Dagues et textes

non anniversaire

photo Christophe Leroux ; pour en voir d’autres : son site

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En ce jour de mon non-anniversaire, comme dit Lewis Carroll, il me vient de faire un petit point sur ma vie, comme on en fait à la fin d’une phrase qui en appelle une autre. Il me vient le souvenir du jour où je volai le poignard d’un garçon et le gardai dans mon tiroir à dessous (culottes, car je ne portais pas de soutien-gorge). C’était l’été de mes dix-sept ans, je le passai avec une bande de garçons disons un peu border-line, des gars de la banlieue parisienne. Je sortis avec l’un d’eux, lui demandai de me dépuceler, et quelques temps après lui volai son poignard, en toute courtoisie. Il y avait longtemps que je lisais énormément, et aussi que j’écrivais, c’est pourquoi je fis une chose pareille. Je n’avais encore lu ni Cortazar ni Borges, mais ce geste aurait pu entrer dans l’un de leurs textes – ils aimaient les poignards.

Il me vient aussi le souvenir du jour, plus récent, où je libérai un taureau furieux de s’être pris les cornes dans un filet, à la montagne, il me vient le souvenir de la rugosité de ses cornes dans les paumes de mes mains, et de ce moment étrange où, aussitôt délivré, il me suivit et se coucha devant ma porte. Je suis dans l’âge que depuis l’enfance je veux avoir, à la fois dans la vieillesse et dans la fraîcheur d’esprit. En voilà un bon non-anniversaire !

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naziyah mahmood par fiona brimsNaziyah Mahmood, photographiée par Fiona Brims

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« Rouge », à l’école de l’image des Gobelins

estelle hocquet« Meet me under the red tree », par Estelle Hocquet

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antoine bonnet« La danse des diablotins », par Antoine Bonnet

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fanny hagdhal sorebo« Sa gar det », par Fanny Hagdhal Sörebo

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lesego vorster« The Parade », par Lesego Vorster

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valentin lucas

« Tien An Men », par Valentin Lucas

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louis thomas« Le livre rouge », par Louis Thomas

*mohammad babakoohl« La fleur de tapis », par Mohammed Babakoohl

*valentine zhang« Le baiser », par Valentine Zhang

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rougeBeaucoup d’autres œuvres des élèves sur ce thème à voir ou même à acquérir à petits prix à l’école des Gobelins

photos Alina Reyes

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Affaire Kristeva. Aux dupes

Il faut reconnaître à Julia Kristeva une parole de vérité, peut-être la seule qu’elle ait jamais écrite ou prononcée – miracle des phénomènes de révélations, sans doute. Une révélation qui « constitue une atteinte à mon honneur et à ma considération » et « porte tout autant préjudice à mon travail », déclare-t-elle en niant avoir espionné la France pour le compte de la police secrète bulgare, qui a exercé une féroce répression sur son peuple tout en exécutant servilement les basses œuvres du KGB. En effet, cette révélation déshonore gravement cette personne couverte d’honneurs, et décrédibilise complètement son travail, ses textes écrits dans un français défiguré (mais il n’était pas nécessaire d’être au courant de cette trahison pour voir quel charabia s’écrivait là), sans parler de son féminisme mis à mal par une note expliquant qu’elle a fait un mariage intéressé (argent, relations).

Tout en rappelant que la Bulgarie a rendu publique une partie du dossier (purgé et en partie détruit dans les années 90, donc il est impossible de connaître la réelle ampleur et la réelle durée de sa collaboration) comprenant une partie des rapports de Kristeva, et tout en m’interrogeant sur la suite des activités de cette personne après la chute de l’empire soviétique (et sur ce qu’il en est de Sollers dans cette trahison), j’ai une pensée pour les « dupes » dont parle Molière à travers cette tirade de Dom Juan, que je dédie à Frédéric Boyer, des éditions Bayard, au pape Benoît XVI, à Antoine Compagnon, professeur au Collège de France, aux présidents de la République française qui l’ont promue au rang d’officier puis de commandeur de la Légion d’honneur, et à tant d’autres qui se reconnaîtront s’ils me lisent encore.

