Septième jour de cours : du roulis, et puis ça roule

Il faisait très chaud dans la salle où nous avions deux heures de cours, c’était l’après-midi du dernier jour de la semaine, nous avons eu un problème technique pour passer une vidéo (sur les Ménines)… beaucoup de conditions pour que la classe de seconde, déjà portée sur le bavardage, soit vite surexcitée – et elle l’a été. Mais tant pis, après tout le bazar fait partie de la littérature, caverne d’Ali Baba, auberge espagnole. Et ce qui a été dit a été dit, et perçu malgré tout. Je sais que ce que je leur demande de comprendre n’est pas facile, c’est sans doute aussi pour cela qu’ils s’agitent. Et le bateau tangue, mais le vent est dans les voiles, ça avance. Ensuite ce fut l’atelier d’écriture, en deux fois une heure avec la classe de première en deux groupes. Là tout n’est que luxe, calme et volupté. Comme dit le poète. Ce qui s’y passe, que ce soit avec cette classe ou avec la classe de seconde, est extrêmement fort, tendu, et dans cette tension de la littérature en train de sortir de son creuset, autant les forces profondes sont puissantes et bouleversées, autant le déroulement de l’action est apaisé, de façon presque extatique, et cathartique. Je suis exténuée à l’heure où j’écris ces mots, après cette journée, je n’ai pas la force de dire vraiment ce qu’il en est, et puis je n’en ai peut-être pas envie non plus, c’est tellement intime. Ce qui se passe là, quand cela se passe, de nous à nous, circulant par l’esprit et la voix de l’un à l’autre. C’est là que la littérature, la littérature vraie, vivante, réelle, vient avoir lieu, jaillir, brute, active.

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paris vu du bus 1

paris vu du bus 2

paris vu du bus 3du bus pour rejoindre le RER ce matin à Paris, photos Alina Reyes

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Jour sans cours mais au lycée

réfléchir

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Je n’ai pas de cours le jeudi, mais j’étais quand même au lycée ce matin à 8 heures, pour assister au cours de ma collègue et tutrice (j’irai voir aussi d’autres collègues expérimentés, c’est infiniment plus instructif que les cours administrés à l’Espé). Puis j’ai passé le reste de la journée, jusqu’à 17 heures (ajouter deux heures de transport à l’aller et deux autres au retour, mais l’être humain s’habitue à tout, du moins à tout ce qui relève de son choix délibéré) (merveilleuse souplesse), le reste de la journée donc, à préparer différentes choses, imprimer, faire des polycopiés de ce que j’ai prévu pour mes prochains cours… et corriger les 70 copies de leur devoir en classe du cours précédent. Long travail, mais je voulais absolument vérifier s’ils avaient bien assimilé ce qui avait été dit depuis trois semaines que je leur fais cours, et qui consiste essentiellement à comprendre le rapport entre l’extérieur et l’intérieur d’un texte ou d’une œuvre d’art – toute la réflexion que nous avons menée sur les sens propre et figuré de, justement, « réfléchir » et « se figurer », à partir de textes que nous avons analysés. Le contrôle consistait donc, avec des différences dans le mode de questionnement entre les 1ère et les 2nde, à réfléchir sur un autre texte, que nous n’avions pas encore lu, et sur deux images que nous n’avions pas commentées non plus, pour voir s’ils avaient acquis la capacité d’appliquer le discernement appris sur d’autres supports. Eh bien quasiment tous, à des degrés divers, ont réussi à articuler cette réflexion. J’en suis heureuse, car elle est à mon sens capitale, et nous allons continuer à travailler dans ce sens.

