Voici un livre redoutable. Un livre doit être la hache qui brise la mer gelée en nous, disait Kafka. C’est ce que fait Sorokine, à l’endroit et à l’envers à la fois. Tout est ainsi dans ce livre, à l’endroit et à l’envers à la fois. Dans son livre la hache est de glace, c’est elle qu’on brise sur les cœurs, pour les « réveiller ». Mais attention.
Tout commence « normalement ». Je suis obligée de mettre des guillemets, car les mots sont à comprendre à l’endroit et à l’envers à la fois. Sorokine, lui, emploie beaucoup les italiques, pour faire ressortir tel ou tel mot – non pour dire qu’ils disent cela et son inverse à la fois, mais pour les mettre à l’écart, révéler leur caractère unique, isolé, comme non rattaché aux autres mots employés « normalement » dans la phrase.
Tout commence comme dans un beau roman russe, plein d’âme russe et de vie russe d’avant la révolution. Or voici qu’elle arrive, la révolution. Et qu’elle détruit tout. Le narrateur résume lui-même la situation, page 83 :
« Une enfance heureuse, la révolution qui s’était abattue comme une tornade, la disparition de ma famille, les errances, les études, la solitude et mon état d’orphelin, tout cela s’était pour toujours figé sous un verre. Tout cela était devenu le passé. Un passé distinct de moi. »
Ce qui est brisé d’abord, c’est la vie du narrateur. Et donc le temps. Comme cette forêt de Sibérie où, au jour et à l’heure de sa naissance, le 30 juin 1908, se désintégra la météorite dite de la Toungouska. Je ne vais pas raconter l’histoire, ni comment elle est liée aux haches de glace, vous trouverez tout cela dans le roman, très bien dit. Ce qui m’intéresse ici c’est le sens. À partir du moment où l’histoire personnelle du narrateur, intimement liée aux événements qui frappent son pays, rend le passé figé, gelé, nous entrons dans l’ère de la séparation. Séparation de quoi ? Premièrement, du nom. Tous les personnages frappés par la glace, le narrateur le premier, perdent leur nom. Je sais très bien ce dont il s’agit, puisque cela m’est arrivé, comme je l’ai raconté déjà dans un livre. Perdre son nom, c’est mourir.
Le nom c’est l’homme, c’est l’être : c’est biblique. Et l’homme c’est, à l’image de Dieu, celui qui est, qui était et qui vient. La rupture de cette logique, c’est la rupture avec l’humanité. Dans un monde qui remplace Dieu par autre chose – ici « une foi sacrée en la nouvelle Russie soviétique » puis en l’Allemagne nazie -, l’homme perd son nom d’homme, l’homme meurt. Si c’est un homme, disait Primo Lévi.
Le narrateur perd son nom, en lequel était inscrit son passé, son histoire. Comme, ensuite, à chaque membre de la secte, la hache de glace lui en donne un autre, qui n’est qu’un borborygme. Désormais il s’appelle Bro. Désormais lui et ses « frères » ne sont plus des hommes mais des particules de la Lumière originelle, à laquelle ils veulent retourner. Désir d’anonymat et de désincarnation – on pourrait se croire dans certaines régions d’Internet, ou de la communication en général. D’autant que la stratégie de cette secte, au motif de combattre le monde, consiste en fait à l’infiltrer par réseaux souterrains en adoptant ses comportements et en participant à ses méfaits.
« Et j’ai vu alors ceci : des pillards tuant pour de l’argent, des violeurs forçant des femmes à écarter les jambes sous la menace d’un couteau, des affairistes ruinant habilement d’autres hommes, des génies du mensonge transformant la tromperie en grand art, des empoisonneurs circonspects, des bourreaux déjeunant tranquillement après leur travail, des inquisiteurs envoyant des hommes au bûcher au nom du bien, des assassinats de masse au nom de l’appartenance à un autre peuple. »
C’est l’un des paragraphes du long réquisitoire auquel se livre Bro dans sa vision de l’histoire de l’humanité (pp 230-232). Au terme de laquelle il n’appellera plus les hommes du nom d’hommes mais : « les machines de chair ». Car, avait-il constaté au cours d’une précédente longue vision (p.103) :
« Durant toute leur histoire, les hommes s’adonnèrent à trois occupations fondamentales : faire naître des hommes, tuer des hommes et exploiter le monde environnant. Engendrés par une eau impermanente et dysharmonique, les hommes mettaient au monde et tuaient, tuaient et mettaient au monde. Parce que l’homme était l’erreur suprême. Comme tout ce qui est vivant sur la Terre. Et la Terre se transforma en l’endroit le plus monstrueux de l’Univers. Cette petite planète devint un véritable enfer. Et c’est dans cet enfer que nous vivions. »
Le monde est mauvais, la langue est mauvaise. La dissociation dans le temps entraîne aussi une dissociation de l’esprit et de la chair. « La voie de Bro » consiste à détruire la vie de la chair pour exalter le retour à une vie de pure lumière. Et cette exaltation, ce désir, saisissent l’être de puissants élans mystiques :
« J’étais dans un état superbe. J’étais plein de force et d’énergie. Je ne vivais que dans le présent : le passé était oublié. J’avais envie d’une seule chose : que la joie de mon corps ne cesse pas. Au nom de cela, j’étais prêt à tout. » (p.86)
« Lorsque tout le camp ronflait, je me levai et marchai alentour. Les étoiles et la lune étaient cachées par les nuages. Mais le ciel du Nord était lumineux, même la nuit. Je flânais entre les arbres calcinés, je posais mes mains sur leur tronc, je m’asseyais sur la terre moussue, puis je me relevais, j’errais en direction du marais, vers le ruisseau, je trempais les mains dans l’eau. La chose immense et familière était là, tout près. Elle m’attendait. Elle vait chassé le sommeil de mon corps, n’y laissant que l’enthousiasme de l’attente. Elle faisait tressaillir mon cœur.
