Qu’est-ce que rien ? Déterminations de l’être

 

Comme le pronom indéfini on, qui peut être pronom personnel lorsqu’il est employé à la place de nous, rien est à l’origine un nom : on vient du latin homo, « homme » (en ancien français hom, om ou on, tantôt nom et tantôt pronom), rien vient du latin rem, accusatif de res, « chose, être, affaire, fait » (« chose publique » dans république, faut-il le rappeler à M. Macron qui dans son nihilisme existentialiste – l’être ne serait pas donné, il faudrait y accéder en s’accrochant de toutes ses longues dents à la société – déclarait le 29 juin dernier qu’il y a « des gens qui ont réussi et des gens qui ne sont rien » – qui, donc, ne feraient partie ni de l’humain ni de la république). C’est avec des « ils ne sont rien » qu’on (pronom indéfini) remplit les camps de la mort. Parménide a bien spécifié que ce qui est, est ; et que ce qui n’est pas, n’est pas. Dire « des gens qui ne sont rien », c’est-à-dire « des gens qui ne sont être », « des gens qui sont néant », c’est tout simplement une faute de logique. On ne peut être non-être, on ne peut être néant (du latin populaire negens), littéralement non-gens : on ne peut être à la fois gens et non-gens. Nihilisme et confusion, nuit et brouillard.

Rien peut être un nom (un rien, des riens). Le plus souvent, il est employé comme pronom indéfini (rien ne va plus). Quelle est sa nature dans la négation ? Selon les grammairiens, pronom indéfini ou adverbe. Essayons d’y voir plus clair.

Si nous transformons en affirmative la proposition négative ce n’est rien, nous obtenons c’est quelque chose. Pour il n’est rien : il est quelqu’un. Que rien puisse être remplacé par des pronoms indéfinis indique qu’il est également pronom indéfini dans une telle configuration.

Mais quelque chose et quelqu’un sont-ils toujours de simples pronoms indéfinis quand nous disons c’est quelque chose ou il est quelqu’un ? Ne peuvent-ils avoir une valeur adverbiale, être adverbes comme lorsque, par antiphrase, rien est employé à la place de l’adverbe rudement (« C’est rien bath ici » Queneau) ? Un pronom représente ou remplace un nom. Que fait un adverbe ? Il modifie, précise, détermine le sens du verbe ou du mot (l’adjectif bath dans l’exemple précédent) auquel il s’ajoute. Si nous pouvons remplacer ces pronoms indéfinis par d’importance ou par sans importance, groupes nominaux à valeur adverbiale, (« cela n’est rien » : « cela est sans importance »), ou par les adverbes beaucoup ou peu, n’est pas parce qu’ici ils modifient le verbe, deviennent adverbes ? Avec rien, être ne prend-il pas le sens de compter pour (« n’être rien » : « compter pour rien ») ? N’être rien, dans la philosophie de l’être et du néant où l’être n’est que s’il se fabrique et s’il compte, c’est en fait n’avoir rien, socialement parlant, n’avoir pas de costard pour vous maquiller le manque d’être. Nu, le roi n’est plus roi, mais seulement ce qu’il est : un on, un homme déterminé par la société, dont l’être est mangé par l’indéfini.

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Macron le petit (note régulièrement actualisée)

mur cimetiere

 

21 mai 2017. Œdipe roi, peste dans la cité

20 mai 2017. Nouvelles révélations sur les intentions de Macron, Nyssen, Blanquer, Alvarez… et signes d’un néofascisme masqué

19 mai 2017. J’actualise cette chronique avec ce billet sur la compromission de la ministre de la Culture, Françoise Nyssen, avec la secte anthroposophique  et la dérive politique qu’elle contribue à révéler.

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18 mai 2017. Je paraphrase le titre du fameux pamphlet de Victor Hugo pour récapituler ici mes réflexions de ces derniers jours sur l’arrivée au pouvoir de M. Macron, porté par les médias de notre pays en si mauvaise position dans le classement international sur la liberté de la presse, notamment parce que les grands médias sont détenus chez nous par une poignée de milliardaires qui s’en servent d’instrument publicitaire pour imposer la politique de leur choix – ou du moins tenter de le faire, car les Français restent des citoyens aguerris qui ne se laisseront peut-être pas faire si facilement.