« réfléchir », photo Alina Reyes

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L’Espé du temps perdu. Et la banlieue vue du RER

Que de tactiques, de techniques, de technologie, pour éviter, en cours de lettres, la littérature. C’est cela qu’on apprend aux enseignants : comment se prémunir de la littérature, et comment empêcher les élèves d’y accéder. Nul complot, et pas plus de conscience de se livrer à cette bataille acharnée contre la discipline qu’on est censé enseigner. Seulement elle fait peur, la littérature. Alors on s’arme, on s’armure, on se carapaçonne contre elle. On se persuade que c’est une question de genres et de registres, de procédés stylistiques, on s’en fourre plein le crâne et on en fourre plein le crâne des élèves, quoique tous les grands auteurs aient toujours lutté contre cet encagement de leurs œuvres. Et comme ça ne suffit pas, on invente des trucs pédagogiques à n’en plus finir, et tiens, les écrans c’est si efficace pour lui faire écran, allons-y des powerpoint et compagnie, et puis avec l’internet c’est si pratique de la fuir, en projetant aux murs toutes sortes de trucs, et même, comme aujourd’hui, en apprenant à se servir des pads, etherpads et autres machins pour chatter et faire chatter les élèves, en plus pendant qu’ils sont là comme sur les réseaux sociaux ils se tiennent plus tranquilles paraît-il… et on n’étudie, ne pratique, ne fait toujours pas de littérature, la littérature n’est qu’un prétexte à gloser et bavarder, absurdement, sans le moindre sens, sans la moindre chance de faire sens ni mémorable. Alors qu’il suffit d’un peu d’humanité, de crayon et de papier, pour rendre les élèves heureux, les faire progresser et leur ouvrir des horizons insoupçonnés. C’est trop simple, sans doute. Aussi simple que d’être nu dans un jardin enchanté. Une chose très compliquée pour les gens couverts d’armures superposées qui ont fini par leur coller à la peau.

La littérature m’a épargné une heure de cours ce matin : comme je lisais, et comme le train n’annonçait pas les arrêts, je ne me suis pas rendue compte que je n’étais pas sur la bonne ligne. Je me suis retrouvée dans une espèce de campagne, d’où j’ai attendu sans déplaisir le train dans l’autre sens pour revenir vers le bon embranchement et reprendre la ligne qu’il fallait. En chemin j’ai pris ces photos de la banlieue.

la banlieue vue du rer 1

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et ce soir, au retour, j’ai juste eu le temps de saisir une montgolfière, derrière une tourmontgolfiere

aujourd’hui depuis le RER, photos Alina Reyes

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Sixième jour de cours : une journée adorable

L'étoile du matin, vue ce matin du RER

L’étoile du matin, vue ce matin du RER

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Une journée au lycée tout entière adorable, avec un ou deux ou trois moments tout spécialement adorables. Celui où cette élève qui a tant de difficulté à écrire, celle qui redoutait le plus cet exercice « atelier d’écriture » au début, a bondi de joie en voyant le sujet du jour, s’y est jetée avec enthousiasme, puis a manifesté vivement sa hâte de lire la première le texte qu’elle avait écrit (alors qu’à la première séance elle m’avait suppliée de ne pas lire). Et puis cet autre élève en difficulté, qui fait toujours le réfractaire, qui après ses deux heures de cours de l’après-midi avec moi (où il clamait au début n’avoir absolument pas le temps de venir, sinon quand irait-il faire ses activités sportives ?), et qui vient me voir après le cours en prétendant qu’il ne savait pas s’il avait encore cours avec moi, s’il devait rester pour le prochain cours avec l’autre groupe – alors qu’il savait parfaitement qu’il venait de faire son atelier d’écriture avec son groupe, le premier, et qu’il avait donc fini sa journée, comme chaque semaine.

