Assomption

Alina Reyes

 

Marie fait la vaisselle. Elle frotte, frotte la marmite. Les assiettes, une à une, retrouvent leur belle propreté. Ce soir de nouveau elle préparera un repas, toute la famille mangera, puis il faudra relaver les assiettes et les plats. Ainsi va la vie. Marie approuve. Marie voit que cela est bon. Le travail qui fait vivre l’amour, la vie. Qui se mélange au bonheur. De donner, de partager, d’être ensemble. D’avancer doucement dans le temps, pas après pas, respiration après respiration. Le souffle rend l’avancée légère, fait monter l’âme et le corps au ciel.

Marie étend sous le ciel la lessive. Le linge blanc resplendit au soleil, il sent bon. Il a touché le corps bien-aimé de Jésus, le corps bien-aimé de Joseph, son propre corps à elle. Corps humain, petit âne fidèle qui porte notre sang tout au long de notre voyage ici-bas. Le linge aussi aime servir, puis aller à l’eau, puis au soleil. Les années l’affinent comme elles affinent la peau des hommes, la rendent de plus en plus fragile. À la fin le tissu laisse tout à fait passer la lumière. Marie dit oui au mystérieux travail du temps. Marie habite au paradis.

Marie sort. En chemin elle sourit, à tout, à tous. Elle n’en revient pas de la beauté du monde. Toujours, c’est comme si elle le voyait pour la première fois. Tout est splendide. L’olivier au bord du sentier poussiéreux. Les pauvres maisons de pierre et de terre. Le chant des oiseaux. Les mouvements d’une nuée. La vie nue des animaux. Et surtout, surtout, les yeux des enfants, des hommes, des femmes. Des puits vivants, où l’on voit Dieu. Marie est celle qui dit oui, sauf quand il faut dire non. Sans quoi, elle ne serait pas la Vierge Marie. Oui à tout ce qui vient de Dieu, non à ce qui vient du serpent. La douce Marie connaît le combat pour protéger la pureté, et aussi la force d’inertie comme résistance aux violences. Marie songe, et parfois Marie pleure.

Marie se lève la nuit pour l’enfant Jésus quand il pleure. Pourquoi pleurent-ils, les petits ? Si c’est de faim, heureux sont-ils, car leur mère se lève et ils sont rassasiés. Si c’est de mélancolie, si c’est de sentir les premières douleurs du pèlerinage terrestre, si c’est d’obscur désir de la lumière, heureux sont-ils aussi. Car leur père ou leur mère vient à eux et les prend dans leurs bras. Heureux sont-ils, car ils sont consolés. Et la béatitude se lit sur leur petit visage, se reflète sur celui de qui les regarde. Ainsi en est-il de l’homme avec Dieu : Marie rend grâce.

Marie et Joseph ont perdu leur enfant. L’angoisse étreint leur cœur, ils le cherchent dans la ville. Mais non, il n’était pas égaré. Détaché, simplement. Ils le retrouvent dans le temple, occupé à débattre avec les savants. Aux affaires de son Père, comme il dit. Ainsi il n’est plus leur petit. Il prend la liberté que lui donne le ciel. Le cœur de Marie se fend un peu, un temps est passé, un autre vient. Et elle approuve.

Marie est au pied de la Croix. L’abîme s’ouvre sous son corps tout entier. Les enfers, elle y descend avant même le corps de son fils mort. Mais il est mort d’amour, par amour pour ce monde, ces enfants, ces femmes, ces hommes, tout cela que Marie aime tant. Et elle accepte. Comme lui. Comme elle l’accepte lui, comme elle l’accepta tout entier, tout entière, depuis la visite de l’ange qui le lui annonça.

Marie continue à vivre. Joseph son mari n’est plus de ce monde, mais leur fils qui était mort, il est vivant. C’est ainsi, il n’y pas à donner d’explications. L’explication est dans le cœur de chacun, s’il l’y cherche. Le cœur de Marie, le coquelicot de sa jeunesse, n’est plus qu’un brasier d’amour et de douleur. Marie sourit. Ce qu’elle donne à voir, c’est sa joie.

Marie parle avec le ciel, où est son enfant. Parfois il s’y fait voir, il y fait signe. Là-haut, ou bien ailleurs. On le sait à quelque chose dans la lumière qui devient vivant, et se met à parler sans paroles. Marie fait la vaisselle, étend la lessive, s’occupe des enfants, des faibles. Et pendant tout ce temps elle converse en secret avec la lumière qui vit, là dans le silence de l’aube, le mouvement de la nuée, la danse des arbres sous la caresse du vent, et surtout, surtout, dans les yeux des enfants, des femmes et des hommes. Et bien avant son heure, bien avant l’heure pour elle de quitter cette terre, c’est bien au ciel qu’elle est montée déjà et qu’elle vit, étrangère ici-bas où il lui est demandé de demeurer quand même. Répondre oui, il y a longtemps qu’elle n’y songe plus. Elle est devenue elle-même le oui.

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Ce texte est publié dans un numéro double de Pèlerin pour le 15 août, avec d’autres dans un cahier sur Marie.

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