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Le nouveau président de la République française incita les jeunes Français à rêver de devenir milliardaires. C’est là le sens vulgaire de l’expression « vouloir réaliser ses rêves ». Même si bien souvent heureusement, les rêves en question sont moins bas, vulgaires, insignifiants et dévalorisants que celui qui était exprimé là. On peut rêver à de grandes et belles choses, comme d’acquérir un bel et bon métier et de le faire avec soin, de fonder une famille libre et heureuse, de faire des voyages pleins de rencontres et de sens, etc. Et ces rêves peuvent être réalisés. Ou bien, parce que la vie a son mot à dire, parce que l’humain n’en est pas le maître absolu, elle peut nous embarquer dans une autre direction.

C’est alors qu’il faut prendre de la distance avec l’expression « réaliser ses rêves ». Apprendre à ne pas la prendre au pied de la lettre. Car la vraie façon de réaliser ses rêves, la façon profonde, qui met en accord avec soi-même, avec l’humanité et avec tout le vivant, tout le cosmos, c’est d’aller souplement dans la vie, avec assez de grâce et de philosophie pour réaliser comme malgré soi ses rêves non triviaux, les rêves semblables à ceux que nous faisons la nuit, que nous nous en souvenions ou que nous les oubliions. Ceux-là, les rêves profonds, rêves de la nuit ou rêves du jour qui font et poursuivent leur vie comme sans nous, déterminent non l’existence, la couche superficielle de l’être, celle qui est appelée à mourir, mais l’être pur, qui se joue de la temporalité et nous porte à l’accomplissement intime, à l’union avec l’universel. À condition bien sûr de ne pas se laisser polluer, mener et dominer par des rêves triviaux et vulgaires, qu’ils viennent de nous-même ou de quelque fausse autorité.

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Le placebo est réputé pouvoir guérir des maux sans gravité. Mais avant cela, il a désigné au Moyen Âge l’office catholique des morts, du fait de la traduction en latin du psaume 116, dédié au culte des morts, par saint Jérôme : où le texte hébreu dit « je marche », il a traduit, allez savoir pourquoi, « je plairai ».

En désignant les pleureuses et pleureurs qui devaient faire le show lors des offices des morts, il en vint à désigner la faux-culterie. Religieuse et aussi sociale, de ceux qui faisaient en sorte de plaire aux puissants.

Le placebo marche, il faut croire. Puisqu’il en est venu à désigner un médicament. Faux, il est vrai. Mais ça peut plaire, du moins tant que l’absence de vrai soin ne risque pas de tuer. Ce qui n’est malheureusement pas le cas aujourd’hui, concernant la santé de l’humain et de la planète.

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« … la propension à traiter la production et l’échange marchand comme des phénomènes naturels existant en soi ne cesse de progresser dans les proclamations du capitalisme tardif. Des généralités abstraites comme la conjoncture, la croissance ou le seuil de rentabilité peuvent bien avoir acquis le statut d’entités intentionnelles indépendantes, il est néanmoins difficile à ceux qui en subissent les effets de croire pleinement et à tout moment que ce sont ces choses qui, par elles-mêmes, gouvernent le destin de milliards d’humains, et non ceux qui s’en font les oracles intéressés. »

Philippe Descola, Par-delà nature et culture, Gallimard 2005

Dans beaucoup de sociétés traditionnelles, il n’existe pas d’apartheid dans le règne du vivant, de séparation entre l’humain, l’animal, le végétal. Le monde contemporain, notamment à partir des religions issues de la Bible, coupe l’homme du reste du vivant, qu’il est censé dominer. Or, si nous traitons de plus en plus les êtres du monde naturel (dont nous faisons pourtant partie) en objets inanimés seulement bons à être exploités, c’est d’une part que nous procédons de la même façon entre humains, les uns exploitant, pillant et détruisant les autres, d’autre part que les dominants sont sous la coupe d’une divinité qu’ils ont forgée, le profit, à qui ils ont donné tout pouvoir de gouverner leur existence, comme si elle était dotée d’une âme, la leur peut-être, qu’ils leur ont vendue.

