguration de la Trinité). Il a fait tuer un veau pour eux, les a servis. Ils lui ont annoncé, malgré la vieillesse de sa femme et la sienne, cette chose incroyable, la naissance d’un fils  ! Tel est l’humour de Dieu, qui fait rire Sarah, et inscrit son rire dans le nom de leur fils à venir, Isaac, né d’un rire. Quelque chose en Sarah a été dénoué, libéré par une parole inouïe, déclenchant cette réaction physique, le rire, prélude à une ovulation inespérée. Oui, c’est bien ainsi que le Dieu d’amour guérit la stérilité de l’être.

Plus tard, Abraham négocie avec Dieu le salut pour les justes de Sodome. La ville est détruite, mais ceux qui ont bien reçu les messagers de Dieu sont sauvés.

(…)

Au moment où Abraham va trancher la gorge de son enfant, Dieu retient sa main. N’a-t-il pas fait tuer un veau pour Le recevoir quand Il s’est présenté à lui sous la forme de trois hôtes ? Dieu le lui rend. Un bélier apparaît, pour être sacrifié à la place de l’enfant.

Reconnaissons en l’autre la présence de Dieu, traitons-le dignement, et Dieu nous le rendra, nos enfants seront sauvés.

 

*

13. Abraham leva ses yeux et il vit : voici, un bélier s’était pris les cornes dans un buisson. Abraham alla et prit le bélier pour le monter à l’holocauste, au lieu de son fils.

14. Et Abraham déclara le nom de ce lieu : « Le Seigneur voit » ; en sorte que l’on dit aujourd’hui : « Dans la montagne, le Seigneur est vu. »

15. L’Ange du Seigneur appela une deuxième fois Abraham, du ciel.

16. Il dit : « J’ai juré par moi-même, parole du Seigneur : oui, puisque tu as fait cette parole de ne pas retenir ton fils, ton unique, 17. oui, je te bénis, je te bénirai, et je multiplie, je multiplierai ta descendance, comme les étoiles au ciel et le sable aux langues de la mer, et ta descendance possèdera la porte de ses ennemis. 18. Et se béniront en ta descendance tous les peuples du monde, par suite de cela : tu as écouté dans ma voix. »

19. Abraham revint  vers les jeunes hommes, ils se levèrent et allèrent ensemble à Béer-Shéva. Abraham habita à Béer-Shéva, « Puits du Serment ».

 

*

Le feu, le couteau, l’animal. L’homme gravit la montagne, ou bien descend dans la caverne – le mouvement revient au même : aller au bout, faire face à l’Imprononçable, accomplir le geste qui témoigne du lien avec Lui. L’homme va à la pierre, guidée par l’Invisible sa main fait vivre la peinture originelle.

Voici, cette pierre sera un témoin en vous, car elle a entendu tous les ordres de YHVH qui a parlé avec vous. (Josué 24, 27)

Les pierres crieront (Luc 19,40)

Et sa peinture est cérémonie, sacrifice et salut. En évoquant le sang qui coule dans les corps et hors des corps, elle accompagne, invoque, assure la transmission de la vie, d’un vivant à l’autre et dans les siècles des siècles, via l’invisible donneur et ordonnateur de vie.

“Après ces paroles”, dit régulièrement le texte, qui est peinture et voix, pour dire : “après ces événements”. Car la parole est au service de l’événement, elle le contient comme le lit l’eau de la rivière, et l’événement est dans la parole, c’est en elle qu’il se produit. Sans la parole il n’y aurait ni sacrifice ni nourriture, ni éros ni corps, ni esprit ni vie (les seconds découlant des premiers). Sans la peinture que Dieu fait, et fait faire à l’homme par les couleurs, les mots, les sons, rien ne serait.

Le sacrifice d’Abraham a lieu en trois grands temps : l’holocauste d’animaux (Gn15) ; puis sa circoncision, celle de toute sa maison et de toute sa descendance (Gn17) ; et enfin le sacrifice de son fils. Trois grands temps, trois grands degrés dans l’apprentissage de Dieu – le mot qui signifie holocauste, proche du verbe qui signifie monter, a pour deuxième sens : degré. Chaque fois la mort se fait plus proche. Il s’agit de l’exorciser et de la vaincre. Il s’agit de traverser en soi le désir de mort, d’aller jusqu’au bout, non pas de façon asservie à la mort, de façon insensée et vaincue d’avance, dans un égarement ou une maîtrise de soi par soi, mais tout au contraire dans la maîtrise de soi par Dieu. S’abandonner à Dieu, lui faire confiance, se laisser guider entièrement par lui. Lui qui sait, lui qui sonde nos cœurs et nos reins, lui qui connaît le chemin pour venir jusqu’à lui, Vie éternelle.

