L’entrée de la Demeure. Photo Microtokyo. Une utopie réalisée, voir ici.
Cela devient amusant. Lubac, appelant Fourier « notre auteur », ajoute drôlement : « (faudrait-il dire notre farceur ?) ». « Anticipant, dit-il, l’ère de l’harmonie, il a « trouvé le code » et il est devenu l’organe du Saint-Esprit. C’est-à-dire, pour les simples chrétiens que nous sommes, qu’il lit l’Évangile à l’envers. » Et Lubac d’ajouter en note : « Nous hésitons cependant à croire que, de la « sincérité », de la « conviction entière » et de la « parfaite cohérence » des exégèses proposées par cet homme qui fut « tout d’une pièce », toute ironie soit exclue. »… « Il est clair que son Dieu « mécanicien et équilibriste », lui-même tout figuratif, ne rappelle en rien celui du Pater et que sa morale du bonheur fondée sur le « calcul analytique et synthétique de l’attraction passionnée » est loin du « code divin » de l’Évangile. – Mais notre objet n’est pas d’exposer le système du monde « harmonien » en décrivant les quatre roues du char dont Fourier emprunte le symbole à Ézéchiel. » (t.2, p.13)
Pour Fourier, dit aussi Lubac, « la providence divine, en réalité, n’était autre que « l’homme sociétaire » ; quant au Christ, il fut celui qui annonça « paraboliquement la destinée sociétaire sous le nom de royaume de Dieu ». » (t.2, p.11).
Ah le beau charabia, si voisin de celui des sciences-humanistes d’aujourd’hui, si insignifiant, si jetable ! Du moins peut-on en effet trouver une certaine drôlerie aux élucubrations de Fourier, et à quelques-unes de ses formules.
Quant à Saint-Simon (parent de la commère de la Cour), ne l’ayant lu je ne sais s’il peut être amusant aussi, cet autre utopiste « singeant le catholicisme ». « En fait, nous dit Lubac, dans un projet (manuscrit) d’Encyclopédie, notre révélateur a clairement indiqué que l’idée de Dieu n’était d’aucun emploi dans une religion fondée sur la science, même si elle devait servir longtemps encore « dans les combinaisons politiques » ; ce qu’il a voulu promouvoir, il le dit sans fard dans un article de l’Industrie littéraire et scientifique (1817), c’est le « passage de la morale théologique à la morale industrielle » [Voilà, c’est fait]. Il n’a pas changé quant au fond, depuis qu’il écrivait dans le meilleur style du dix-huitième siècle : « Je vois que la force des choses veut qu’il y ait deux doctrines distinctes: le physicisme pour les gens instruits, et le déisme pour la classe ignorante », aussi « les opinions scientifiques arrêtées par l’École devront être revêtues des formes qui les rendent sacrées, pour être enseignées aux enfants de toutes les classes et aux ignorants de tous les âges ». Son vocabulaire déiste n’est donc qu’un artifice littéraire, qui varie d’ailleurs selon les circonstances. S’il est devenu prophète, c’est pour prophétiser un « positivisme scientifique », une religion « radicalement sécularisée » [ce que certains aujourd’hui veulent faire par la culture]. Les savants y feront la relève des prêtres ; ils aideront le christianisme « à reconnaître son essence : la glorification de la nature cachée depuis dix-huit siècles sous les allégories évangéliques » et susciteront l’activité des industriels [même chose aujourd’hui avec les industriels de la culture]. C’est là ce qu’il appelle « rétablir le christianisme en le rajeunissant ». » (t.2, pp 20-21)
« Si, poursuit Lubac, la prétention d’achever l’Évangile en en dévoilant l’essence éternelle n’allait pas chez Fourier sans un grain de folie malicieuse, elle n’allait donc pas chez Saint-Simon sans une dose assez forte d’astuce. Aucun des familiers de ce grand seigneur inventif, aimable, libertin, fantasque et opportuniste, devenu bourgeois spéculateur, ne semble avoir jamais perçu en lui… la moindre disposition mystique… Cependant, il aimait se donner des titres tels que « fondateur de religion », « pape de la nouvelle théorie scientifique », ou « destiné par le grand Ordre des choses à faire ce travail », et dans ses derniers mois, auprès de nouveaux disciples, il en vint à faire « figure de Messie ». C’est précisément ce que devait lui reprocher Auguste Comte, brouillé avec lui, en évoquant plus tard « ce célèbre jongleur », dont les prétentions messianiques étaient le « signe d’une incurable faiblesse intellectuelle ». » (t.2, p.22)
Bref, ce « fondateur » d’une « religion de la Banque », comme l’appela Michelet, fut l’un des nombreux très faux disciples de Joachim. En plus de six cents ans, la vision de l’abbé de Flore avait eu le temps de subir de graves distorsions et contre-sens, et ce n’était pas fini. Mais il est vrai aussi que les contre-sens arrivent à peine un texte est-il écrit ou publié, ne serait-ce qu’en discrète édition numérique. Courage, il faut pourtant bien avancer. À suivre.