Le matin quand j’ai donné les questions du devoir en classe aux Première, nouvelle révolte des élèves, qui se sont récriés que ce n’était pas comme ça, qui se sont mis à m’instruire sur la façon dont je devais leur faire des contrôles, sur les normes que je devais respecter, et à répéter qu’ils ne comprenaient rien à ce que je demandais, etc. Complètement formatés tout au long de leur scolarité, ils se sentent comme devant un abîme dès qu’on les conduit sur d’autres modes de pensée. Bien entendu ils ont quand même fini par faire le travail, et près de deux heures après, quand ils m’ont rendu les copies, je leur ai expliqué pourquoi je les faisais travailler ainsi : imaginez, leur ai-je dit, un prof de sport qui vous ferait faire sans cesse le même et unique exercice, par exemple soulever cinquante kilos avec le bras droit, et rien d’autre. De quoi auriez-vous l’air, au bout de quelque temps ? Eh bien c’est pareil avec le cerveau. Les exercices qu’il faut savoir faire pour le bac nous nous y entraînerons, mais il faut d’abord assouplir l’intelligence. Bon, tout s’est bien fini, ils se sont inscrits pour préparer des exposés sans problème. Je les adore tous, et c’est comme si chacune de mes classes était, dans son ensemble, un Rimbaud, que j’anime. Faisant ces cours, je fais de la littérature vivante, extraordinairement vivante.

 

Un chantier, vu ce soir du RER

Un chantier, vu ce soir du RER

photos Alina Reyes

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Sur la vie des lycéens au lycée

Je dois rendre cette semaine un rapport à l’Espé, l’organisme de formation des profs, sur quelques lieux du lycée que j’ai observés. Autant le partager avec ceux que cela pourrait intéresser, le voici donc :

jardin des plantes

Semaine du 18 au 22 septembre 2017

à la Vie scolaire

Deux personnes travaillent dans ce bureau à la porte toujours ouverte, par où vont et viennent les lycéens. La plupart viennent faire signer leur carnet de correspondance pour des absences ou des retards. D’autres font tamponner leur dossier RATP pour le tarif réduit du Pass Navigo (beaucoup habitent loin et doivent prendre les tranports en commun). D’autres sont réorientés vers l’infirmerie. Une prof (moi) passe demander les manuels de ses classes, qu’elle n’avait pas encore pris. L’accueil est calme et respectueux.

 

à l’Infirmerie

Une lycéenne est à demi-allongée dans un fauteuil. L’infirmière, qui vient de lui donner un cachet, lui dit qu’elle peut appeler son parent elle-même si elle pense qu’il y a ainsi plus de chances pour qu’il prenne l’appel, afin qu’il vienne la chercher. Dans son bureau, l’infirmière me raconte le quotidien des élèves qui passent à l’infirmerie. Quand ils arrivent trop près de l’heure du prochain cours alors qu’ils auraient pu venir bien avant, étant libres pendant l’heure précédente, elle n’accepte pas de les garder – du moment qu’ils n’ont visiblement rien de sérieux. En ce moment des « mal au ventre », elle ne croit pas que ce soit déjà une épidémie de gastro, plutôt le résultat du stress de la rentrée dans ce grand lycée. Il est rare que le professeur doive lui envoyer un ou une lycéenne pendant le cours, en général on attend la fin de l’heure, mais si cela arrive l’élève qui va mal est accompagné par un autre élève « de confiance ». Je lui parle d’une de mes élèves qui est venue me voir après un cours en difficulté psychologique, si le problème persistait je pourrais l’accompagner jusqu’à l’infirmerie, ce que je m’apprêtais d’ailleurs à faire avant qu’elle n’y renonce – ne pas essayer de gérer moi-même un tel problème, ce n’est pas le rôle du professeur.

 

dans un cours de Première ST2S, l’une de mes classes en demi-groupe avec leur prof principal

Je découvre cette matière, Sciences et techniques de la santé et du social. Les tables sont disposées en U. Les élèves sont attentifs et de bonne volonté, la professeure, d’allure sportive, très calme et bienveillante. Elle appelle chaque élève par son prénom, ce que je ne suis pas encore capable de faire pour tous – et me dira ensuite qu’elle a un trombinoscope sur sa table, qu’elle révise discrètement pendant le cours (j’en aurai bientôt un aussi).

