Le Corbeau, par Edgar Allan Poe : deux traductions d’Alina Reyes

J’ai réalisé ces traductions il y a quelques années. Les voici en format PDF, toujours en libre accès, précédés d’une brève explication de ma démarche. Personnellement je préfère la première présentée, c’est-à-dire la dernière écrite, mais à vous de voir !
Le Corbeau, par Edgar Allan Poe, traduit de l’américain
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Kitano citant Miyazaki, Lovecraft citant Poe… Quelques remarques sur l’espace et le vide

Totoro miyazaki

L’image cultissime de Mon voisin Totoro (1988), de Hayao Miyazaki n’est-elle pas longuement citée dans le beau film contemplatif – et non violent – de Takeshi Kitano, A Scene at the Sea (1991), visible en ce moment sur Arte ?

A Scene at the Sea kitano

 

La joie de voir citée dans une bonne œuvre une autre bonne œuvre multiplie la joie de l’œuvre. Ainsi de la citation, explicite celle-ci, des Aventures d’Arthur Gordon Pym d’Edgar Poe dans Les montagnes hallucinées de Lovecraft, que je viens de lire. Le narrateur de Lovecraft évoque à plusieurs reprises l’unique roman de Poe, dont Les montagnes hallucinées constituent ainsi une sorte de prolongation. Loin d’élucider le mystère du texte originel, le texte citeur en devient l’un des multiples bras, l’une des voies possibles dans le labyrinthe des sens, des significations possibles. Il en va de même avec les deux images des deux films, où une jeune fille attendant sous un parapluie fait face à la mort dans deux histoires différentes.

Et la correspondance va plus loin que la citation directement identifiable ou revendiquée. Le labyrinthe souterrain de Lovecraft ne fait-il pas écho au maelström de Poe, non seulement dans sa nouvelle Une descente dans le maelström, mais dans toute l’œuvre de Poe, investigation dans les profondeurs de l’être ? Et l’image de Kitano citant Miyazaki n’éclaire-t-elle pas toute l’œuvre de Kitano d’un désir d’innocence, ne donne-t-elle pas de sa violence habituelle une clé dramatique ?

Dans les deux cas, nous sommes transportés au-delà des mots. Les deux protagonistes de A Scene at the Sea sont sourds et muets. Et Les montagnes hallucinées se terminent sur l’onomatopée répétitive du texte de Poe : « Tekeli-li ! » Cette absence des mots, c’est l’espace entre une œuvre et une autre, entre un être et un autre, entre un monde et un autre. Contempler ou donner à voir cet effacement, c’est comme Leonard de Vinci se pencher au-dessus de la caverne, c’est comme le yogi trouver le vide – et en tirer une force prodigieuse. Franchissement de la mort, ou comme dit Poe, vengeance sur la poussière.

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« The adventure of the Creeping Man ». Conan Doyle et Stevenson, Poe, Freud (vidéo)

La nouvelle parue en 1923 a été traduite en français sous le titre « L’homme qui grimpait ». Mais creep signifie d’abord se glisser, ramper. Dans les premières lignes, Holmes envoie un message laconique au Dr Watson :

Come at once if convenient–if inconvenient come all the same.
« Venez de suite si vous pouvez – si vous ne pouvez pas, venez quand même ».
Ce message peut symboliser toute cette nouvelle : comment fait l’homme pour venir quand il ne peut pas venir ? Cela vaut d’évidence dans ce texte pour le sexe, mais le mécanisme est le même pour l’intellect, pour l’art, pour la politique, pour toute activité humaine où la question se pose : pouvoir ou ne pas pouvoir, disons pour paraphraser Shakespeare. Et c’est un bon indice aussi d’entendre dans ce convenient et cet inconvenient, qui signifient respectivement ce qui ne pose pas de problème et ce qui en pose, le commode et l’incommode, les sens de leurs cousins français convenable et inconvenant, et bien sûr inconvénient. Le principal inconvénient pour l’humanité consiste à pallier le non-pouvoir par des artifices misérables. Je n’en dis pas plus, je vous laisse goûter l’adaptation cinématographique (série télévisée britannique, 1984) par Michael Cox de cette histoire où l’on retrouve à la fois The Murders in the Rue Morgue de Poe, Dr Jekyll and Mr Hyde de Stevenson, et une psychanalyse par la fiction, le Dr Doyle étant au moins aussi perspicace que le Dr Freud.

