Souviens-toi de vivre

Couchés sur le dos l’un près de l’autre, ils se tiennent par la main sous le ciel étoilé. Le lapin blanc dort à leur tête, ramassé en boule, ses grandes oreilles douces repliées le long de son dos rond. Qu’étaient, partout par terre dans la forêt, ces os râclés, brisés, ces crânes humains perforés ? demande Mariem. N’y pense plus, dit Jean, regarde les animaux dans les constellations ! Oui, dit-elle, ils respirent.

 

Avant d’arriver sur la montagne, ils traversent de vastes paysages tout parcourus de feuilles de papiers aux couleurs tendres, découpées en rubans qui ondulent sous la brise, voyagent au sol en bruissements, se balancent aux branches des rares arbres nus. À midi un grand-duc tourbillonne longuement au zénith, puis soudain disparaît, absorbé par un trou de lumière.

 

Beaucoup d’autres enfants marchent avec eux. Ils ont grandi, ils sont devenus des femmes et des hommes. La nuit, ils dorment un par un, ou deux par deux. Là où ils vont, chacune et chacun sera prêtre, et l’amour sera libre à la face du ciel.

 

La Cité se présente à l’aube, blanche, étincelante, au sommet. Leur peuple n’est plus qu’un cri de joie. Par les milliers de fils tendus vers elle au-dessus du vide, chacun d’eux va pouvoir, en équilibriste dansant, la rejoindre. Quatre mouettes surgissent de l’est, portant à leurs narines l’odeur iodée de la mer, que l’on voit maintenant s’étendre derrière la montagne, bleue, au pied de la cité des noces.

 

(fin de mon roman Souviens-toi de vivre)

*

 

Le ministre caché

Je suis allée vers l’église aussi pour trouver refuge contre le satan qui me poursuivait. C’est l’une des premières choses dont j’ai parlé au premier prêtre que j’ai rencontré. Mais j’ai compris que le satan était en fait le ministre caché de leur maison. Je les ai avertis maintes et maintes fois, en vain. Ils ont essayé de me convaincre que le satan n’existait pas en dehors de ma tête, et c’était comme essayer de convaincre un homme que des bourreaux torturent dans un sale sous-sol qu’il ne s’agit que de son combat spirituel, qu’il est en train de se faire mal lui-même. Et les bourreaux se relayaient. Comment croire que l’homme est capable d’une si grande abjection ? Si je dis vrai, parlant de Dieu, comment dirais-je faux, parlant du diable ?

Mais rien n’arrive que Dieu ne le regarde, et ils ne savent pas ce qu’est Dieu. Dieu m’a tenue en vie afin que je puisse témoigner de la contamination de l’homme, vider les poubelles des âmes. Jamais ils n’ont voulu entendre l’horreur concrète qui m’était faite et que je voulais de vive voix leur dire. Et Dieu m’a dit, me les montrant : voilà le non-homme. Mais ils ne le savent pas. Ils se croient dans leur droit, le droit du singe qui se bouche les yeux, les oreilles, et qui émet avec sa bouche des leçons.

*

 

« La fin est venue »

photo Alina Reyes

 

J’ai été poussée vers le catholicisme parce que c’est la religion de ce pays, la France, mais ce que je vis et vois c’est que mon être s’y refuse, s’y est toujours refusé. Le seul catholicisme que j’aime profondément c’est celui du Moyen Âge. Et j’étais bienheureuse au Carmel, mais le Carmel est à part, il est originel comme son nom l’indique. J’aime saint François d’Assise mais François est comme moi, en vérité il n’appartient pas au catholicisme, le catholicisme a récupéré et a enfermé l’événement qu’il fut, mais lui demeure au-delà.

Je suis absolument musulmane, je l’ai toujours été, comme tout être originel. Je suis du Christ dans l’islam mais quand je parle au Christ c’est toujours avec la prière du cœur en russe. Je suis une chrétienne russe et je me réfère à la Résurrection, non à la Crucifixion comme les catholiques qui à force d’adorer un cadavre en viennent à se soumettre au péché, à se soumettre à l’idée qu’ils ne peuvent pas le dépasser – j’ai écrit sur cela maintes fois déjà, depuis des années. J’ai essayé de sortir le catholicisme de cette trahison du Christ. Ils ont été avides de ma parole tant qu’elle arrangeait leurs affaires d’hommes – alors ils la reconnaissaient comme venant de Dieu, mais à condition de pouvoir en occulter tout ce qui les dérangeait. Or ma parole est Une, elle est à prendre tout entière.

Je suis une chrétienne orthodoxe. En tout je suis orthodoxe. Orthodoxe signifie voie droite, comme dans Al-Fatiha, que nous disons au moins dix-sept fois par jour. Je traduis le mot de Jésus au moment de quitter ce monde, « tetelestai » (Jean 19, 30) par son sens le plus profond : la fin est venue. La séparation est achevée, le rideau se déchire, le temple va tomber, place à l’eschatologie, aux « fins dernières » qui sont le sujet des hommes de Dieu, des hommes de la Résurrection, des orthodoxes en Christ comme en islam.

 

 

Les montagnes

 

Un matin la montagne s’est fendue

mille papillons blancs ont jailli de la roche

où les avait conçus le désir du Seigneur

mille papillons blancs dans l’aube blanche

ont traversé l’espace et pèlerins

sont venus à la porte de ma maison de Dieu

mille papillons blancs, prières sur la pierre

 

c’est le cri de mon sang

 

Un matin j’ai tenu

dans mes paumes les cornes d’un taureau

furieux et je l’ai libéré.

Il m’a suivie puis s’est couché

devant la porte de ma maison de Dieu.