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Il n’y a plus de honte maintenant à cela : l’hypocrisie est un vice à la mode, et tous les vices à la mode passent pour vertus. Le personnage d’homme de bien est le meilleur de tous les personnages qu’on puisse jouer aujourd’hui, et la profession d’hypocrite a de merveilleux avantages. C’est un art de qui l’imposture est toujours respectée ; et quoiqu’on la découvre, on n’ose rien dire contre elle. Tous les autres vices des hommes sont exposés à la censure, et chacun a la liberté de les attaquer hautement ; mais l’hypocrisie est un vice privilégié, qui, de sa main, ferme la bouche à tout le monde, et jouit en repos d’une impunité souveraine. On lie, à force de grimaces, une société étroite avec tous les gens du parti. Qui en choque un, se les jette tous sur les bras ; et ceux que l’on sait même agir de bonne foi là-dessus, et que chacun connaît pour être véritablement touchés, ceux-là, dis-je, sont toujours les dupes des autres ; ils donnent hautement dans le panneau des grimaciers, et appuient aveuglément les singes de leurs actions. Combien crois-tu que j’en connaisse qui, par ce stratagème, ont rhabillé adroitement les désordres de leur jeunesse, qui se sont fait un bouclier du manteau de la religion, et, sous cet habit respecté, ont la permission d’être les plus méchants hommes du monde ? On a beau savoir leurs intrigues et les connaître pour ce qu’ils sont, ils ne laissent pas pour cela d’être en crédit parmi les gens ; et quelque baissement de tête, un soupir mortifié, et deux roulements d’yeux rajustent dans le monde tout ce qu’ils peuvent faire. C’est sous cet abri favorable que je veux me sauver, et mettre en sûreté mes affaires. Je ne quitterai point mes douces habitudes ; mais j’aurai soin de me cacher et me divertirai à petit bruit. Que si je viens à être découvert, je verrai, sans me remuer, prendre mes intérêts à toute la cabale, et je serai défendu par elle envers et contre tous. Enfin c’est là le vrai moyen de faire impunément tout ce que je voudrai. Je m’érigerai en censeur des actions d’autrui, jugerai mal de tout le monde, et n’aurai bonne opinion que de moi. Dès qu’une fois on m’aura choqué tant soit peu, je ne pardonnerai jamais et garderai tout doucement une haine irréconciliable. Je ferai le vengeur des intérêts du Ciel, et, sous ce prétexte commode, je pousserai mes ennemis, je les accuserai d’impiété, et saurai déchaîner contre eux des zélés indiscrets, qui, sans connaissance de cause, crieront en public contre eux, qui les accableront d’injures, et les damneront hautement de leur autorité privée. C’est ainsi qu’il faut profiter des faiblesses des hommes, et qu’un sage esprit s’accommode aux vices de son siècle.

Molière, Dom Juan, acte V, scène 2.

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Au nom des ours.es

Nicolas Hulot veut réintroduire deux ourses dans les Pyrénées. Je lis dans un magazine écologiste ce titre : « Les ours béarnais vont pouvoir copuler ». Voilà donc des ourses considérées comme objets livrés aux mâles de leur espèce, et toute leur espèce considérée comme objet qu’on peut trafiquer, pour la bonne cause évidemment. On ne voit pas quelle violence on fait subir à ces animaux, capturés, soumis à de la chirurgie, déportés complètement déboussolés dans un endroit qu’ils ne connaissent pas, très peuplé d’humains. Il n’est pas rare qu’ils adoptent des comportements aberrants, comme d’entrer dans des villages et se nourrir dans les poubelles. Pour l’ourse déportée Franska, cela s’est terminée par une mort violente, dont j’avais fait écho dans ce texte que je redonne maintenant en hommage à la nature et à la vérité qu’on ne cesse de bafouer.

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Un matin dans une forêt de pins, par Ivan Shishkine et Constantin Savitsky

Un matin dans une forêt de pins, par Ivan Shishkine et Constantin Savitsky

LA GRANDE OURSE

Repose en paix, Franska. Me dit le vent, la brise dans la maison qu’on m’a prise.

La justice des hommes, qu’ils s’étaient mis en position de me devoir, par ma mort révèle ce qu’elle est, et d’abord pour eux-mêmes : iniquité systématique, à la fois dissimulée et flagrante. Les animaux sauvages ont-ils un prénom ? On m’a enlevée à ma forêt natale, on m’a fait subir un long voyage par route, des opérations chirurgicales. Pour pouvoir me ficher, me surveiller, me suivre à la trace technologique comme n’importe quel citoyen du monde moderne. On m’a ouvert le ventre pour y implanter un radio-émetteur. On m’a arraché une dent pour déterminer mon âge. Comme au chien de la fable, on m’a imposé un collier. Pour me maintenir attachée non par une laisse, mais par un GPS relié à plusieurs satellites.

Ainsi kidnappée, déplacée, manipulée, triturée, trafiquée, ainsi informée de l’homme et de sa familiarité brutale, on m’a fait reprendre la route. Enfin, on m’a relâchée sur un territoire que je ne connaissais pas, où je n’ai pu me fondre, et qui s’est vite révélé hostile : un mois avant ma mort, j’avais déjà des dizaines de plombs de petit calibre dans le corps.

Ils m’avaient appelé Franska, donc. Façon de marquer ma naturalisation ? En fait une domestication forcée. Me gratifier d’un prénom signifiait ma réduction à l’état d’objet des hommes. D’objet propre à satisfaire les intérêts et les fantasmes obscurs des hommes. Car leur fascination pour le monde naturel n’a d’égale que leur haine secrète envers lui. C’est toute l’histoire de l’humanité : un incessant combat contre la nature. Qui prend parfois les traits de l’amour. D’un amour faux, irresponsable, aveugle. Au nom de l’amour de mon espèce, on m’a fait subir tous ces outrages. C’est une manœuvre en laquelle les hommes sont maîtres. Ils la pratiquent beaucoup entre eux. Une puissance étrangère envahit un pays et y installe durablement la guerre, ou la dictature, sous prétexte de lui apporter la démocratie et la paix. Dans l’espace privé comme dans l’espace public, on insulte, on souille, on détruit couramment ce que l’on désire et voudrait honorer. Toujours au nom du bien et pour la bonne cause, les peuples sont les dupes continuelles de ceux qu’ils élisent. Le mensonge d’État s’étend à tous les secteurs du pouvoir.

