Rire, dire, et mouiller les drapeaux (White, Cendrars, Supervielle, Borges, Reyes & compagnie)

« Rien ne me réjouit davantage que le rire de Tchouang-tseu, cet Héraclite heureux, ce Rabelais raffiné.

Et devant à peu près tout ce qui se présente aujourd’hui comme « culture », « littérature », « art » je suis pris, moi-même, d’un rire irrépressible.

Comme, pour retrouver des Euro-Celtes, Blaise Cendrars (sa mère était d’origine écossaise) :

« Ma situation est très spéciale et difficile à tenir jusqu’au bout. Je suis libre. Je suis indépendant. Je n’appartiens à aucun pays, à aucune nation, à aucun milieu. J’aime le monde entier et je méprise le monde. Je m’entends bien, je le méprise au nom de la poésie en action, car les hommes sont par trop prosaïques. Des tas de gens me le rendent. J’éclate de rire ». »

Kenneth White, Écosse, le Pays derrière les noms (voir l’Institut de Géopoétique)

J’ai enregistré les deux premiers textes, celui de Supervielle puis celui de Borges dans ma traduction, à Paris tandis que l’un de mes fils jouait du piano dans la pièce d’à côté. Le troisième dans mon ermitage des Pyrénées.

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Céline revient, il est toujours vivant (avec Kenneth White, entre autres)

« Le Matou revient, il est toujours vivant ». C’est le refrain d’une chanson pour enfants de Steve Waring, contant les aventures d’un chat increvable. Ce chat pourrait être Louis-Ferdinand Céline. Voilà que Gallimard réédite ses lamentables pamphlets antisémites, et que bien sûr ça fait jaser la presse. Je ne lis pas les articles, ils ne m’intéressent pas. Je n’ai pas lu les pamphlets en question non plus, ils ne m’intéressent pas beaucoup plus. Céline est un immense auteur, un styliste extraordinaire, un approcheur du genre humain sans pareil, un grand clown, un médecin généraliste – j’ai lu et relu le Voyage, et aussi Mort à crédit, et D’un château l’autre et quelques autres, sans chercher à lire les pamphlets. Je ne dis pas qu’il ne faut pas les lire, je dis que je n’éprouve pas le désir d’entrer dans cette mascarade. C’est toujours la même vieille histoire. Tel ou tel sombre dans un délire antisémite. Et ça fait sensation. Là où il y a sensation, il y a du fric à prendre. Donc Gallimard réédite et la presse s’émeut. On peut imaginer quels tombereaux d’injures leur lance Céline depuis ses os.

 

Hier à Paris 5e, photo Alina Reyes

Hier à Paris 5e, photo Alina Reyes

 

Hier j’ai cité Kenneth White sur Saint-John Perse. Ce soir je citerai des passages de son essai consacré à Céline, dans le même livre intitulé Les affinités extrêmes (Albin Michel, 2009) :

« Pour l’instant, précisons la nature du terrain de ma rencontre avec Céline, car, selon certaines déclarations de la PIF (petite inquisition française), tout intérêt pour Louis-Ferdinand Céline serait anathème. Le Céline qui m’intéresse n’a rien à voir avec le radotage de Pétain, le discours d’Henriot, le journalisme de Je suis partout, encore moins avec la milice de Darnand.
Dans tout ce contexte, Céline est, à mes yeux, une anomalie grotesque et absurde.

(…)

Le point de départ de la « sale route » de Céline, c’est un dégoût physique de ce qu’est devenu le genre humain et de sa prolifération sur la face du monde. Voici ce qu’il dit dans un entretien fait à Meudon en mars 1959 :

« Ils s’occupent d’histoires grossièrement alimentaires ou apéritives ; ils boivent, fument, mangent, de telle façon qu’ils sont sortis de la vie […]. Ils digèrent. La digestion est un acte très compliqué (dont je connais le mécanisme) qui les absorbe tout : leur cerveau, leur corps… Ils n’ont plus rien, ils ne sont plus que de la panne. Mettez-vous à une terrasse, regardez les gens : dès le premier coup d’œil, vous allez surprendre toutes espèces de dystrophies, d’invalidités grossières. Ils sont hideux, ils sont pénibles à voir ! (…) « 

D’où, par contraste, son appréciation de la vie animale (« Il faut traverser la vie littéraire en animal de luxe », dit… Saint-John Perse) (…) Seule exception aux yeux de Céline parmi l’humanité dégénérée : la danseuse. Voici, dans Bagatelles pour un massacre :

« Le monde, ses ondes, tous ses rythmes, ses folies, ses vœux sont inscrits !… Jamais écrits !… Le plus nuancé poème du monde !… émouvant ! Gutman ! Tout ! Le poème inouï, chaud et fragile comme une jambe de danseuse en mouvant équilibre est en ligne, Gutman mon ami, aux écoutes du plus grand secret… »

(…)

Si je me sens des affinités avec Céline, seraient-elles, comme le diraient certains, « celtiques » ? Il serait possible de dresser une petite liste de traits de caractère et de tendances qui pourraient se ranger dans cette catégorie.