 

Un matin vous verrez

les montagnes se changer en taureaux

déchaînés, se disperser comme brassées

de papillons peureux,

et vous serez heureux alors si vous avez trouvé,

monture pour le ciel, la parole née dans ma maison de Dieu.

 

*

extrait de Voyage, écrit quand j’étais à la montagne, d’après des faits réellement survenus (papillons, taureau…)

*

 

Tout à l’heure dans ma rue, la manifestation pour le « mariage pour tous »

aujourd'hui à Paris, photos Alina Reyes

 

Je suis sortie pour prendre l’air, et je suis tombée sur la manifestation pour « le mariage pour tous ». Des bobos sympas, mais on se demande si le fond de leur âme est si clair qu’ils veulent le croire, à les entendre et les voir scander et afficher des slogans orduriers dirigés contre des personnes de façon nominative, en particulier Benoît XVI ou Hollande. Imaginons la réaction si ces derniers les insultaient de la même façon. Plus drôle, leur « Barjot t’es foutue les pédés sont dans la rue », repris à chœur joie – normal, Barjot et le lobby gay sont du même monde. Au milieu de la manif une Rom essayait de caser son journal de sans-abri, certes on ne pouvait pas la prendre pour une des manifestants. Je le lui aurais bien acheté mais je n’avais plus une pièce, et quand je suis passée au distributeur il a rejeté ma demande, plus rien sur le compte. Bon, j’ai continué à marcher. Boulevard de l’Hôpital, chaque fois que passait un métro aérien, il klaxonnait les manifestants, qui poussaient des cris de joie.

Je suis entrée dans le jardin, je l’ai traversé. Les laissant continuer à manifester pour quelque chose qui n’a pas de sens : le mariage civil, qu’il soit hétéro ou homo. Et pour un droit, le droit à l’enfant, qui n’existe absolument pas.

*

 

Vivre

 

Parler de ce qu’on connaît. Vous trouverez sur wikipédia des notices biographiques d’auteurs d’autant plus touffues qu’elles sont faites par eux-mêmes ou par leurs amis, et que leur existence « dans le monde » prime. Mais qu’en est-il de la profondeur réelle de leur vie, de leur connaissance ?

Cette question me vient à l’esprit du fait d’un malentendu advenu ce matin sur ma page facebook à propos de la photo d’un sans-abri. Je connais les sans-abri pour avoir passé de longues heures en leur compagnie, dans une association catholique où j’étais bénévole. Nous leur offrions le petit déjeuner, mais aussi nous le partagions avec eux, à leur table, et ensuite nous passions le reste de la journée à parler ensemble, jouer à des jeux de société, boire un café, travailler à les aider dans leurs problèmes et leurs démarches, etc. L’amitié qu’ils nous offraient et que nous partagions était plus précieuse que tout, et je leur ai consacré de longues pages dans mon livre « Voyage ».

J’ai moi-même, dans ma jeunesse, connu la pauvreté et l’exclusion, j’ai vécu avec des squatters, dormi plus d’une fois dehors et pas seulement pour le plaisir. J’ai voyagé sans argent, lié en chemin des liens de fraternité avec des pauvres de pays pauvres. De ma propre initiative, je suis allée dans des camps de Roms les rencontrer, parler avec eux, je suis allée dans un cirque et parler avec les gens du cirque, je suis allée à l’hôpital voir des enfants cancéreux et parler avec eux, je suis allée voir des jeunes danseurs de hip-hop et parler avec eux, je suis allée pêcher en mer avec des pêcheurs, je suis allée voir des pèlerins qui avaient fait plus d’un millier de kilomètres à pied, je suis allée voir travailler de grands scientifiques et parler avec eux, je suis allée voir et parler ou vivre avec des gens de toute sorte et de différents pays. Souvent j’ai ensuite écrit sur ces personnes, et j’en ai rencontré bien d’autres aussi pour des journaux ou une radio, comme par exemple des ouvriers en piquet de grève. J’ai été un temps militante à Amnesty International, je me suis présentée aux élections municipales à Talence comme indépendante sur une liste divers gauche-écologistes, j’ai connu les réunions, les distributions de tracts sur les paliers etc. Je suis allée en prison rencontrer des prisonniers, leur parler et parler avec eux. Plus tard il m’est arrivé de côtoyer d’autres gens sous des plafonds dorés, d’aller dans des fêtes et des cocktails ou de dîner avec des ministres, comme il arrive à toute personne un peu connue. Je n’ai jamais pour autant cherché à me « caser », bien au contraire. J’ai observé, car tout est intéressant à observer. Et j’ai vécu.

J’ai vécu en ermite en altitude dans la montagne, dans des conditions souvent très rudes, à plusieurs reprises au long de nombreuses années, seule pendant des semaines ou des mois entiers. J’ai élevé quatre fils, et dans des conditions souvent précaires. J’ai aussi écrit beaucoup de livres, et tous étaient militants d’une façon ou d’une autre, et m’ont valu des succès mais aussi beaucoup d’attaques, pour peu à peu m’exclure du champ de la littérature telle qu’elle se pratique en bonne société. Tout ceci pour dire que ce que je dis et fais ne vient pas d’une absence de pensée ni du domaine des idées, mais bien d’une connaissance approfondie de l’humanité. Et je suis convaincue que le salut ne peut venir en rien d’une idéologie, qu’elle soit laïque ou religieuse, c’est-à-dire d’un système de pensée tout fait, mais bien au contraire d’une pensée toujours renée du questionnement des Écrits et des Paroles, mais aussi de l’ouverture aux autres et de l’échange avec eux, de l’expérience profonde, ancrée non pas dans des mots d’ordre ni des codes de comportement, mais bel et bien dans le réel, qui assume toute réalité, l’éclaire et la garde vivante par les actes de l’esprit.