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Le texte de la nouvelle, en anglais, peut être lu ici
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Edgar Poe : figures de l’Américain hanté

Voici le texte de la communication que j’ai faite lors de la journée d’études sur « L’Homo Americanus » au château de La Roche-Guyon (note précédente) organisée par des historiens de l’université de Cergy-Pontoise. J’ai ajouté divers détails à l’oral, comme des résumés des textes évoqués, des lectures d’extraits de La Chute de la Maison Usher et du Corbeau (dans mes traductions), et une présentation où j’évoquais la lumière américaine qui sort des frigos dont on ouvre la porte dans les films, et le fait que pour ma part j’allais évoquer les placards, qu’on ouvre moins volontiers car il s’y trouve beaucoup de cadavres.

1) De l’ancien au nouveau monde, déplacement du crime
2) Le viol de la chambre close
3) Poe et Freud sont dans un bateau, Freud tombe à l’eau, qu’est-ce qui reste ?

 

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1) De l’ancien au nouveau monde, déplacement du crime

L’univers d’Edgar Poe (1809-1849) est une scène théâtrale qui tire vers l’infiniment petit et vers l’infiniment grand – que l’on songe à l’importance de la minutie et du détail dans ses enquêtes (La lettre volée (1844), Double assassinat dans la rue Morgue (1841)) ou à son essai scientifique sur ce qu’il appelle « le groupe omnicompréhensif de l’univers » (Eurêka, 1848). Mais sur quoi enquête cet inventeur américain du roman policier ? De l’autre côté du monde, et dans un autre temps, Edgar Poe eut un illustre prédécesseur : Sophocle, inventeur d’une enquête policière (revenons ici à l’étymologie grecque de policière : qui concerne la polis, la cité) dont l’enquêteur et le coupable sont la même personne, Œdipe. Œdipe dans Œdipe roi (430-420 av J.-C.) enquêtait sur un double crime dont il était l’auteur : le meurtre de son père et l’inceste avec sa mère. Mais le double assassinat qui hante Poe est autre. Dans la morgue imaginaire de l’auteur américain se rencontrent nombre de femmes mortes, tantôt violemment, de façon explicite, tantôt mystérieusement, de façon à laisser s’étendre le doute sur la cause de leur mort – n’auraient-elles pas été assassinées, sinon par une violence physique, par quelque violence psychique ? Cette question trouve un écho dans la biographie de Poe, qui, à l’âge de deux ans, perdit sa mère, seule avec ses enfants après le départ de son mari, puis, à l’âge de vingt ans, sa mère adoptive, très aimée. Les femmes mortes (ou enterrées vivantes) dans l’œuvre de Poe peuvent être des épouses (Morella, Ligeia dans les nouvelles éponymes… (1835, 1838), des fiancées (Lenore du Corbeau (1845)), des sœurs (lady Madeline dans La chute de la Maison Usher (1839)), des cousines (Bérénice, 1835), une fille et une mère (Double assassinat dans la rue Morgue, 1841). Pour les personnages explicites de femmes assassinées ou profanées, il y a aussi des personnages explicites d’assassins ou de profanateurs. Les autres personnages de femmes mortes ouvrent un espace d’incertitude dans lequel la hantise se déploie. Hantise de l’inavoué, de la culpabilité cachée. Hantise du tueur et du profanateur.

Ainsi, en passant d’un monde à l’autre, en traversant l’Atlantique, le thème du parricide couplé à l’inceste dont Freud allait bientôt faire la scène originelle européenne, et le motif de l’enquête sur ce thème, se sont-ils transformés en thème et motif d’enquête de la femme tuée et de l’homme tueur/profanateur. Le père n’est plus tué mais tueur, la mère n’est plus épousée mais morte et toute épouse, sœur ou fille devient une figure de cette mère morte. L’aveuglement du fils sur son propre crime (et Œdipe en résolvant l’énigme de son identité et de son double crime finira par se crever les yeux) se trouve chez Poe transposé dans le texte lui-même, avec, toujours, son point aveugle, son non-dit, son trou noir autour duquel le texte tourne sans jamais l’éclairer complètement.

