Nous avançons dans l’ouvrage passionnant d’Henri de Lubac, et la postérité spirituelle de Joachim de Flore ne s’arrange pas. Que de lourdeur accumulée au fil des siècles dans le regard de ceux qui essaient de considérer Dieu, ou plus exactement de le détourner à l’avantage de leurs vues ! Nous assistons à une tentative désespérée de l’esprit humain au cours du temps pour se débarrasser non seulement de Rome, certes toujours trop entachée de péché, mais surtout, en vérité, de Dieu. En fabriquant un nouveau dieu, un dieu selon « l’Esprit » qui s’avère un dieu selon l’égarement, l’illusion, ou la tentation idolâtrique d’un veau d’or. Cependant, au milieu de cet embroussaillement, le très discret fil de lumière tient bon et poursuit son chemin.
Parcourons avec le P. de Lubac le chapitre onzième du tome 2. Nous nous étions arrêtés la dernière fois à Chateaubriand et au règne de Louis-Philippe, également évoqué par Philippe Muray dans la note d’hier pour éclairer le plombant héritage de notre société.
« L’Église dont Lammenais rêvait n’était au fond pas plus celle de l’Esprit que celle du Christ, parce qu’elle n’était pas une Église réellement donnée de Dieu, distincte de la société naturelle, insérée surnaturellement dans le monde pour le mener à sa fin, mais la voix même de l’Humanité. (…) Par une inversion apparente, qui a rempli de stupeur nombre de ses contemporains, il a pu repousser un jour l’Évangile interprété par Rome au nom de l’Évangile interprété par les peuples, ou le christianisme du « pontificat » au nom du christianisme de la « race humaine » ; il a pu passer d’un système de théocratie papale à celui d’une démocratie toute laïque, parce que le pape avait été pour lui le substitut ou plutôt l’organe du Peuple. (…) » (t.2, pp 68-69)
N’en sommes-nous pas toujours là, implicitement ? À penser comme Lammenais que « le christianisme et l’humanité sont une même chose » ? (p.74).
« En 1834, il ne cesse de redire que son intention « est de rester soumis dans l’Église et libre en dehors de l’Église », « soumis en religion et libre sur tout le reste ». Mais ce dualisme qu’il proclamait du prêtre et du citoyen ne correspondait plus dans sa pensée profonde à aucune réalité. Il n’avait pas entièrement tort de reprocher à Grégoire XVI sa politique. Il avait raison de lui rappeler une distinction essentielle en principe, quoique, dans la conjoncture historique, malaisément pratiquable. Mais il avait certainement le tort de ne guère se soucier pour lui-même d’une telle distinction. Ce qu’il proposait ensuite au pape comme base d’un traité de paix, c’était une dichotomie radicale, aussi peu souhaitable en elle-même qu’impossible à tenir en pratique : or nul n’était moins fondé que lui à s’en prévaloir. La part qu’il se réservait, en effet, la part qu’il exigeait, en réalité c’était tout, sa politique étant religion et sa religion, politique. » (t.2, p.69)
Le dualisme est une voie impossible, une voie qui ne mène qu’à la casse, aux enfers, à la seconde mort. Il n’y a pas deux libertés, il n’en est qu’une. On ne cloisonne pas son existence sans l’enfermer, et soi avec, dans la mort. Le dualisme est un existentialisme mortifère, celui dont nos « élites » ont hérité. Le dualisme ne se résout pas non plus dans une tautologie qui réduit une part à l’autre. Le Chemin, la Vérité et la Vie est tout autre (je mets le verbe être au singulier car les trois termes ne doivent pas être séparés). Il est ouvert, pur de toute intention et tentation humaines, gratuit. En ce sens seulement il est politique, politique de l’Amour.
Nous avons vu hier Muray parler de la « langue morte » du citoyen-citoyen de ce début de vingt-et-unième siècle. Lubac, oreille juste, nous parle maintenant de la « langue molle » dans laquelle Lamartine émet ce qui ressemble à « une proclamation de plus – sonore, mais prudente, à long terme – de l’Évangile éternel », « langue molle qui ne rappelle en rien la passion sèche et concentrée de Joachim de Flore, ni les accents, les fureurs, les images ou les extases de tant de ses héritiers successifs ». (t.2, p.76)
Concluant : « Lammenais et Lamartine : deux Joachims romantiques et sécularisés. Du moins le premier n’avait-il pas la fadeur trop fréquente et parfois trop opportuniste du second. » (p.78)
Voici maintenant les tentations élitistes et illusoires d’un autre poète, Vigny. « Ce que Vigny ne peut pardonner à Lammenais, ce « prêtre du pape » devenu apostat, c’est d’avoir agité malsainement le monde en brisant le cristal des « célestes illusions » dont lui, vigny, s’estime cependant affranchi. Jamais il ne renoncera pour lui-même à ce rêve hautain, qui finira même par trouver une forme apocalyptique dans son poème de l’Esprit pur, et c’est alors qu’éclatera le vers triomphal :
Ton règne est arrivé, Pur Esprit, roi du monde !
Là est sa pensée la plus étroitement personnelle. Au règne du Christ Vigny voit se substituer, non dans l’humanité entière, mais dans une élite dont il est un représentant, ou plutôt même le chef de file, le règne de l’Esprit. » (t.2, p.82)
Quant à Balzac, il n’échappe pas lui non plus à un certain dualisme, déclarant : « Politiquement, je suis de la religion catholique (…) Devant Dieu, je suis de la religion de saint Jean, de l’Église mystique… » (p.86), ni à l’égarement spiritualiste qui l’entraîne du côté de Swedenborg, ni à la tentation élitiste qui lui fait considérer que « la religion mystique de saint Jean est logique, elle sera celle des êtres supérieurs ; celle de Rome sera celle de la foule. » (p.87)
Nous sommes loin du Christ, venu pour tous. Pour faire de tous une élite, le peuple élu. Mais arrêtons-nous plutôt dans cette étape avec cette phrase de Balzac par laquelle Lubac conclut son chapitre :
« Je trouve que s’il y a quelque plan digne (de l’Église romaine), ce sont les transformations humaines faisant marcher l’homme vers des zones inconnues. »