Justement, revenons à toi, Franska, chuchote et crie le vent.

J’ai causé bien des problèmes, dans ces montagnes où j’errai, déracinée de ma forêt originelle. Comme bien d’autres ours avant moi, « réintroduits » pour le bien que nous veulent les bureaucrates et leurs idéologues, je me suis attaquée aux troupeaux des hommes. De mes pattes puissantes j’ai ouvert les côtes des brebis comme des portails, dévoré leur cœur – ou pire encore, je l’ai délaissé. Le carnage apparut maints matins, dans maintes prairies, à maints bergers, qui en restèrent aussi tremblants et traumatisés que leurs bêtes survivantes.

Une nouvelle fois, la colère des éleveurs a monté. Une nouvelle fois, ils ont protesté bruyamment, soutenus par les élus locaux. Comme depuis des années, l’affaire n’en finissait pas. On a même tenté d’effrayer le touriste en plaçant çà et là sur le territoire de telle commune où j’étais passée, des panneaux avertissant le randonneur que le maire dégageait sa responsabilité en cas de rencontre avec le fauve.

Et puis voici qu’en une bien triste aurore d’août, un militaire basé sur l’une de ces communes « menacées » écrasait, raconta la presse, l’ourse maudite, sur une quatre-voies. Aussitôt fait, aussitôt réglé : une tente était dressée autour de l’accident afin de le rendre invisible, et la route bloquée par les gendarmes cinq heures durant, tandis que les hélicoptères assuraient la surveillance par le haut. Un peu plus tard on montrerait à la télévision la traînée de sang sur le bitume, et le sinistre cadavre de l’ourse éventrée. On expliquerait le scénario : une première voiture aurait, sans s’arrêter, heurté et blessé l’animal, qui aurait poursuivi sa traversée avant d’être frappée une deuxième fois par le véhicule de l’armée.

L’absence de témoins, hors une mystérieuse conductrice qui ne songea à se manifester à la police qu’après avoir appris ma mort, ne doit bien sûr pas faire douter un instant les citoyens de la véracité des faits. On voit mal les autorités, embarrassées par ce dossier, imaginer de fermer la route à six heures du matin, pour y monter un faux accident avec une ourse repérée, capturée la veille, et déjà sacrifiée. Ou bien poussée sur la voie… Évidemment on peut tout imaginer, pourquoi et comment croire tout ce que l’ « on » raconte ? Mais voyons, et la science ? Le rapport d’autopsie confirme, donc… Et puis, à qui aurait profité la ma mort ? À tout le monde ? Puisque je ne me tenais pas bien, puisque je n’avais pas sept ans comme on le croyait mais dix-sept ans, puisque je ne servais ni les intérêts de la région ni les partisans de la réintroduction ? Un moindre mal eût sans doute été de me rendre à ma forêt qui me pleurait et m’espérait, mais l’homme n’aime pas se désavouer. Les meilleurs complices du crime sont les sourds.

Franska, dit le vent, fausse ou vraie victime d’un accident de la route, ourse des sourds, ne tends-tu pas un miroir aux humains, dans ta triste fin ? Ayant détruit la variété des peuples, réduit le chatoiement de leur humanité, sont-ils devenus si seuls, sous leurs universels tristes tropiques, qu’il leur faut désormais humaniser les bêtes en leur donnant un nom, avant de les détruire, non comme le chasseur tue sa proie, mais dans un réseau de responsabilités administratives et collectives ? Ta mort n’est-elle pas le reflet de la mort qu’il se donnent et se promettent eux-mêmes ? Je te vois, je te lis, signe de leur liberté et de leur dignité bafouées. Logique meurtrière d’une pensée calculatrice acharnée contre la pensée sauvage. Ton sang obscènement exposé sur le bitume, il crie de rage, il est en moi. Dit le vent. Et les arbres balancent leurs hauts feuillages comme des chevelures de femmes debout sur les rochers, face à la mer où le bateau de leurs hommes vient de sombrer.

L’après-midi même, dans le village du militaire qui, après ça, partait vite en vacances, on fêtait, à grands renforts de sono, l’arrivée de la Vuelta, course de vélos espagnole. Au stand de l’Armée de terre, un jeune soldat en treillis distribuait des brochures de propagande aux enfants désœuvrés. Sur celui de la presse locale, on amusait le public avec des quizz sur les derniers vainqueurs du Tour de France. Toute question de dopage oubliée, les gagnants empochaient, ravis, de laids colifichets frappés de publicités. Et du côté des éleveurs, on se promettait d’alimenter à vie en gigot d’agneau l’exécuteur missionné d’une pauvre ourse qui avait eu le tort de ne pas savoir ne pas être libre. D’une grande ourse qui continue à danser dans le ciel, transporter la nuit et servir de boussole.

