« C’est seulement au cours des années 30, à la suite des « trois glorieuses », que se produit sinon l’éclosion, du moins la grande explosion d’un prophétisme métaphysico-social, chrétien, parachrétien, postchrétien, ou même antichrétien. On vient d’en voir un cas majeur dans le saint-simonisme.
Cette explosion coïncide, curieusement au premier regard, avec l’avènement du « roi-bourgeois ». Elle semble suscitée pour faire contrepoids à l’esprit « juste-milieu » qui caractérise en ses dehors officiels le règne de Louis-Philippe, dans le « mouvement » aussi bien que dans la « résistance ». Tocqueville n’écrira-t-il pas, une douzaine d’années plus tard : « Dans la plupart des hommes de mon âge, il n’y a rien que le désir de faire facilement et paisiblement de petites choses » ? » (t.2, p.33)
« Quand, héraut de la liberté, Chateaubriand avertit cependant son siècle qu’elle ne suffit point à fonder une société juste, ou quand il observe qu’au fond des utopies du jour c’est « le plagiat, la parodie de l’Évangile que l’on retrouve », comment ne pas l’approuver ? Quand il annonce le temps « d’une idolâtrie redoutable, l’idolâtrie de l’homme envers soi », sa voix n’a-t-elle pas un accent vraiment prophétique ? Quand il nous dit aussi : « Je ne suis point un incrédule déguisé en chrétien », je ne propose pas la religion « comme un frein utile aux peuples », « chrétien entêté, tous les beaux génies de la terre n’ébranleront pas ma foi », nous l’en croyons, et nous l’admirons. Nous ne voulons pas confondre cet entêtement de fidélité chrétienne, qui n’a rien d’aveugle, si imparfaite qu’en soit l’expression, avec le sentiment d’honneur qui liait le gentilhomme aux Bourbons sans l’empêcher de voir et de dire que leur temps était révolu. Mais il reste que ces trop belles phrases sonnent quelquefois un peu creux, qu’elles ne s’accordent bien entre elles que grâce à leur imprécision, qu’elles n’échappent parfois que par le vague aux excès joachimites. On peut d’ailleurs éprouver quelque peine à les prendre tout à fait au sérieux, si l’on se rapporte à un passage, au ton bien différent, de la préface aux Études historiques :
Il est, pour un peuple, des millions d’avenirs possibles, de tous ces avenirs un seul sera, et peut-être le moins prévu. Si le passé n’est rien, qu’est-ce que l’avenir, sinon une ombre au bord du Léthé, qui n’apparaîtra peut-être jamais dans ce monde ? Nous sommes entre un néant et une chimère.
Voilà qui nous ramène à l’incorrigible, à l’impénitent René, qu’une existence orageuse semble avoir seulement doté d’une sagesse désabusée. » (t.2, pp. 47-48)
Dans un entretien vidéo accordée à oumma.com, Marc-Édouard Nabe disait récemment, à propos de Mohamed Merah : « À force de vivre comme un con, on finit par faire des conneries. » Dans Forêt profonde, j’ai comparé le nihilisme des « racailles » de banlieue à celui des « élites » intellectuelles de la capitale. La culture, la religion, la politique ne sont-elles pas également instrumentalisées comme alibis au désespoir qui fait « vivre comme un con » et « faire des conneries » ?
Salutaire intelligence du P. de Lubac conservant claire la vision de la simple Voie de la Vie en Vérité parmi le fatras des siècles. Je pense à son livre Sur les chemins de Dieu, que je lus dans la très calme bibliothèque des Visitandines, et dont je recopiai ce passage :
« Dans la rencontre d’un saint, ce n’est pas un idéal en nous déjà formé que nous trouvons enfin réalisé, vécu. Ce n’est pas la perfection du type humain – ou surhumain – enfin incarnée dans un homme. La merveille est d’un autre ordre. C’est une vie nouvelle, c’est une sphère d’existence nouvelle, avec des profondeurs non seulement insoupçonnées, mais aux résonances étranges, qui soudain nous est révélée. C’est comme une « patrie » nouvelle, d’abord ignorée de nous (…)
Nous sommes à la fois attirés et heurtés, – d’autant plus heurtés, peut-être, que plus attirés. Nous éprouvons à la fois le double sentiment de quelque chose de très lointain et de très proche ; d’inquiétant, de troublant, et en même temps d’obscurément désiré. Nous avons l’impression mêlée d’un dépaysement et d’un accomplissement suprême, au-delà de notre désir. Nous sommes à la fois déconcertés et ravis, et ce ravissement même n’est pas sans éveiller en nous la crainte. L’esprit du monde, en nous, réagit à une menace. Notre secrète connivence avec le mal s’irrite. Nous esquissons une mise en garde. Si nous avions pu nous croire parfaits en quelque chose, nous sommes alors doublement tentés de repousser le spectacle provocateur qui va nous forcer à nous voir misérables ; bien plus, à voir la misère de cela même que nous appelions perfection.
Mais tout cela, en outre, ne nous laisse point à nous-mêmes, comme un pur spectacle. C’est bien, en effet, une provocation. C’est une sommation pour notre cœur d’avoir à prendre parti, en dévoilant peut-être sa pente la plus cachée… Brusquement, cet univers nous apparaît autre : c’est le lieu d’un vaste drame, au cœur duquel voici qu’il nous faut entrer à notre tour.
S’il y avait plus de saints dans le monde, la lutte spirituelle y serait plus intense. Le Règne de Dieu, s’y manifestant avec plus de force, susciterait de plus ferventes adhésions, – mais aussi, corrélativement, des oppositions plus violentes. Son urgence accrue provoquerait une tension, source de conflits éclatants.
Et si nous vivons relativement en paix au milieu des hommes, c’est sans doute que nous sommes tièdes. »
Mais nous, Pèlerins, nous brûlons de joie.