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2) Le viol de la chambre close

Dans son essai Le Principe poétique (1849), Poe écrit : « Tout poème, entend-on dire, devrait inculquer une morale et c’est à cette morale que doit se mesurer le mérite poétique de l’œuvre. Nous autres Américains avons spécialement patronné cette heureuse idée (…) mais la vérité toute simple est que si seulement nous nous autorisions à regarder dans nos âmes, nous y découvririons aussitôt qu’il n’existe ni ne peut exister sous le soleil d’œuvre plus empreinte de dignité et de noblesse que ce poème même – ce poème par soi-même – ce poème qui est poème et rien d’autre – ce poème écrit pour le seul poème. » Citant ce texte « révolutionnaire » de Poe dans sa préface au numéro de la revue Europe consacré à l’auteur américain (août-septembre 2001, n° 868-869), Henri Justin commente : « La clôture du texte tel qu’il la conçoit a quelque chose de la clôture monastique, elle active la verticalité – vers ciel et enfer, connaissance et anéantissement. » On pourrait ajouter à sa remarque que le poème selon Poe se suffirait à lui-même comme Dieu suffit au moine. Poe ne prône pas l’art pour l’art, mais l’élévation de l’âme par l’effet puissant d’un texte bref. Cette inversion de la conception américaine du poème par l’américain Poe n’est selon moi qu’une façon de dire noir sur blanc (selon un motif capital de la fin des Aventures d’Arthur Gordon Pym, 1838) l’homo americanus.

« Le merle blanc existe, mais il est si blanc qu’on ne peut le voir, et le merle noir n’est que son ombre », écrit Jules Renard dans son Journal (1900). Le narrateur du Corbeau parle de sa maison « hantée par l’horreur » et de son âme finalement tombée dans l’ombre qui flotte sur le sol, pour ne jamais s’en relever. Le merle noir de Poe est un corbeau, qui est l’ombre, le fantôme qui hante l’Américain si soucieux de morale. La méthode pourrait se rapporter à celle de Breton reprenant au début de Nadja (1928) l’adage « Dis-moi qui tu hantes, je te dirai qui tu es », en l’inversant en : « Dis-moi qui te hante, je te dirai qui tu es ». Si, comme le dit Hölderlin, « l’homme habite poétiquement le monde » (« En bleu adorable », 1808), son ombre l’habite horriblement. L’univers de Poe est un théâtre d’ombres – et il n’est pas étonnant que ce soit lui, un poète, un poète du nouveau monde, un auteur qui a réalisé la traversée et la transformation qu’elle implique, qui ait compris le premier, avant les astrophysiciens, pourquoi la nuit est noire – grâce à quoi nous pouvons admirer les étoiles, ce qui nous ramène à la contemplation du beau, opération salvatrice selon Poe.

Si un texte de Poe s’apparente comme le dit Henri Justin à une clôture monastique, c’est l’ombre de cette clôture et de l’élévation qu’elle permet qu’il nous montre. Les histoires de Poe ont lieu dans toutes sortes de maisons ou de pièces closes, voire murées (Le Chat noir, 1843), cellules de torture (Le Puits et le pendule, 1842), chambres ou tombeaux. Et pour permettre l’élévation, ces « clôtures » s’effondrent (La chute de la Maison Usher, 1839). Peut-être nous rapprochons-nous là de l’imaginaire américain de la frontière, d’une limite à toujours faire tomber, et qui ne tombe que dans le crime, commis contre les peuples aborigènes. La torture, le mal absolu, la mort, viennent de la vieille Europe et de la chrétienté comme dans Le Puits et le pendule (1842), placé sous le signe de l’Inquisition, mais aussi, dans le fantasme et l’épouvante du chrétien américain qui se souvient d’avoir été européen, d’un continent noir, sauvage, indéchiffré, figuré par l’orang-outan meurtrier de deux femmes dans un appartement parisien complètement fermé, dont on ne sait comment il a pu y entrer ni comment il a pu en sortir – appartement plus fermé encore après son passage, puisque l’animal qui tue pour avoir voulu singer l’homme civilisé a bouché le conduit de la cheminée avec le corps de la jeune fille assassinée. Figuré aussi par d’autres animaux, chat noir, corbeau. Et par l’univers entièrement noir des sauvages, noirs jusqu’aux dents, de l’énigmatique fin de son unique roman, Aventures d’Arthur Gordon Pym (1838). Si l’Américain a apporté sa « civilisation » mortelle sur le continent, il reste hanté par son crime, perpétré tout à la fois contre les populations autochtones, contre les populations africaines déportées et esclavagisées, contre les femmes également parfois déportées d’Europe et esclavagisées dans le mariage ou la prostitution, et contre la nature. Et cette hantise se renverse en peur de l’autre, du « noir », de l’ombre, du fantomatique « prophète de malheur », comme le narrateur du poème appelle le corbeau perché sur le buste de Pallas, déesse grecque de la raison renversée en folie, corbeau perché jusqu’à la fin des jours au-dessus du jeune homme qui, contrairement à Caïn poursuivi par l’œil dans le poème de Victor Hugo, semble ne pas être coupable du crime qu’il lui faut expier, n’en être que l’obscur héritier, aussi peu éclairé sur ce qu’il lui est imposé de payer que le Joseph K. du Procès de Kafka (1925). Poe n’en a pas fini d’être moderne.