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Haïkus du merle et de la pluie

Vent et giboulée

Dans les branches nues encore

mille gouttes brillent

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Dans la nuit la pluie

tapote à la vitre. On sent

que le lit s’envole

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Les yeux clos j’écoute

le merle qui chante à l’aube

parmi les bourgeons

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paonune œuvre de street art ces jours-ci à Paris 5e

L’image des écritures placée en vignette de la note est un détail d’une œuvre de Mathieu Pernot, artiste en résidence au Collège de France

photos Alina Reyes

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Plaisir sublime et art d’errer sans se perdre. Avec Paul Valéry

aujourd'hui à Paris 5e, photo Alina Reyes

aujourd’hui à Paris 5e, photo Alina Reyes

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« Tel est le point. Un plaisir qui s’approfondit quelquefois jusqu’à communiquer une illusion de compréhension intime de l’objet qui le cause ; un plaisir qui excite l’intelligence, la défie, et lui fait aimer sa défaite ; davantage, un plaisir qui peut irriter l’étrange besoin de produire, ou de reproduire la chose, l’événement ou l’objet ou l’état, auquel il semble attaché, et qui devient par là une source d’activité sans terme certain, capable d’imposer une discipline, un zèle, des tourments à toute une vie, et de la remplir, si ce n’est d’en déborder, – propose à la pensée une énigme singulièrement spécieuse qui ne pouvait échapper au désir et à l’étreinte de l’hydre métaphysique. Rien de plus digne de la volonté de puissance du Philosophe que cet ordre de faits dans lequel il trouvait le sentir, le saisir, le vouloir et le faire, liés d’une liaison essentielle, qui accusait une réciprocité remarquable entre ces termes, et s’opposait à l’effort scolastique, sinon cartésien, de division de la difficulté. L’alliance d’une forme, d’une matière, d’une pensée, d’une action et d’une passion ; l’absence d’un but bien déterminé, et d’aucun achèvement qui pût s’exprimer en notions finies ; un désir et sa récompense se régénérant l’un par l’autre ; ce désir devenant créateur et par là, cause de soi ; et se détachant quelquefois de toute création particulière et de toute satisfaction dernière, pour se révéler désir de créer pour créer , – tout ceci anima l’esprit de métaphysique : il y appliqua la même attention qu’il applique à tous les autres problèmes qu’il a coutume de se forger pour exercer sa fonction de reconstructeur de la connaissance en forme universelle.

Mais un esprit qui vise à ce degré sublime, où il espère s’établir en état de suprématie, façonne le monde qu’il ne croit que représenter. Il est bien trop puissant pour de voir que ce qui se voit. (…)

Ainsi, devant le mystère du plaisir dont je parle, le Philosophe justement soucieux de lui trouver une place catégorique, un sens universel, une fonction intelligible ; séduit, mais intrigué, par la combinaison de volupté, de fécondité, et d’une énergie assez comparable à celle qui se dégage de l’amour, qu’il y découvrait ; ne pouvant séparer, dans ce nouvel objet de son regard, la nécessité de l’arbitraire, la contemplation de l’action, ni la matière de l’esprit, – toutefois ne laissa pas de vouloir réduire par ses moyens ordinaires d’exhaustion et de division progressive, ce monstre de la Fable Intellectuelle, sphinx ou griffon, sirène ou centaure, en qui la sensation, l’action, le songe, l’instinct, les réflexions, le rythme et la démesure se composent aussi intimement que les éléments chimiques dans les corps vivants ; qui parfois nous est offert par la nature, mais comme au hasard, et d’autres fois, formé, au prix d’immenses efforts de l’homme, qui en fait le produit de tout ce qu’il peut dépenser d’esprit, de temps, d’obstination, et en somme, de vie.

La Dialectique, poursuivant passionnément cette proie merveilleuse, la pressa, la traqua, la força dans le bosquet des Notions Pures.

C’est là qu’elle saisit l’Idée du Beau.

Mais c’est une chasse magique que la chasse dialectique. Dans la forêt enchantée du Langage, les poètes vont tout exprès pour se perdre, et s’y enivrer d’égarement, cherchant les carrefours de signification, les échos imprévus, les rencontres étranges ; ils n’en craignent ni les détours, ni les surprises, ni les ténèbres ; – mais le veneur qui s’y excite à courre la « vérité », à suivre une voie unique et continue, dont chaque élément soit le seul qu’il doive prendre pour ne perdre ni la piste, ni le gain du chemin parcouru, s’expose à ne capturer enfin que son ombre. Gigantesque, parfois ; mais ombre tout de même. »

Paul Valéry, Discours sur l’esthétique

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Continuidad de los parques, Continuité des parcs, de Julio Cortazar, en quatre courts-métrages et une peinture