C’est exactement ce que fait Abraham. Il se laisse connaître, il se laisse révéler, il se laisse instruire. Chaque fois la vérité aussi se fait plus proche.

 

Genèse 22. Traductions et commentaires : divers passages extraits de Voyage

 

« Contemple donc le ciel, compte les étoiles si tu peux les compter »

Photo Alina Reyes

 

C’est à peine croyable, mais c’est bien le signe d’un oubli de la quête du sens : une parole capitale du Christ a fini par être déformée, dans beaucoup de langues, au coeur même de la liturgie. « Pour des multitudes », a-t-il dit, il verse son sang. Ce que d’aucuns ont traduit par « pour tous ». Voir ici l’article de Sandro Magister et la lettre de Benoît XVI demandant et justifiant auprès des évêques allemands la rectification de cette traduction.

Tout d’abord préciser que les textes grecs (Mc 14,24 et Mt 26,28), comme le texte hébreu auquel Jésus se réfère implicitement (Isaïe 53, 11-12), emploient des mots tout à fait équivalents dans les deux langues et sans ambiguïté : en aucun cas ni pollon ni rabim ne peut être traduit par tous. Les deux mots, qui sont des pluriels, disent nombreux, multitudes.

Pourquoi Jésus a-t-il dit multitudes plutôt que tous ? se demande le pape. Comme toujours il se livre à un fin développement de la question. Le Christ est bien venu pour le salut de tous, dit-il en rappelant d’autres textes, mais au moment de l’eucharistie, le fait de dire « pour beaucoup » signifie que les « beaucoup » qui sont là ont la responsabilité de tous, et d’autre part que même si nous sommes peu nombreux, nous sommes beaucoup.

Quelque chose d’autre me saute aux oreilles. Traduire justement ce mot, rabim en hébreu, pollon en grec, multis en latin, est en effet capital. « Pour tous » n’est pas juste. On ne peut pas déformer la parole sans déformer la vérité, et même ici sans faire un contresens. « Pour tous » donne ici un sentiment de globalisation. Or c’est exactement l’inverse qui se passe. Le Christ verse son sang et partage son corps pour les démultiplier, comme il multiplia les pains. En français, « pour beaucoup » ne serait pas une bonne traduction, car elle ne dit pas le grand nombre, elle paraît même restrictive. « Pour des multitudes » renvoie au geste fondamental de Dieu dans la Genèse et l’Ancien Testament. Il crée le monde en procédant par séparation et démultiplication. Aux vivants, comme en Genèse 1, 22, il ordonne ensuite « Croissez et multipliez-vous ». Le verbe employé est raba, de même racine que rabim. Et c’est ce même verbe qu’il emploie aussi, par exemple, en demandant au peuple de suivre sa loi afin que ses jours se multiplient (Deutéronome 11,21). Ou pour dire la multiplication des eaux lors du déluge (Genèse 7,17). Ce même verbe qu’emploie le psalmiste pour dire que les projets de Dieu sont plus nombreux que les grains de sable ((Ps 139, 18). Que le Seigneur emploie pour dire la multiplication des troupeaux (Dt 8, 13)… Le verbe qu’emploie l’Ange dans sa promesse à Hagar : « je multiplierai tellement ta descendance qu’on ne pourra la compter » (Gn 16, 10)… De même qu’il promet à Abraham de faire de lui le père d’une multitude de nations (Gn 17, 4-5), après lui avoir dit (Gn 15,5) : « Contemple donc le ciel, compte les étoiles si tu peux les compter ; telle sera ta descendance. »

Ce mot comprend la magnificence, la libéralité sans limites et la dynamique de Dieu. Pollon  ne dit pas une totalité pour ainsi dire totalitaire, un encerclement de l’humanité dans sa personne, mais au contraire une ouverture grandiose, un don de soi à l’infini dans l’espace et le temps. Le Christ sauve l’homme comme Dieu l’a créé : dans un mouvement, une déchirure, qui est jaillissement de vie, offrande d’abondance, promesse en marche. Son salut est en cours, il court à travers la multitude des hommes et des siècles, toujours se redémultipliant, se redonnant. Communion n’est pas restriction ni uniformisation, mais participation à l’Un donné. Et c’est ainsi que doit aller notre être aussi, non dans un esprit restrictif (et pingre) ni dans un esprit globalisant (et dévorant), mais dans la joie de l’amour gratuitement, inépuisablement distribué.