D’abord, une volonté, ou plutôt non, rien d’aussi conscient qu’une volonté, plutôt un instinct qui le pousse à ne pas s’intégrer, à rester en dehors.

Ensuite, c’est un mouvement rapide à travers l’espace, celui des Celto-Scythes sur les steppes de l’Asie centrale, et qui se traduit chez Céline par des déambulations obsessives à Paris, le voyage au Cameroun, la traversée de l’Amérique.

Et puis il y a le style, le langage, la musique. À travers toute la littérature celtique, on trouve cette recherche, cette écoute d’une musique lointaine. Elle est présente dans la plus ancienne littérature gaélique, elle est là dans la prose de Stevenson. Quant à Céline, s’il connaît les « cris de mouettes à la tempête » (Féérie pour une autre fois), il s’efforce de l’atteindre la plupart du temps à travers le parler le plus populaire. (…)

Il y a chez Céline une autre utilisation du langage qui est typiquement celtique. C’est le désir, qui rejoint la volonté de rester « en dehors » que j’ai évoquée plus haut, de briser le langage convenu. Cela peut prendre plusieurs formes. Par exemple, le mélange de langues que l’on trouve dans les anciennes hisperica famina et que l’on retrouve chez Joyce. Ou bien le langage hautement vitupérateur des anciennes joutes poétiques d’insultes pratiquées autrefois en Écosse. Comment oublier sa formule terrible appliquée à Sartre : « l’agité du bocal » ? Si, dans son discours délirant (et lyrique), Céline vocifère avec virulence à peu près contre tout, c’est pour dénoncer, certes, mais c’est surtout pour décoller. »

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Poétique de la prose, par Kenneth White et Saint-John Perse

les-affinites-extremes-21841-264-432« J’en arrive à la question de l’expression, à la poétique même, aux formes et aux forces de ce que j’aimerais appeler la « grande prose ».

Apollinaire demandait qu’on lui pardonne de ne plus connaître l’ancien jeu du vers. Quand Cendrars compose ce qui constitue sans doute le poème-manifeste du XXe siècle, il l’intitule La Prose du transsibérien. Depuis Baudelaire et Rimbaud, une poésie qui se débarrasse de la Poésie redécouvre le prosaïque, et plus précisément ce que Merleau-Ponty, dans la lignée de la phénoménologie, appelle « la prose du monde ».

Perse se situe, et puissamment, dans cette mouvance. « Je t’ai pesé, poète, et t’ai trouvé de peu de poids. » Dans l’œuvre de Perse, le poète « sort de ses chambres millénaires », laisse aux « hommes de talent » le « jeu des clavecins » et, reprenant le « rôle premier du chaman », « monte aux remparts », en compagnie du vent. Il s’agit de retrouver l’équivalent des « grands ouvrages de l’esprit », de ces « grands textes épars où fume l’indicible » : « Les grands livres pénétrés de la pensée du vent, où sont-ils donc ? »

Cela est magnifiquement dit. Mais c’est encore une question. Afin de pénétrer dans le grand champ, au-delà des questions, il faut entrer dans tout un processus dont la première phase est un élagage. »

(…)

« Pour atteindre un tel langage, pour écrire, sous l’inspiration de la pluie, ou de la neige, ou du vent, un poème du monde fait de terre et de rien, il faudrait entrer « au frais commerce de l’embrun, là où le ciel mûrit son goût d’arum et de névé ». Pour trouver une parole « plus fraîche que l’eau vive », « brève comme éclat d’os », capable d’exprimer « le monde entier des choses », il faut vivre sur les « caps intimes de l’exil » : « Qu’un mouvement très fort nous porte à nos limites et au-delà de nos limites. » Ce qui est envisagé alors devient de plus en plus précis.  « Les écritures aussi évolueront. Lieu du propos : toutes grèves de ce monde », écrit Perse dans Vents. C’est là, dans cet espace éloigné, ce « lieu d’asile et d’ambre », ce lieu de pierre (« les grands tomes de basalte », « la mémoire brisée du quartz »), ces « rives futures » qui « embaument la pierre nue et le varech », parmi « l’orage magnétique », parmi « les blancheurs », qu’on a une chance de trouver « les écritures nouvelles encloses dans les grands schistes à venir », et de connaître « le point extrême », « l’instance extrême ».

Voilà le Perse le plus lointain, et celui qui m’est le plus proche. »

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« J’ai commencé ce texte par une évocation des Pyrénées, le terrain de formation de Perse, où j’ai moi-même longtemps vécu », conclut l’écossais Kenneth White dans l’un de ces essais rassemblés dans Les affinités extrêmes (éditions Albin Michel, 2009)

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