Le texte bref et fulgurant de la fameuse nouvelle peut être lu ou relu ici. Elle a été publiée pour la première fois en 1956 (année de ma naissance) dans le recueil Fin d’un jeu et se trouve maintenant dans Les Armes secrètes. Julio Cortazar est l’auteur qui m’a donné mon nom d’auteure, trouvé également dans Les Armes secrètes (dans la nouvelle La Lointaine). Son œuvre entière et chacun de ses textes pourraient s’intituler Continuité des parcs. Mon nom, par exemple, y est l’anagramme de es la reina y… En toute continuité des parcs, Cortazar entre dans ma thèse, qui est elle-même une fresque de la continuité des parcs. Je contemple chaque jour la peinture Molecule Park, que j’ai faite en lien avec cet univers de continuité des parcs, et que je donne ici après les vidéos. (L’immense beauté convulsive de ma thèse, que je suis en train de terminer, emplit de joie tous mes parcs, les démultiplie pour s’y répandre encore, toujours plus loin.)

J’aime ce court-métrage où la nature tient une place essentielle. Il est seulement dommage que le poignard de la nouvelle ait été remplacé par un pistolet. C’est un film québécois de Gabriel Argüello :

Et voici l’interprétation de la nouvelle par le réalisateur uruguayen Alfonso Guerrero :

Le nom du réalisateur n’apparaît pas sur celui-ci, qui a aussi un bel intérêt poétique, quoique la fin soit un peu trop explicite :

Enfin, cette très belle animation réalisée par des élèves de la San Joaquin School avec leur professeur, Diego Pogonza, et la voix de Cortazar :

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molecule park!-minpeinture Alina Reyes

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Au Collège de France et à l’École normale supérieure. Joie de la recherche

cour college de france

En entrant de nouveau au Collège de France, où je n’étais pas allée depuis un certain temps, j’ai éprouvé une vive et puissante émotion, l’exaltation de me trouver dans un temple de la science. Je suis partie et arrivée à l’avance, sachant que la conférence de David Graeber, suivie d’un entretien avec le non moins excellent Philippe Descola, ferait salle comble. Rappelons que l’entrée aux cours du Collège de France, des cours du plus haut niveau qui soit, où se révèle dans toutes les disciplines la recherche en train de se faire, est libre et gratuite, ouverte à tous. Une vraie gloire de la France.

college de franceau Collège de France (ci-dessus) et à l’ENS (ci-dessous), à Paris hier et avant-hier, photos Alina Reyes

ens

Le lendemain matin j’entrais à l’ENS, École normale supérieure, autre temple de la science, ou dirais-je plutôt, monastère de la science, pour y suivre la première journée d’un colloque passionnant sur « l’épopée des petites filles, du XIXe au XXIe siècle ». L’entrée au colloque était également libre et ouverte à tous – mais j’étais peut-être la seule étrangère à l’école à m’y trouver. Le but de cette note n’est pas de rapporter ou de commenter ce qui a été dit lors de cette conférence et de ces communications – j’y reviendrai peut-être. Je veux juste aujourd’hui évoquer la sensation extraordinaire que donnent l’accès au savoir, l’approche du savoir. Ressentie dans ces lieux comme elle peut être ressentie aussi dans une bibliothèque, ou tout simplement en ouvrant certains livres. (Je regrette juste l’usage systématique (mais pas au Collège de France), lors des communications, du powerpoint. Lorsqu’il faut montrer des images, c’est très bien. Mais quand il s’agit seulement de redoubler la parole, le powerpoint est une facilité qui affaiblit considérablement la parole).

Apprendre c’est déjà rechercher. La recherche est difficile, exigeante, ardue, combattante, enthousiasmante, extrêmement gratifiante. Elle augmente la vie à l’infini. Écrire une thèse est la meilleure décision que j’ai prise de ma vie.

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Mes ateliers d’écriture en lycée

cailloux*

Dès le début de l’année, j’ai instauré des ateliers d’écriture avec mes deux classes, presque chaque semaine pendant les heures en modules. Mon but était non de leur apprendre à écrire, mais de libérer leur parole, leur pensée, leur esprit – comme un échauffement pour leur intelligence. Je me suis inspirée, pour mettre au point ces ateliers, d’une expérience que j’ai vécue il y a quelques années aux Compagnons de la nuit, une association qui reçoit des personnes sans abri le soir pour leur permettre d’échanger autour de jeux de société, simples conversations ou diverses activités dont, régulièrement, des ateliers d’écriture. J’ai retenu de cette expérience la puissante expression qu’elle libérait parmi les participant.e.s, individuellement et collectivement (contrairement à d’autres ateliers d’écriture, plus classiques, auquel j’assistai ailleurs). Et je l’ai adaptée à mes classes en demi-groupes en m’attachant prioritairement à créer un climat d’humanité propice à la réussite de cet exercice difficile mais très fructueux.