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3) Poe et Freud sont dans un bateau, Freud tombe à l’eau, qu’est-ce qui reste ?

Selon Lacan, Freud aurait dit à Young, qui le lui aurait rapporté, en arrivant à New York par bateau en 1909 : « ils ne savent pas que nous leur apportons la peste ». Qu’elle ait été réellement prononcée ou seulement inventée, le succès de cette phrase appelle toujours de nouveaux commentaires. Le fait est que Freud a apporté à l’Amérique, et aux Américains, sinon la peste, en tout cas l’œdipe freudien. Et si les Américains s’en sont si bien emparés, c’est peut-être qu’il les soulageait d’avoir à connaître leur vrai mal, la peste réelle qu’ils avaient apportée avec eux sur ce continent bien avant l’arrivée de Freud, ce mal qu’un Edgar Poe leur montrait comme le plan d’eau reflétait la maison Usher fissurée, en leur donnant à ergoter sans fin sur un autre mal, plus ou moins fictif et en tout cas impliquant beaucoup moins leur culpabilité puisque fondé sur des crimes seulement symboliques et non sur la destruction effective de peuples, de personnes, d’animaux, d’espaces naturels. En débarquant à New York, Freud apportait Woody Allen. La théorie freudienne, comme un dogme religieux, opérait une occultation et un renversement de la vérité en déplaçant la culpabilité de l’homme, en la faisant endosser à l’enfant, désormais plombé, empesté, de désirs incestueux. Si donc tout vient de l’enfant, comme dans le dogme du péché originel, l’adulte recouvre les droits du colon sur tout être en situation de faiblesse par rapport à lui, que ce soit un enfant, une femme, une personne issue d’une minorité. Là encore on peut penser à ce qu’il en résulte non seulement dans l’art mais aussi dans la biographie de Woody Allen et de tant d’autres personnages, à l’instar de Weinstein, dont l’affaire a éclaté comme la révélation de la peste dans Thèbes : une « vapeur pestilentielle », pour reprendre les mots de Poe, s’exhalant de la pourriture générale autour de la maison Usher – prête à s’effondrer, comme, peut-être, à l’heure actuelle un système patriarcal oppresseur et criminel ? Le nouveau monde, cet éden, cet eldorado violés comme les chambres closes d’Edgar Poe, n’en continueront pas moins à regarder, de leur envoyé planté sur le buste d’Athéna, l’homme qui ne voudra pas savoir.

 

street art paris 13 3ces jours-ci à Paris 13e, photos Alina Reyes

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Poe, Magritte, et les lettres en leur tracé

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Un extrait de ma thèse, en majeure partie écrit ce matin à partir de cinq heures :

Ce que Magritte paraît avoir compris, en lisant Poe, de la démultiplication de l’être par la représentation, la création de personnages, c’est que celles-ci mettent en évidence une inter-diction de la reproduction de la réalité par l’art, par la diction placée à la fois comme miroir et comme mur ou rideau (the white curtain évoqué dans les dernières lignes du roman de Poe) entre la réalité et l’œuvre. L’art, la littérature, ne sont pas des reproductions de l’être mais des mécanismes à réveiller la conscience de l’être. Mécanismes comparables à l’allégorie de la Caverne de Platon, faite pour réveiller la conscience des hommes face au mur de représentations humaines qui ne sont pas plus des êtres humains que la pipe ou la pomme peintes par Magritte ne sont une pipe ou une pomme.

Poe « écrit sur les inter-états (interstates) », dit Paul Auster. Et jouant sur le mot interstate qui signifie aussi autoroute : « c’est juste une narration roulante (just a rolling narrative) », ajoute-il, la plupart du temps débarrassée des dialogues et des descriptions de ce qu’on appelle le réalisme contemporain.1 La narration de Poe roule telle une logique implacable d’un état de l’être à l’autre, même quand cette logique se dissimule telle sa « lettre volée » dans une énigme que le texte ne semble pas résoudre mais au contraire opacifier, brouiller voire disperser ainsi que dans The Narrative of Arthur Gordon Pym of Nantucket, où le récit est entrecoupé de passages documentaires longs comme des traversées encombrées d’interminables banlieues de la littérature et parcourt de nuit des énigmes violemment éclairées par les phares du véhicule, d’autant plus incompréhensibles que le reste du paysage reste plongé dans la nuit noire ou dans un épais brouillard, tel celui qui fait rideau (curtain) à la fin du roman.

