Vivre

 

Parler de ce qu’on connaît. Vous trouverez sur wikipédia des notices biographiques d’auteurs d’autant plus touffues qu’elles sont faites par eux-mêmes ou par leurs amis, et que leur existence « dans le monde » prime. Mais qu’en est-il de la profondeur réelle de leur vie, de leur connaissance ?

Cette question me vient à l’esprit du fait d’un malentendu advenu ce matin sur ma page facebook à propos de la photo d’un sans-abri. Je connais les sans-abri pour avoir passé de longues heures en leur compagnie, dans une association catholique où j’étais bénévole. Nous leur offrions le petit déjeuner, mais aussi nous le partagions avec eux, à leur table, et ensuite nous passions le reste de la journée à parler ensemble, jouer à des jeux de société, boire un café, travailler à les aider dans leurs problèmes et leurs démarches, etc. L’amitié qu’ils nous offraient et que nous partagions était plus précieuse que tout, et je leur ai consacré de longues pages dans mon livre « Voyage ».

J’ai moi-même, dans ma jeunesse, connu la pauvreté et l’exclusion, j’ai vécu avec des squatters, dormi plus d’une fois dehors et pas seulement pour le plaisir. J’ai voyagé sans argent, lié en chemin des liens de fraternité avec des pauvres de pays pauvres. De ma propre initiative, je suis allée dans des camps de Roms les rencontrer, parler avec eux, je suis allée dans un cirque et parler avec les gens du cirque, je suis allée à l’hôpital voir des enfants cancéreux et parler avec eux, je suis allée voir des jeunes danseurs de hip-hop et parler avec eux, je suis allée pêcher en mer avec des pêcheurs, je suis allée voir des pèlerins qui avaient fait plus d’un millier de kilomètres à pied, je suis allée voir travailler de grands scientifiques et parler avec eux, je suis allée voir et parler ou vivre avec des gens de toute sorte et de différents pays. Souvent j’ai ensuite écrit sur ces personnes, et j’en ai rencontré bien d’autres aussi pour des journaux ou une radio, comme par exemple des ouvriers en piquet de grève. J’ai été un temps militante à Amnesty International, je me suis présentée aux élections municipales à Talence comme indépendante sur une liste divers gauche-écologistes, j’ai connu les réunions, les distributions de tracts sur les paliers etc. Je suis allée en prison rencontrer des prisonniers, leur parler et parler avec eux. Plus tard il m’est arrivé de côtoyer d’autres gens sous des plafonds dorés, d’aller dans des fêtes et des cocktails ou de dîner avec des ministres, comme il arrive à toute personne un peu connue. Je n’ai jamais pour autant cherché à me « caser », bien au contraire. J’ai observé, car tout est intéressant à observer. Et j’ai vécu.

J’ai vécu en ermite en altitude dans la montagne, dans des conditions souvent très rudes, à plusieurs reprises au long de nombreuses années, seule pendant des semaines ou des mois entiers. J’ai élevé quatre fils, et dans des conditions souvent précaires. J’ai aussi écrit beaucoup de livres, et tous étaient militants d’une façon ou d’une autre, et m’ont valu des succès mais aussi beaucoup d’attaques, pour peu à peu m’exclure du champ de la littérature telle qu’elle se pratique en bonne société. Tout ceci pour dire que ce que je dis et fais ne vient pas d’une absence de pensée ni du domaine des idées, mais bien d’une connaissance approfondie de l’humanité. Et je suis convaincue que le salut ne peut venir en rien d’une idéologie, qu’elle soit laïque ou religieuse, c’est-à-dire d’un système de pensée tout fait, mais bien au contraire d’une pensée toujours renée du questionnement des Écrits et des Paroles, mais aussi de l’ouverture aux autres et de l’échange avec eux, de l’expérience profonde, ancrée non pas dans des mots d’ordre ni des codes de comportement, mais bel et bien dans le réel, qui assume toute réalité, l’éclaire et la garde vivante par les actes de l’esprit.

alinareyes