Je demande aux élèves de disposer la classe en U, un U presque fermé par ma table, afin que nous formions un cercle ouvert. J’écris le sujet, souvent très simple et toujours très ouvert, au tableau. Le cours durant une cinquantaine de minutes est partagé en deux temps : celui de l’écriture, puis pendant les vingt dernières minutes, celui de la lecture à haute voix de chaque texte par chaque auteur.

La première fois, les élèves ont protesté vivement contre ce que je leur demandais de faire : jamais, disaient-ils, ils n’arriveraient à écrire un texte en si peu de temps ; et surtout, ils ne voudraient pas lire ce qu’ils auraient écrit devant les autres. Les protestations ont duré dix minutes, durant lesquelles j’ai attendu calmement leur acceptation, en les encourageant sans reproches ; puis ils se sont mis au travail, le silence s’est fait et tout s’est parfaitement déroulé. Par la suite, ils ont beaucoup goûté ces ateliers, m’en réclamant les semaines où nous n’en faisions pas. Ces ateliers anéantissent les hontes et libèrent la parole tant à l’oral qu’à l’écrit. La nécessaire rapidité d’exécution est un atout pour la libération de cette parole, qui surgit à la fois dans l’urgence et dans la discipline consenties, appréciées.

La réussite de ces ateliers repose sur la disposition humaine que l’enseignant.e doit installer. Il lui faut être dans un état de grande paix. Écrivaine, je n’ignore pas le phénomène dit d’angoisse de la page blanche. Je respecte donc ce temps nécessaire pour parvenir à se lancer dans le travail. Les cinq ou dix premières minutes, les élèves manifestent leur inquiétude par des questions, des bavardages, toutes sortes d’évitements. Je circule parmi eux, au milieu du U, donnant réponses aux questions et encouragements. Puis je retourne à ma table, devant laquelle je reste debout, à la fois présente et discrète, et ils se jettent à l’eau : presque toujours dans un immense calme, ils écrivent pendant le temps qu’il leur reste, une vingtaine de minutes, jusqu’au moment où je signale que le moment est venu de passer à l’étape de la lecture. Tant pis si le texte n’est pas achevé : la règle est que chacun lise ce qu’il a pu faire, que tous écoutent, et que tous (y compris l’enseignant.e) applaudissent discrètement à la fin de chaque lecture, pour remercier l’auteur.e de sa lecture (non pour applaudir le texte lui-même – la règle précise que nous ne sommes pas là pour juger).

Ainsi même ceux et celles qui redoutaient le plus l’épreuve de la lecture publique en viennent à apprécier vivement ce moment. Même sans savoir écrire « correctement », même avec des passés simples épouvantables (car même s’ils le connaissent mal le passé simple les séduit) les uns et les autres parviennent à émouvoir, ou à faire rire, ou à impressionner, à faire réfléchir, à surprendre… Le principe est très gratifiant pour chaque auteur.e mais aussi pour l’ensemble du groupe, qui apprécie de s’écouter dans la réciprocité. Quand je demande qui veut commencer, plusieurs mains se lèvent, et parmi les plus enthousiastes on peut compter nombre d’élèves parmi les moins « forts » en français. Ensuite on lit généralement les uns à la suite des autres, sans perdre de temps, dans un sens ou dans l’autre du cercle. Je n’ai quasiment rien à dire, ils connaissent le principe et l’appliquent tout seuls. Écrits dans ces conditions, les textes sont souvent puissants, malgré les maladresses ; et c’est ce qui donne un sentiment de profonde satisfaction à leurs auteur.e.s. Spontanément les élèves transposent dans de petites fictions ou de brèves réflexions les grandes questions éternelles de la littérature, violence, mort, amour… et débrident leur imagination et leur pensée. Tout en libérant leur esprit, cet exercice leur permet de comprendre l’essence profonde de la littérature, un bien commun à toute l’humanité dont ils font eux aussi, le temps d’un atelier, un bien commun, qui les rapproche les uns des autres et développe empathie, tolérance, respect.

corneille*

Les sujets peuvent appeler soit à la fiction, soit à la réflexion. Une fois, l’atelier s’est déroulé entièrement à l’oral. Les élèves ont été appelés à réfléchir une dizaine de minutes à une petite histoire (fiction inspirée ou non d’une histoire vraie) qu’ils pourraient raconter, puis à se lever tour à tour et à la raconter à l’assemblée (avec la classe de Première technologique, cette séance a été particulièrement intense, beaucoup d’élèves ayant raconté, sous forme de fiction, des moments très durs inspirés de malheurs vécus – cela ne leur avait pas été demandé, ils ont voulu le faire et ont même tenu à rester après la fin de l’heure, un vendredi à 17h30, afin que tous aient le temps de s’exprimer, dans un moment de grande communion). Une autre fois, après visionnage de calligraphies et de peintures associant lettres et dessin, il a été demandé de réaliser un travail liant écriture et dessin, afin de prendre conscience de l’importance de la « belle écriture », et qu’écrire doit être un acte appliqué.