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En déclarant qu’il voulait « rendre aux Français confiance en eux », M. Macron me rappelle le pape qui disait l’autre jour aux malades à Fatima : « n’ayez pas honte ».  Ou ces père ou mère qui répètent à leur enfant des choses du genre « ne sois pas si complexé ». Cette rhétorique par la négation est une façon de diminuer l’autre, de lui imposer une image négative de lui. C’est du harcèlement moral déguisé en bonne intention, une hypocrisie destructrice.

Pourquoi les malades devraient-ils avoir honte, monsieur Bergoglio ? Pourquoi les Français n’auraient-ils pas confiance en eux, monsieur Macron ? Ce n’est pas en eux qu’ils n’ont pas confiance. C’est en vous qu’ils n’ont pas confiance. Ce ne sont pas les malades qui font honte à l’Eglise, ce sont ses responsables indignes. Ce ne sont pas les enfants qui sont « complexés », ce sont leurs parents qui projettent sur eux leur mal-être et leur en font porter le poids.

N’essayez pas de faire porter aux Français le poids de votre propre incapacité, monsieur Macron, vous qui vous êtes lancé en politique dépourvu de toute conscience politique, au service du marché et de ses sbires. Ayez confiance, les Français sauront ne pas vous laisser régner sur eux. Même les enfants peuvent échapper à l’emprise de leurs parents. Même les malades peuvent être libres. Comment des citoyens depuis longtemps exercés à la citoyenneté se laisseraient-ils diminuer par une marionnette du marché ?

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Des élections ont eu lieu, le peuple est censé avoir changé son personnel politique, et comme chaque fois le personnel en question a beau se présenter comme renouvelé, neuf, rajeuni – tout le monde sait bien que quels que soient les masques, c’est toujours la même armée de larbins, de cabotins, d’aguicheurs appointés qui s’apprêtent à continuer à faire tourner la baraque bourgeoise dans les règles d’un art qui n’en est pas un, les règles de la commodité, de l’immobilité franchouillarde, roublarde et vulgaire, si haut promet-on de lever la jambe comme au cabaret.

Faut-il se pincer pour ne pas se laisser endormir, se laisser tomber en catalepsie avec les cataleptiques et les cacochymes, se laisser entraîner au vieux jeu du chat et de la souris, si vieux jeu qu’il lui faut se corser d’armes et de sensations elles aussi à prétention nouvelle, de sensations en tout cas susceptibles de faire tourner les médias des milliardaires et de l’État subventionneur, préposés à tromper l’ennui de plus en plus plombant de la chose ? Faut-il congédier le personnel (politique) ? Si oui, comment ? Révolution ? Violence ?

Après la violence revient l’ordre bourgeois, la mort, l’ennui. Une autre voie, plus solide, manifeste l’indifférence, la conscience de la supériorité du vivant et du vrai sur le mort et le faux. Hauteur. Distance. Si nos valets sont indignes, impuissants, vendus, passons-nous donc de valets. Nous pouvons nous amuser à les moquer d’autant mieux que nous les voyons comme ils sont : des pantins essayant d’attirer l’attention sur la place publique en prétendant gouverner une maison qui ne leur appartient pas et ramasser la recette qu’ils escomptent misérablement retirer de leur farce. Pendant qu’ils se démènent, les gens vivent et réinventent la vie. La poésie échappe aux valets du monde, c’est-à-dire à ses notables. Et la vie poétique est la vie, la seule : révolution permanente qui « renverse les puissants de leur trône », tout simplement en leur retirant le trône de sous le cul : en les affaiblissant par tous les moyens, à commencer par le fait de ne pas leur donner de majorité pour gouverner.

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Monsieur Macron a déclaré vouloir être un président jupitérien. Il s’est fait passer le pouvoir avec une propagande et une emphase napoléoniennes. Mais s’il rappelle un Napoléon, pour l’instant, c’est celui que Victor Hugo dans un pamphlet célèbre appela « le petit » : Louis-Napoléon Bonaparte, jusque là plus jeune président d’une république française, élu à ce poste en 1848 à l’âge de quarante ans – avant de s’imposer au pouvoir par le coup d’État du 2 décembre 1851. Dans une semblable démangeaison d’autoritarisme à la romaine, où monsieur Macron parle de président jupitérien, monsieur Louis-Napoléon parlait de « démocratie césarienne ».