L’aurore m’accueillit au milieu des arbres morts. » (pp 89-90)
« Je priais pour une seule chose : que mon exaltation ne cesse pas. (…) Nos cœurs n’étaient pas encore nés ! Cette découverte me stupéfia comme si j’avais été frappé par un éclair. Puis je tombai en transe. » (p. 92)
« Le silence absolu du monde me bouleversait. Le monde terrestre était pétrifié devant moi dans un calme suprême. Pour la première fois de ma vie, je ressentis avec acuité que le monde était une création. Il n’était pas apparu de lui-même. Il n’était pas le résultat d’une combinaison aléatoire de forces aveugles. Il avait été créé. Par un effort volontaire. Et en un instant. » (p.97)
« Cette chose énorme et familière m’appelait. Et je me rendis à son appel. » (p.97)
« À chaque pas mon cœur battait plus fort. Mais ce n’étaient pas des battements habituels d’émotion et d’excitation. Les battements de mon cœur étaient lents, mais toujours plus forts et plus intenses : chaque coup résonnait dans ma poitrine, des ondes se diffusaient dans tout mon corps. » (p.98)
« J’avais trouvé cette chose énorme et familière ! Mes doigts effleuraient sa surface lisse. Mon cœur battait de façon étourdissante. Je sentis que je perdais connaissance. Ma tête se vida un instant. Un néant divin résonna en elle. » (p.100)
Etc. Nous retrouvons bien ici l’expression d’une « énorme et familière » expérience mystique. À l’endroit et à l’envers à la fois. Elle se passe « à l’endroit » dans le mode, mais « à l’envers » dans le sens. Voilà où ce livre est redoutable. Il dit quelque chose d’épouvantable et vrai, quelque chose qui continue d’arriver à l’homme. La possibilité de croire vivre un « réveil » pour la vie, alors qu’il s’agit d’un réveil pour la mort, au sens où Heidegger parle de l’homme comme d’un « être-pour-la-mort » – et ce faisant fédère beaucoup d’adeptes bien intentionnés autour de sa philosophie, qui n’est sur ce point que l’expression cachée du nihilisme de son temps, et du nôtre.
Ce que vit le narrateur de Sorokine « ressemble » à une expérience chrétienne, avec sens du sacrifice, illumination, recherche de frères, prière du cœur… Mais en réalité il s’agit d’une voie de désincarnation, de collaboration au mensonge du monde, de meurtre, de dégénérescence, de désir du néant, de la destruction, de la mort. La voie de Bro est une voie de tromperie.
Dans cette « imitation » du vrai nous pourrions citer encore bien des éléments du texte, comme l’histoire du cheval maltraité et de l’homme qui s’effondre (p.153), rappelant le passage de Nietzsche dans la folie, ou celle de Deribas qui tel saint Paul se convertit à la Lumière après avoir été un tueur d’hommes au service du bolchevisme (p.174)… Leni Riefensthal et sa lumière bleue sont aussi évoquées (p.274) (elle que j’avais évoquée aussi en même temps qu’un autre livre de Sorokine où elle ne figurait pas). Quand Bro, ne mangeant plus, est transporté dans une caisse, j’ai pensé aussi au « champion de jeûne » de Kafka… J’ai pensé encore à Kafka et à la fin du Procès, et puis aussi au doux sémite Jésus, quand Sorokine dit que les déportés se sont laissé tuer sans essayer de se défendre… Sans doute peut-on trouver encore bien d’autres références incluses dans le texte, mais elles y sont en quelque sorte toujours dépouillées de leur chair, comme vidées d’elles-mêmes. Dans cette logique, il n’est pas étonnant que les adeptes de la secte trouvent un très grand pourcentage des leurs parmi les déportés d’Auschwitz. Nous voici de retour à la Bible. À la perversion de sa parole. Voici le récit de la récupération de l’un de ces déportés par la secte :
« Quand les frères l’ont déshabillé et l’ont ligoté contre une paroi, il ne leur a opposé aucune résistance. Il se contentait de prier. Il serrait dans sa main droite un bout de papier gris chiffonné. Fer et moi avons visualisé sa vie et nous avons compris ce qu’était ce papier. Quand on l’avait transporté jusqu’au lieu d’extermination, une machine de chair le lui avait transmis. Elle connaissait beaucoup de prières, et dans sa vie précédente, à l’époque où la paix régnait, des machines de chair venaient la voir pour qu’elle leur indique la manière de vivre convenablement. En lui confiant ce papier froissé, la machine de chair lui avait dit que ce papier était lui-même. Et de lui dépendait ce qu’il serait : froissé ou redressé. Et toutes les nuits, dans le lieu d’extermination, il étalait ce papier sur sa main. Le matin, il le froissait. Ligoté contre une paroi, il serrait ce bout de papier dans sa main. Dès que le marteau de glace a frappé sa poitrine cachectique, le bout de papier s’est échappé de sa main. Et son cœur voyant s’est mis à parler :
« Ub ! Ub ! »
Vous entendez ? Ubu. Oui, faisons attention.
*
Vladimir Sorokine, La voie de Bro, traduit du russe par Bernard Kreise, éditions de l’Olivier