Nous émettons ici l’hypothèse que cette association de discours et de registres, documentaire-explicatif et narratif-fantastique, aussi incongrue d’un point de vue structurel et stylistique que celle d’un parapluie et d’une machine à coudre, loin d’être une maladresse de l’auteur, vise à opérer dans l’esprit du lecteur des passages audacieux d’un état à l’autre, générateurs d’une nouvelle appréhension du réel. Poe ne livre pas plus la solution de son roman que Magritte ne livre le visage du personnage de sa Reproduction interdite car la solution n’est pas la représentation ni ce qui est représenté, elle est dans l’énigme, dans l’œuvre elle-même comme voie, comme questionnement de l’être : le but et l’enseignement du voyage se trouve dans le fait-même de voyager, c’est-à-dire dans l’interrogation et le fait d’interroger.

La « face blanche et personnelle de Dieu » que Jack Kerouac raconte avoir vue au cours d’une tempête en mer, lui disant « Ti-Jean, ne te tourmente pas, si je vous prends aujourd’hui, toi et tous ces pauvres diables qui sont sur ce rafiot, c’est parce que rien n’est jamais arrivé sauf Moi, tout est Moi », ne rappelle-t-elle pas la « figure blanche » que le narrateur du roman de Poe voit se dresser devant lui au moment du naufrage imminent ? « Et nous atteindrons l’Afrique, dit peu après Kerouac, nous l’avons atteinte d’ailleurs, et si j’ai appris une leçon, ce fut une leçon en BLANC. »2

Leçon en blanc, non écrite noir sur blanc, leçon telle une page blanche dressée devant l’homme ou le lecteur qui la vit, leçon qui dépasse celle du « miroir promené le long du chemin », comme le disait du roman Stendhal3, leçon où le texte n’agit pas en miroir où se reconnaître mais en miroir où ne plus se voir, ou se découvrir perdu de vue – pour mieux se trouver ailleurs. Dans un ailleurs indicible ou proche de l’indicible, un ailleurs seulement suggéré par l’énigme semée, par le rejet du spectateur-lecteur derrière son propre dos, sur une scène originelle, telle « l’Afrique » de Kerouac, bien plus étrange, lointaine et pourtant familière que la scène primitive selon Freud.

René Magritte, "La Reproduction interdite"

René Magritte, « La Reproduction interdite »

« Si c’est un point qui réclame réflexion, dit Dupin dans La Lettre volée, nous aurons avantage à l’examiner dans le noir. »4 La réflexion se fait dans le noir. Il faut passer par le noir pour advenir à la lumière, à la contemplation de la lumière. Ainsi pourraient se résumer Les Aventures d’Arthur Gordon Pym, où les tribulations finales du narrateur dans une peuplade adoratrice du noir (tout est noir chez ces gens, objets, peau et même dents) aboutissent à cette apothéose apocalyptique du naufrage-vision de la grande figure blanche. Mais reflection, mot signifiant en anglais à la fois reflet et réflexion, rime avec mystification dans la nouvelle éponyme de Poe, où un mystificateur se propose de réparer un affront en lançant une carafe non à la face de celui dont il s’estime insulté, mais dans son reflet, en lui demandant de prendre « the reflection of your person in yonder mirror »5 pour lui-même. Il s’avère à la fin du texte qu’il ne s’agit encore là que de l’image annonciatrice d’une manipulation bien plus subtile, une manipulation verbale, avec des mots écrits, une manipulation intellectuelle, réfléchie, par laquelle celui au reflet duquel il lance en effet une bouteille, brisant le miroir et son image avec, sera plus complètement berné et ridiculisé.

La réflexion, qu’elle soit reflet physique ou psychique, image ou image mentale, révélation du visage ou pensée, est associée à la lettre, et de façon très ambivalente. Les miroirs terrifient les indigènes de Tsalal. Les méandres souterrains (explorés par le narrateur et son compagnon retournés à la condition primitive, faisant du feu en frottant deux morceaux de bois et vivant de cueillette et de chasse), ce que Baudelaire titre (chapitre XXIII) « le labyrinthe », les galeries de l’abîme (the chasm)6 de l’île où vivent ces gens aussi noirs qu’un alphabet sur pattes sur une page ou dans les caractères d’une imprimerie, ont des formes, des tracés (outlines of the chasm)7 rappelant ceux de lettres, notamment hébraïques. Et leur cri de terreur, à la toute fin repris par les gigantesques oiseaux blancs apparus dans le ciel, Tekeki-li, a lui aussi une consonance sémitique. L’écriture actuelle habite secrètement dans les profondeurs, les cavernes des écritures originelles.