« Le citoyen Louis-Napoléon Bonaparte, écrit Victor Hugo, déplia un papier et lut un discours. Dans ce discours il annonçait et il installait le ministère nommé par lui, et il disait : « Je veux, comme vous, citoyens représentants, rasseoir la société sur ses bases, raffermir les institutions démocratiques, et rechercher tous les moyens propres à soulager les maux de ce peuple généreux et intelligent qui vient de me donner un témoignage si éclatant de sa confiance. »

Puis il y eut la suite. Il semble que Victor Hugo décrive les dirigeants d’aujourd’hui, qu’ils se nomment Macron ou autres, interchangeables qu’ils sont dans leur répétition d’une très vieille politique, comme on peut le voir :

« M. Louis Bonaparte se laisse volontiers entrevoir socialiste. Il sent qu’il y a là pour lui une sorte de champ vague, exploitable à l’ambition.

Alors il ne parle pas, il ment. Cet homme ment comme les autres hommes respirent.

(…) Dans ses entreprises il a besoin d’aides et de collaborateurs ; il lui faut ce qu’il appelle lui-même « des hommes ». Diogène les cherchait tenant une lanterne, lui il les cherche un billet de banque à la main. Il les trouve. (…)

M. Louis Bonaparte a réussi. Il a pour lui désormais l’argent, l’agio, la banque, la bourse, le comptoir, le coffre-fort, et tous ces hommes qui passent si facilement d’un bord à l’autre quand il n’y a à enjamber que de la honte.

(…) Il ne reste pas un moment tranquille ; il sent autour de lui avec effroi la solitude et les ténèbres ; ceux qui ont peur la nuit chantent, lui il remue. Il fait rage, il touche à tout, il court après les projets ; ne pouvant créer, il décrète.

Non, cet homme ne raisonne pas ; il a des besoins, il a des caprices, il faut qu’il les satisfasse. Ce sont des envies de dictateur. La toute-puissance serait fade si on ne l’assaisonnait de cette façon.

(…) Il a fallu la lier, cette forcenée, cette France, et c’est M. Bonaparte Louis qui lui a mis les poucettes. Maintenant elle est au cachot, à la diète, au pain et à l’eau, punie, humiliée, garrottée, sous bonne garde ; soyez tranquilles, le sieur Bonaparte, gendarme à la résidence de l’Élysée, en répond à l’Europe »

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logo-millenium-footerLes éditions Actes Sud sont passées de la publication de l’auteure Nina Berberova à celle du produit Millenium (les romans, pas la boîte de nettoyage dont le logo illustre cette note parce que cela revient au même). Sa directrice, Françoise Nyssen, nommée ministre de la Culture, est lauréate du prix Veuve-Clicquot de la femme d’affaires. Et c’est bien ce qu’elle est, à la tête d’une maison qui fait du business, rachète d’autres maisons ou des parts d’autres maisons : son métier consiste à faire de l’argent. Voici donc la fin de l’exception culturelle à la française entérinée dans la politique ultralibérale qui a commencé à la détruire, et notamment à détruire sa production littéraire et ses auteurs, depuis déjà plusieurs années, dans un mouvement qui s’accélère comme ailleurs, notamment dans le domaine de l’art, qui a précédé cette dérive.

Confier la Culture à une femme d’affaires de l’édition, c’est mépriser les droits des auteurs et plus généralement de tous les créateurs concernés par ce ministère. Seuls s’en sortent, et de plus en plus seuls s’en sortiront, ceux qui accepteront de faire le jeu du marché, de se soumettre à la demande des éditeurs et autres détenteurs de l’argent produit par le travail des créateurs. La situation de ces derniers est comparable à celle des agriculteurs : il s’agit toujours de culture, mais ceux qui engrangent les bénéfices et polluent la nature et la pensée en les exploitant ne sont pas ceux qui produisent un travail honnête. Ceux-là sont de plus en plus souvent réduits à la misère, tandis que les groupes (d’édition, ou autre) et leurs dirigeants continuent à s’enrichir et à dévorer les plus petits.

