« Le droit d’émigrer », par Catherine Wihtol de Wenden

Imaginons un monde où les hommes circuleraient librement, traverseraient les frontières avec un simple passeport, sans visas, sans murs, sans zones d’attente ni centres de rétention, où les reconductions à la frontière concerneraient non plus les sans-papiers, mais uniquement ceux qui porteraient atteinte à la sécurité de l’État. Ce monde existe… »

Telles sont les premières lignes, provocatrices, du tout petit mais percutant ouvrage de Catherine Wihtol de Wenden (CNRS éditions, 4 euros). « Ce monde existe », dit-elle. Vraiment ? Oui, car voici la suite de la phrase :

mais seulement pour les citoyens des pays riches rarement soumis à visas et pour les élites et fortunés des pays pauvres… »

D’emblée, l’injustice est mise en évidence, flagrante. Docteur en sciences politiques, spécialiste des migrations internationales, l’auteur démonte les peurs et les barrages qui s’attachent à la question des migrations.

Un examen des tendances migratoires, écrit-elle, montre que beaucoup de peurs liées aux migrations du futur sont infondées, car les flux se caractérisent aujourd’hui par l’émergence des Suds comme pays de destination, notamment grâce à l’attraction exercée par les BRICS (Brésil, Russie, Inde, Chine, Afrique du Sud), et l’importance croissante des migrations Sud-Sud et Nord-Sud (pour le tourisme ou l’expertise). Les migrations vers le Sud sont en train de rejoindre numériquement, avec 110 millions de migrants, les déplacements vers le Nord au nombre de 130 millions.

L’auteur met également en avant le fait que l’énergie énorme déployée pour restreindre l’immigration peut avoir un coût au moins aussi important que l’émigration, et cela sur plusieurs plans :

Aujourd’hui murs, camps, enfermements aux frontières se sont multipliés, avec une militarisation des contrôles à la clé. Les effets de la dissuasion n’ont pas été totalement démontrés et le coût financier, diplomatique, politique, voire commercial de telles pratiques est perpétuellement dénoncé, sans parler des violations des droits de l’Homme pratiqués par des pays qui, pourtant, s’en réclament. »

Des penseurs sont pris à témoin. Kant, est-il rappelé, au nom d’une liberté d’émigrer fondée sur la raison morale, prônait l’hospitalité et dénonçait le colonialisme. Pour Hannah Arendt, le droit d’émigrer s’opposait au totalitarisme. Pour Zigmunt Bauman, l’État moderne, avec son arsenal de contrôle des déplacements humains, créant apatrides et sans-papiers, « réhabilite la version antique de l’homme maudit ». Étienne Balibar prône « une citoyenneté dans le monde, s’accompagnant de la démocratisation contractuelle des frontières et de l’universalité des droits de résidence et de circulation ». Des sociologues ont aussi pointé le fait que la gestion des migrations crée de plus en plus d’exclus de la citoyenneté, ce qui mine l’État-Nation.

Après un bref rappel de l’histoire des migrations et de l’histoire des droits concernant les migrations, l’auteur dresse un tableau mondial des migrations aujourd’hui, et de leurs enjeux. Un texte de Kofi Annan paru en 2006 dans Le Monde est en partie cité :

« Depuis qu’il y a des frontières, les hommes les franchissent pour visiter les pays étrangers, mais aussi pour y vivre et y travailler… L’histoire nous enseigne que les migrations améliorent le sort de ceux qui s’exilent mais font aussi avancer l’humanité tout entière… Tant qu’il y aura des nations, il y aura des migrants. Qu’on le veuille ou non, les migrations continueront, car elles font partie de la vie. Il ne s’agit donc pas de les empêcher, mais de mieux les gérer et de faire en sorte que toutes les parties coopèrent davantage et comprennent mieux le phénomène. Les migrations ne sont pas un jeu à somme nulle. C’est un jeu où il pourrait n’y avoir que des gagnants ».

Je finirai de résumer ma lecture de ce petit ouvrage propre à démonter les préjugés et à susciter le désir d’aller de l’avant, plutôt que les réflexes de renfermement, par ces phrases prophétiques de Catherine Wihtol de Wenden :

La partie est loin d’être gagnée, mais la mobilisation pour le droit d’émigrer et pour les droits des migrants va prendre, au cours du XXIème siècle, une ampleur comparable à ce qu’a pu représenter, en son temps,la campagne pour l’abolition de l’esclavage…

Et j’ajouterai simplement : n’ayons pas peur non plus de faire et voir migrer la pensée – et ses expressions, les cultures et les religions –, façon d’abolir les esclavages aux schémas dépassés, et de voyager vers la libération de l’homme.