Elle commence par interroger les élèves sur le cours précédent. Leur distribue, sur une demi-feuille, une « proposition de correction » de leur dernier TD. Des élèves se relaient pour la lire à haute voix. Elle leur fait repérer les connecteurs logiques du texte en leur rappelant qu’on attend d’eux une réponse structurée.

Au bout de vingt minutes, on passe à un diaporama récapitulant des modes d’interventions de l’État dans le domaine de la santé publique ; la plupart des élèves le recopient d’eux-mêmes dans leur cahier, pendant qu’elle continue à les commenter et à les inciter à intervenir – ce qu’ils font. Dix minutes après, nouveau diaporama, en rapport avec un document qu’ont les élèves, et sur lequel la professeure les invite à surligner certains mots-clés (des verbes sur le rôle de l’OMS). Tandis que presque tous les élèves, là aussi, recopient le texte du diaporama, elle annonce que tel point sera détaillé dans un prochain cours. Puis elle élargit la question, toujours en interrogeant les élèves pour qu’ils trouvent eux-mêmes des exemples. Elle reprend calmement une élève qui fait des bulles avec son chewing-gum – toujours avec bienveillance : « (Prénom de l’élève), déjà le chewing gum je n’aime pas trop, mais les bulles, là, c’est pas possible ». Rien de plus, l’élève a compris.

Dix minutes avant la fin du cours elle demande s’il y a des questions. Certains élèves sont tentés de commencer à ranger discrètement leurs affaires, elle leur rappelle que ce n’est pas fini. Nouveau diaporama, la professeure le lit, les élèves notent. Elle les invite à aller en voir plus sur la question sur Internet. Encore un diaporama, la professeure, debout toujours, se déplace peu au cours de l’heure, seulement entre l’écran et sa table.

Une fois les élèves partis, je la complimente pour son calme et celui de sa classe. C’est plus facile en demi-groupe, me dit-elle. C’est ce que j’ai constaté aussi dans mes cours. Je lui raconte que la dernière fois où je les ai eus à 35 pendant deux heures, ils ont été très calmes pendant la première heure, puis très bavards pendant la deuxième heure. Elle me dit que les choses se passent aussi de cette façon avec elle. Cela ne semble pas la préoccuper énormément, s’est-elle fait une raison ou contrôle-t-elle mieux le problème que je ne le fais ? J’irai dans d’autres cours voir ce qu’il en est (mais les profs n’ont pas tous envie d’accueillir un stagiaire dans leur classe, ce que je comprends), et je continuerai à essayer de régler aussi ce problème de mon mieux, consciente que c’est un problème à peu près général en France, alors qu’il est quasiment inexistant, voire inconcevable, dans d’autres pays (je connais des exemples concrets, de proches scolarisés en Finlande et en Angleterre, deux pays qui ont pourtant des systèmes très différents l’un de l’autre, le premier presque communiste, l’autre ultralibéral). Il me semble que les élèves français ne sont pas assez responsabilisés, et qu’ils se livrent donc à l’irresponsabilité et à l’incivisme. Mes collègues profs me répètent que ce sont des « petits », et j’ai du mal à faire comprendre à ma tutrice que je ne veux pas les traiter en petits en leur mâchant le travail, leur donnant des consignes précises pour la tenue du classeur etc. J’essaie ma propre pédagogie, j’ai vu les élèves eux-mêmes y résister et protester avec force, puis finalement être ravis du résultat, qu’ils n’auraient pas imaginé. Je sais qu’il faut du temps et qu’on ne change pas le formatage des esprits si facilement, mais je continue à travailler à essayer de les libérer de ce paternalisme ou de ce maternalisme qui annule quasiment les apprentissages et entrave le développement psychique et intellectuel.

 

seinehier samedi à Paris, photos Alina Reyes

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