Cette nomination est emblématique d’un gouvernement qui ne comprend plus de ministère de logement, à l’heure où de plus en plus de pauvres se retrouvent et meurent dans la rue, qui ne comprend plus qu’un secrétariat d’Etat pour l’égalité des droits des hommes et des femmes mais pas de ministère pour les droits des femmes, ni pour les droits des enfants… Un gouvernement méprisant les opprimés et négligeant le nécessaire travail pour l’égalité des chances dans tous les domaines parce qu’il est tout entier tourné vers les forces de l’argent. Un gouvernement de banquiers et de détenteurs de confortables comptes en banque. Vous savez, ces gens qui ne vous considèrent que lorsque vous leur apportez de l’argent et se comportent comme les plus vils usuriers dès que vous venez à en manquer. Ne donner qu’aux riches, c’est visiblement la philosophie de ce nouveau gouvernement.

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Par-delà nature et culture. Philippe Descola

11 janvier 2018. Je mets en avant cette note qui date de l’entre-deux tours de l’élection de Macron et qui reste très significative aujourd’hui. Du hold-up opéré par la caste sur la République, et du mépris des élites sur tous les peuples du monde, y compris celui de leur pays. Et de l’intelligence prodigieuse des peuples (notamment des femmes), beaucoup plus fine, complexe et vivante que celle des énarques, qui ont permis à l’humanité de se développer depuis des temps immémoriaux, alors que les élites d’aujourd’hui menacent de la faire disparaître.

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L’année dernière, quand j’ai expliqué à un professeur de littérature de la Sorbonne que j’avais vu une correspondance entre les pratiques des peuples juifs itinérants bibliques et celles, d’itinéraires chantés, des aborigènes d’Australie, il m’a rétorqué avec beaucoup de dédain (quoiqu’il n’y connût absolument rien) que cela ne pouvait pas être comparable. À l’évidence, un peuple considéré comme sauvage par l’Occidental moyen ne peut pas plus atteindre à la dignité d’un peuple biblique que la parole d’une femme autodidacte ne peut être considérée avec sérieux. Mais cet après-midi, en lisant Par-delà nature et culture de Philippe Descola, j’ai eu le plaisir de voir qu’il faisait la même comparaison que moi entre les pratiques des peuples de pasteurs nomades du Moyen-Orient ou d’Afrique et celles des Australiens : « on peut aussi appréhender le système de l’il-rah, écrit-il, à la manière australienne, c’est-à-dire comme une appropriation de certains itinéraires au sein d’un environnement sur lequel on ne cherche pas à exercer une emprise. » Philippe Descola étant un homme, et blanc, et savant très renommé, qui plus est professeur au Collège de France, sans doute mon brave professeur de lettres ne songerait-il pas à lui répondre en balayant sa parole d’un revers de main.

Mais en ce triste lendemain d’élection présidentielle, qui laisse derrière elle une très mauvaise odeur de manipulation par quelques réseaux de milliardaires détenteurs des grands médias et de privilégiés de ce très bas monde, en ce triste lendemain où comme l’a dit un certain Thanaen sur twitter « on nous demande de choisir entre la haine des étrangers et la haine des pauvres », en ce triste lendemain où ne restent plus en lice que le néofascisme et la dictature bancaire, lesquels bien sûr font mine de s’opposer alors qu’ils sont faits pour se rejoindre pour la énième fois dans l’histoire, en ce triste lendemain de hold-up sur la démocratie, où l’électeur se retrouve pris au piège, sommé de voter (mais pas obligé d’obéir) pour le candidat de la propagande, le banquier d’affaires fabriqué de toutes pièces pour servir ceux qui font des affaires avec leur banque, à tous les niveaux, en ce triste lendemain où le seul candidat « votable » s’en prend aux chômeurs et aux petits fumeurs de weed mais jamais aux riches, jamais ne parle de rééquilibrage des richesses, de lutte contre l’évasion fiscale, de justice sociale, et jamais ne parle d’écologie (même s’il s’y met avant le deuxième tour, comment le croire alors qu’il a cédé à des industriels russes le droit d’exploiter l’or en Guyane et pour ce faire de la saccager), en ce sinistre lendemain de présidentielle, pour continuer à vivre heureux voyons plus loin, voyons le sens dans lequel vont les forces progressistes aujourd’hui, celui d’un désir, non de devenir milliardaire comme Macron le voudrait pour les jeunes Français, mais d’harmonie au sein d’une humanité élargie, respectueuse et vivante.