Fréquemment revient la question : est-ce qu’on peut dire tout ce qu’on veut ? La réponse est oui, nous sommes là pour la littérature, il n’y a donc pas de censure, la seule interdiction est de ne pas essayer de faire vraiment de la littérature, de ne pas essayer de faire « au mieux », quels que soient le registre et la forme adoptés. La séance ne comprend aucun cours, aucune critique, aucune correction. Les textes me sont donnés à la fin, et l’ensemble est commenté lors d’un cours normal la semaine suivante, de façon cette fois détachée, quand je les leur rends (fautes corrigées) après y avoir relevé des points communs ou singuliers et mis en évidence telle ou telle question qu’ils soulèvent : nous en discutons en classe pendant une dizaine ou une quinzaine de minutes, avant de passer au cours normal, à l’étude et à l’analyse de textes au programme, etc.

Les sujets proposés sont toujours en lien avec le reste du travail fait en classe, avec les textes étudiés en classe, ou avec la « citation du jour » (je débute souvent mes cours par une citation soigneusement choisie, sur laquelle nous rebondirons au cours de nos réflexions sur les textes, tout au long du trimestre ou de l’année). Sujets donnés :

« Un loup sans forêt. Racontez. » (La semaine précédente, avait été donnée en classe la citation suivante, de la poétesse tzigane Papuzsa : « Le talent sans instruction est comme un loup sans forêt »).

« … par une petite porte dans ma chambre que je n’avais jamais vue, je découvris… »

« 1) Chacun de nous est marqué par le mode de pensée dans lequel il a été élevé. 2) Malgré cela, nous pouvons réfléchir par nous-mêmes. Donnez des exemples pour les deux cas. »

« Une rencontre particulière. Racontez. »

« Le rêve peut être une façon : 1) de fuir la réalité ; 2) d’enrichir la réalité intérieure. Donnez des exemples argumentés pour les deux cas. » (Les élèves ont pris conscience avec cette question de ce que pouvait bien vouloir dire « réalité intérieure »).

« La littérature sert : 1) à faire découvrir des réalités qu’on ne connaissait pas ; 2) à faire réfléchir. Donnez des exemples pour les deux cas. »

« Racontez un moment particulier » (Ce sujet a été donné pour un atelier réalisé entièrement à l’oral, sans passage préalable par l’écriture).

« La Brindille [nom de la rivière au bord de laquelle l’enfant a été violée et assassinée dans le conte de Maupassant étudié parallèlement, La petite Roque] a tout vu. Écrivez le flux de ses pensées, son désir de justice après le meurtre. »

« Écrivez en langage sms un dialogue de séduction inappropriée comme dans le Tartuffe de Molière » (travail donné à faire deux par deux, après lecture à voix haute, par les élèves du demi-groupe qui se relaient, de la scène correspondante dans Molière).

« Écrivez le monologue du Pauvre après sa rencontre avec Dom Juan » (scène précédemment étudiée en cours).

coccinellel’autre jour au Jardin des Plantes à Paris, photos Alina Reyes
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– Thèmes développés par les élèves de Seconde en réponse au sujet « Un loup sans forêt. Racontez » :

Un enfant sans parents ; un loup en ville (ou en cage, ou sur un parking, ou au zoo) ; un loup dont la forêt a brûlé ; un loup dans une décharge, y trouvant un bébé ; une créature blessée dans la forêt la nuit ; un loup face à une star ; un loup face à un engin métallique ; un loup face à l’océan ; un humain sans racines ; un loup domestiqué ; Paris sans tour Eiffel ; un loup errant ; un être à la rue ; un loup qui s’enfuit pour retrouver sa liberté ; un loup humain ; un loup trouvant sa louve après un incendie ; un loup errant et mourant dans la ville après que sa forêt a été rasée ; un loup et des voitures ; un être vivant sans vie ; un loup suicidé ; un loup sur les routes en Amérique du Sud ; un loup qui finit noyé ; un loup solitaire à la recherche d’une forêt dans la neige ; un homme sans maison ; un loup blanc qui semble un intrus parmi les loups sombres ; un loup impossible sans forêt ; un loup sans Chaperon rouge ; un loup étranger dans un nouveau pays.

– Thèmes développés par les élèves de Seconde en réponse au sujet « … par une petite porte dans ma chambre que je n’avais jamais vue, je découvris… » :

Un mur ; un tunnel ; un enfant-loup ; des proches décédés ; l’espace, en apesanteur ; des dizaines de kilos de cocaïne ; une bibliothèque et des objets précieux ; un jardin d’Éden et une porte qui apparaît et disparaît ; un monde presque parfait, infini ; une fontaine à vœux ; un bébé licorne inquiétant ; un endroit de terreur, un bunker nazi ; un monde magique ; une caverne d’Ali Baba ; un paradis souterrain ; des parents morts et des enfants pas encore nés, le passé et le futur ; une mère en sang et une petite fille sage ; l’enfance et le passé revenus ; le meurtre d’une enfant ; un homme avec un couteau plein de sang ; un stade de foot ; des pièces pleines de nourritures, de vêtements, d’argent ; un monde d’animaux ; un petit garçon ; une sœur jumelle ; une succession d’escaliers et de portes ; l’absence comme seul habitant ; une petite fée morte ; une boucherie humaine ; un cycle infini de chute ; une obscurité infinie ; une chambre inversée, plafond en bas.

