Je suis montée entre les hauts congères, par la route complètement blanchie, conduisant avec une vive attention ma voiture dépourvue de chaînes. Au lieu nommé Le Caillou, je l’ai garée, derrière le gros rocher. J’ai marché une demi-heure dans la tempête de neige, traînant mon bagage, parfois m’enfonçant jusqu’aux genoux. À la lisière de la forêt ma grange est apparue, féérique dans son épais manteau immaculé.
J’avais chaud, d’avoir marché jusque là avec mon sac à dos, déneigé à la pelle devant la porte pour pouvoir entrer, transporté les bûches depuis l’abri à bois. Mais quand la voix de maître Human, par le téléphone, m’a vrillé au creux des os, il s’est mis à faire froid à pierre fendre. Après tout ce que j’ai traversé, je ne sais pas comment je suis encore vivante, et avec toute ma raison dans la folie. Le lendemain matin, de nouveau bienheureuse dans ma parfaite solitude, j’ai trouvé le nom de cette grange : Dieu sauve.
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Je descends faire les courses, puis je rentre de nuit, par brume intense. Ma lampe éclairant tout juste de quoi faire un pas après l’autre dans la neige universelle. Seule et toute petite au long de ce long chemin désert, montant à travers la forêt blanche et noire. Quarante minutes durant, avançant d’un pas régulier au cœur du grand silence, avec le bruit de la luge que je tire, chargée de vivres. À cette altitude je suis dans le nuage, masse opaque et dense de minuscules gouttes qui me trempent autant que ma bienheureuse transpiration, effaçant la marque des cendres sur mon front.
Là-haut, pas d’internet ni de télévision. Parfois je me dis : il faudra que j’allume la radio pour les informations. Puis j’oublie.
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Depuis cette nuit il neige de nouveau. Hier soir j’ai contemplé une martre somptueuse et des chevreuils gracieux, puis je suis partie à leur suite dans la forêt, grimpant entre les rochers dans le grand silence habité des derniers chants des oiseaux et des feuilles froissées sous mes pas. Hier après-midi, prévoyant qu’il allait de nouveau neiger, j’ai fini de déblayer les trois gros tas de neige dure et glacée qui restaient devant la maison, accumulée depuis novembre. Cela m’a pris plus d’une heure, avec la lourde pelle en fer pour pouvoir casser et soulever les épaisseurs de glace. C’était une neige salie de tous les débris et cendres portés par la tempête, qui s’y étaient incrustés. Voilà ce qu’il faut faire avec le mauvais passé. Non pas l’oublier, mais nettoyer la place. La nouvelle neige tombe aujourd’hui devant ma porte, toute blanche.
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Voilà plusieurs jours que je ne suis pas descendue au village. La dernière fois j’ai marché près d’une heure durant, tirant ma lourde luge sur le long dénivelé pour monter chez moi dans la neige fraîche où les mollets s’enfoncent. En arrivant à la maison, la longueur de mes cheveux dépassant du bonnet était tout emperlée de cristaux de neige.
Il fait froid, la réserve de bois commence à s’épuiser, j’espère que la douceur va revenir. Mes mains sont sèches et marquées de petites plaies, mes ongles se cassent, et après la grosse écharde de l’autre jour sous l’ongle de l’annulaire droit, hier matin en jetant une lourde plaque de glace que je sortais de devant la porte, je me suis arraché la moitié de l’ongle du pouce droit sur deux millimètres à partir du bord, le sang affleure et cela me brûle en permanence. Mais je suis bien musclée. Et heureuse.
(extraits de Voyage)
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