La Reproduction interdite de Magritte reflète l’œuvre de Poe, notamment dans l’interdiction où se trouvent le narrateur et son dernier compagnon de revenir là d’où ils viennent, l’interdiction d’un retour sur soi8 – et la trahit en même temps, en représentant ce personnage sans visage. Car Poe dépasse l’interdit, le transgresse, grâce à l’écrit. Grâce à la lettre, et malgré son caractère secrètement maléfique – grâce à son dépassement de la lettre, plutôt, mais il a fallu en passer par là – il accède à la figure (mot que Baudelaire traduit malheureusement par « l’homme » dans la dernière phrase du roman, avant la « Note » qui suit cette fin). Une figure bien plus grande que la sienne, mais une figure et non pas un dos. Il accède à la figure ultime, celle dont la vision est interdite, vision dont normalement on ne revient pas – raison pour laquelle elle est interdite. Avalé par l’abîme (a chasm) qui s’ouvre brusquement (threw itself open) pour les recevoir (to receive us), lui, son compagnon (son double, son reflet ?) et la lettre désormais morte (Nu-Nu, nom de l’indigène noir, l’habitant de Tsalal embarqué avec eux qui est aussi, redoublé, celui d’une lettre grecque, ce Nu, ou Noun en hébreu et en arabe, initiale des Nazaréens qui continue à désigner aujourd’hui les chrétiens d’Orient – cette lettre désormais morte (his spirit departed), rappelant le mot de saint Paul (écrit en grec) selon lequel « la lettre tue, l’esprit vivifie »9, c’est-à-dire : le salut est de lire non à la lettre mais dans l’esprit de la lettre), avalé par l’abîme comme Jonas par la baleine, Edgar Allan Poe, alias Arthur Gordon Pym, ne devrait pas pouvoir en revenir. Or il en revient (sans son compagnon au nom de disciple de Jésus, Peters), et raconte. Tout, sauf ce qui s’est passé entre l’abîme et le présent recouvré. La peuplade-alphabet, la lettre à-la-lettre a voulu le tuer. Qu’est-ce qui a pu le sauver, sinon cette figure « de la blancheur parfaite de la neige » (of the perfect whiteness of the snow) qui s’est dressée sur la chaîne de montagnes vaporeuse (the range of vapor), aussi vaporeuse que les montagnes rendues comme de la laine cardée prophétisées par le Coran pour le jour de l’abîme et de la résurrection10 (Coran connu de Poe), aussi embrumée que la montagne où Moïse partit à la rencontre de la face de Dieu11, cherchée par tous les prophètes ? Cela se passe dans le roman un 22 mars – date pascale – dans la région de nouveauté et d’étonnement, d’émerveillement (region of novelty and wonder) où ils sont entrés le premier du mois, selon le journal de bord.

1 Paul AUSTER en conversation avec Isaac GEWIRTZ à la New York Public Library le 16 janvier 2014

2 Jack KEROUAC, Le vagabond solitaire

3 STENDHAL, Le Rouge et le Noir, épigraphe du chapitre V

4 « If it is any point requiring reflection, (…) we shall examine it to better purpose in the dark ». Edgar POE, The Purloined Letter, in Complete Tales & Poems, Vintage Books Edition, New York, 1975, p.208

5 « Le reflet de votre personne dans ce miroir-là. » Edgar POE, Mystification, in Complete Tales & Poems, Vintage Books Edition, New York, 1975, p.357

6 Edgar POE, Narrative of Arthur Gordon Pym, in Complete Tales & Poems, Vintage Books Edition, New York, 1975, p.871

7 id.

8 Edgar POE, Narrative of Arthur Gordon Pym, in Complete Tales & Poems, Vintage Books Edition, New York, 1975, chapitre XXV, p.879

9 2 Corinthiens 3, 6

10 Coran, sourate 101, Al-Qari, « Le Fracas » (appellation métaphorique de la résurrection), versets 5 (pour les montagnes) et 9 (pour l’abîme)

11 Exode 24, 15