– Thèmes développés par les élèves de Première ST2S en réponse au sujet « 1) Chacun de nous est marqué par le mode de pensée dans lequel il a été élevé. 2) Malgré cela, nous pouvons réfléchir par nous-mêmes. Donnez des exemples pour les deux cas » :

Beaucoup de réflexions sur l’inégalité des droits entre les hommes et les femmes qui règne dans la plupart des modes de pensée ; des exemples intéressants sur les différences culturelles et religieuses, les règles de vie, les façons de manger, de se vêtir, les différences linguistiques etc. ; des réflexions sur les différences de modes de pensée au sein d’une même culture générale entre les classes sociales ; des réflexions sur les différences de modes de pensée induits par les régimes politiques, comme par exemple l’antisémitisme par le nazisme ; des réflexions sur les différences de modes de pensée dans les questions sociétales, par exemple à propos des relations amoureuses, du cannabis, de la technologie ; des réflexions sur les différences de modes de pensée induits par l’Histoire, d’un siècle à l’autre ou d’une génération à l’autre ; des réflexions sur les différences de modes de pensée selon les familles, leur histoire personnelle ; enfin des réflexions sur le fait que nous pouvons apprendre à penser par nous-mêmes en grandissant, par des rencontres et par notre propre expérience et notre propre conscience, qui n’appartient qu’à nous.

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Virus. Une leçon politique

Par Y_tambe — Y_tambe's file, CC BY-SA 3.0, https://commons.wikimedia.org/w/index.php?curid=51529

Par Y_tambe — Y_tambe’s file, CC BY-SA 3.0, wikimedia

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Dans un fantastique texte du Théâtre et son double, Antonin Artaud évoque la peste comme une entité vivante, déterminée, capricieuse, intelligente. La peste est due à un bacille, mais il se peut qu’elle doive sa virulence à un virus.

De plus en plus, les scientifiques en viennent à considérer les virus comme des entités vivantes ; on a observé qu’ils étaient capables de stratégies, et de communiquer entre eux. Il y a plus de virus sur terre que d’étoiles dans l’univers, selon Car Zimmer. La plupart utiles, quelques-uns pathogènes – lesquels seraient en quelque sorte « en période d’apprentissage », ou « mal adaptés », selon Clément Gilbert : l’essence d’un virus n’est pas d’être nuisible, il ne l’est que parce qu’il n’est en quelque sorte pas fini, il n’a pas accompli son processus d’harmonisation avec le monde.

Comme je suis très fatiguée, mon organisme résiste mal aux virus. Depuis un mois et vingt jours que je suis en arrêt de travail, j’ai été deux fois terrassée par des épisodes grippaux assez violents. Celui qui est en train de se terminer s’est déroulé ainsi : tout a commencé par un soudain et banal rhume. Après s’en être pris à mon nez qu’il a fait couler comme une fontaine, le virus s’en est pris à ma gorge, qui s’est mise à gratter, enfler, devenir douloureuse, provoquer des toux ; tout en attaquant constamment la tête, accablée de migraines, il s’en est ensuite pris aux oreilles, qui ont souffert d’élancements aigus – tandis que les autres symptômes perduraient. Tout cela en l’espace de quelques heures. Entre deux suées, le ventre fut sa cible suivante, si bien que je ne pouvais plus avaler ne serait-ce qu’un verre d’eau sans le vomir. Enfin, une large éruption de gros boutons rouges sur une jambe compléta l’affaire.

À l’heure où j’écris ces mots, je dois encore lutter contre le sommeil qui m’a tenue clouée au lit pendant trois jours. Je ne le fais que parce que les symptômes sont maintenant bien affaiblis. Car je sais que c’est ce sommeil qui a permis de les affaiblir. J’ai confié ma guérison à mon corps, et il a fait ce qu’il fallait. Me faire dormir, dormir, dormir, pour le laisser se concentrer sur le travail à faire.

Je tire une leçon politique de ce processus. Quand un corps social est en crise (ce qui est presque toujours le cas), ce n’est pas le moment de l’accabler davantage encore par des antibiotiques et autres médicaments inutiles (comme des mesures antiterroristes massives) ni par des traitements de choc qui précipitent sa décomposition (toutes formes de libéralisations brutales selon « la stratégie du choc »). Il faut au contraire être humblement à son écoute, lui fournir les mesures de réconfort dont il a besoin pour ne pas se laisser déliter, pour avoir la force de se reconstituer et de se relever. Cela ne signifie pas être passif, ne rien faire, mais au contraire renforcer les défenses immunitaires, donner la vision de la guérison en train d’œuvrer, par le rassemblement solidaire de toutes les composantes vitales du corps social.

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