Voici, comme support de méditation en ce sens, des passages du livre de Philippe Descola décrivant la façon de vivre des Achuars, peuple d’Amazonie auprès duquel il a vécu de 1976 à 1979. Comme quantité d’autres peuples dans le monde, contrairement à nous dans la culture chrétienne clivée de l’Europe, ils ne font pas de différence ontologique entre nature et culture, ni entre l’humain, l’animal, le végétal, communiquant d’égal à égal avec tout le vivant.

 

shuar_arutam_nicolas_kingman-minFemme Achuar. Photo Nicolas Kingman. Source

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« À l’évidence, les Achuar possèdent une longue expérience des plantes cultivées. En témoignent la diversité des espèces qui prospèrent dans leurs jardins, une centaine dans les mieux pourvus, et le grand nombre de variétés stables à l’intérieur des espèces principales : une vingtaine de clones de patate douce, autant pour le manioc et la banane. En témoignent aussi la place importante que les plantes cultivées occupent dans la mythologie et le rituel, ainsi que la finesse du savoir agronomique déployé par les femmes, maîtresses incontestées de la vie des jardins.

« En vérité, les plantes « de la forêt » sont également cultivées. Elles le sont par un esprit appelé Shakaim que les Achuar se représentent comme le jardinier attitré de la forêt et dont ils sollicitent la bienveillance et le conseil avant d’ouvrir un nouvel essart. »

« Les Achuar opèrent une distinction analogue dans le règne animal. Leurs maisons sont égayées par toute une ménagerie d’animaux apprivoisés, oiseaux dénichés ou petits du gibier que les chasseurs recueillent quand ils tuent leur mère. Confiés aux soins des femmes, nourris à la becquée ou au sein lorsqu’ils sont encore incapables de s’alimenter eux-mêmes, ces familiers s’adaptent vite à leur nouveau régime de vie et il est peu d’espèces, même parmi les félins, qui soient véritablement rétives à la cohabitation avec les humains. Il est rare que l’on entrave ces animaux de compagnie, et plus rare encore qu’on les maltraite ; ils ne sont jamais mangés, en tout cas, même lorsqu’ils succombent à une mort naturelle. »

« Les Achuar balisent en effet leur espace selon une série de petites discontinuités concentriques à peine perceptibles, plutôt qu’au travers d’une opposition frontale entre la maison et son jardin, d’une part, et la forêt, de l’autre.
L’aire de terre battue immédiatement adjacente à l’habitation en constitue un prolongement naturel où se déroulent bien des activités domestiques ; il s’agit pourtant déjà d’une transition avec le jardin puisque c’est là que sont plantés en buissons isolés les piments, le roucou et le génipa, la majorité des simples et les plantes à poison. Le jardin proprement dit, territoire incontesté des femmes, est lui-même en partie contaminé par les usages forestiers : c’est le terrain de chasse favori des garçons qui y guettent les oiseaux pour les tirer avec de petites sarbacanes ; les hommes y posent aussi des pièges pour ces gros rongeurs à la chair délicate – pacas, agoutis ou acouchis – qui viennent nuitamment déterrer les tubercules. Dans un rayon d’une ou deux heures de marche depuis la lisière de l’essart, la forêt est assimilable à un grand verger que les femmes et les enfants visitent en tout temps pour y faire des promenades de cueillette, ramasser des larves de palmier ou pêcher à la nivrée dans les ruisseaux et les petits lacs. C’est un domaine connu de façon intime, où chaque arbre et palmier donnant des fruits est périodiquement visité en saison. Au-delà commence la véritable zone de chasse où femmes et enfants ne se déplacent qu’accompagnés par les hommes. Mais on aurait tort de voir dans ce dernier cercle l’équivalent d’une extériorité sauvage. Car le chasseur connaît chaque pouce de ce territoire qu’il parcourt de façon presque quotidienne et à quoi l’attache une multitude de souvenirs. Les animaux qu’il y rencontre ne sont pas pour lui des bêtes sauvages, mais bien des êtres presque humains qu’il doit séduire et cajoler pour les soustraire à l’emprise des esprits qui les protègent. C’est aussi dans ce grand jardin cultivé par Shakaim que les Achuar établissent leurs loges de chasse, de simples abris, entourés parfois de quelques plantations, où ils viennent à intervalles réguliers passer quelques jours en famille. J’ai toujours été frappé par l’atmosphère joyeuse et insouciante qui régnait dans ces campements. »

Philippe Descola, Par-delà nature et culture

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