L’Esprit a des ailes et il est sans limite

photo prise à Istanbul

 

« Les martyrs font l’expérience de la limite entre la vie et la mort », dit François. Il y a un problème dans ses notes, peut-être. Il faut faire attention quand on prononce ce genre d’expression fatale. L’expérience des limites, c’est un titre d’un homme de lettres, mais certainement pas une parole de Jésus ni des apôtres ni des prophètes ni d’aucun vrai croyant d’aucune religion. Comme si la mer Rouge avait été pour Moïse l’occasion de faire l’expérience de la limite. Mais non, en Dieu, la mer Rouge s’ouvre, et le peuple passe. L’expérience de la limite, c’est la négation du kérygme. Il était mort, il est ressuscité. Écoute ce que te disait ta grand-mère. Il a franchi la limite. Et franchir signifie non seulement dépasser, mais aussi libérer. Franchir est un passage et une libération : voilà Pâques, voilà ce qu’en est l’Esprit.

Le martyr fait l’expérience de la non-limite. Il est martyr parce qu’il vit l’illimité de l’amour. Voilà ce qu’est un vrai « martyr », c’est-à-dire un vrai témoin de la Vérité.

 

« Contemple donc le ciel, compte les étoiles si tu peux les compter »

photo Alina Reyes

 

Au carrefour, un ancien de la rue, voûté et recuit, faisait de grands gestes pour chasser les pigeons, comme s’il était fâché contre la vie. Un pas de plus et l’on s’apercevait qu’en fait, devant sa tente plantée là, il avait distribué, bien circonvenu sur une plaque d’égout, du pain émietté pour les moineaux. Et qu’il les protégeait de la voracité des pigeons. J’ai pensé à Abraham, chassant les rapaces de son offrande au Seigneur, un jour d’intense solitude.

De l’autre côté du même carrefour, un autre avait aussi planté sa tente, et se tenait assis devant, à côté d’une écuelle qui n’était pas destinée à recevoir la monnaie, mais à nourrir son petit chien. Je me suis engagée sur le pont, j’ai regardé en bas. Comme d’habitude, des habitants de la rue se trouvaient là, sur ce quai herbeux, à prendre le soleil. Il m’a semblé faire une photo, mais en rentrant à la maison je me suis rendu compte que l’appareil n’avait pas déclenché. Les gars en bas ont vu mon geste et l’un d’eux m’a adressé de grands signes de salutation, auxquels j’ai répondu pareillement, du bras et de la main. Sur quoi il m’a fait signe de venir. J’ai ri et fait au revoir, j’ai passé le fleuve.

Sur l’autre rive, en revenant, j’ai vu cet homme un rien dandy, avec son chapeau de paille, s’arrêter un moment pour souffler et reposer ses mains sciées par les cordelettes qui servent d’anses à ses pauvres sacs d’errant. Moi aussi comme lui je suis poussière, et je danse, éternelle, dans la lumière.

 

Sanctuaire

photo Alina Reyes

 

Le travail avance. Voyage est, aujourd’hui même, en train d’être imprimé. Finalement, et cela sans plan délibéré de ma part, il devrait être prêt à la Trinité, incha’Allah. La Trinité, c’est aussi à mon sens l’union des trois religions abrahamiques, appelée à se révéler sans pour autant que chacune ne perde sa personnalité. L’une venant du « Père », l’autre venant du « Fils », l’autre de l’Esprit Saint. (Je mets des guillemets où il ne faut surtout pas voir des analogies humaines, trop humaines, comme dirait Nietzsche – chacune et toutes viennent de Dieu, l’Unique Dieu). Je souris en pensant à l’expression « à Pâques ou à la Trinité », à savoir : dans si longtemps que ça n’arrivera pour ainsi dire jamais. Les hommes retombent toujours dans leurs doutes, leurs peurs où ils trébuchent, mais ça n’empêche pas le chemin d’être ce qu’il est depuis bien avant qu’Abraham ne fût, et de continuer.

Aujourd’hui aussi j’ai préparé une impression d’essai pour un livre de photos dont nous voudrions accompagner la publication de Voyage, si possible. Et j’ai encore d’autres projets pour aller avec Voyage. Je crois à la force des images, du moment qu’elles ne sont pas idolâtrées. (Pour cela, toujours rappeler l’indispensable ascèse qui donne le détachement). Comme la musique, elles parlent toutes les langues, et à tous les hommes, de toutes conditions.

Je bouge mais demeure qui je suis. Al-Aqsa, La Lointaine, est l’un de mes noms, et j’accomplis mon humble office de gardienne et donneuse de clé, pour tous ceux qui désireraient entrer dans les églises, les mosquées ou autres temples trop souvent, d’une façon ou d’une autre, fermés, ou en tout sanctuaire qu’ils sont eux-mêmes, et que le monde leur a fermé. Al-Fatiha, l’Ouvrante, est un autre de mes noms ! :-)  Et nous œuvrerons en chœur avec tous ceux qui se présenteront d’un cœur pur.

 

Don et libération

Alina Reyes

 

Le Coran comme l’Évangile porte une parole qui libère. Tous les interdits pesant sur les païens ou les juifs y sont remis en question, réordonnés, allégés dans le sens de la raison, de la justice, de l’égalité de droits entre hommes et entre hommes et femmes. Si certains interdits ou certaines sanctions portés par le Coran sont mal lus, ce n’est pas la faute du Coran. Pas plus que ce ne serait la faute de l’Évangile si l’on prenait à la lettre la parole de Jésus commandant de se couper la main si elle incite au péché, ou celle de Paul commandant aux femmes de se voiler et de se taire. Paul n’est pas Jésus, ses paroles ne viennent pas toutes du ciel. Mais Jésus et le Coran viennent du ciel, il y a donc lieu de leur accorder foi absolument. Et pour cela, d’apprendre à les lire. « Lis ! », telle est la première parole dite par l’Esprit à Mohammed, qui ne savait pas lire. Cette première parole, il faut savoir la lire elle-même. Car la parole venue du ciel est un don total, tout à la fois graine jetée en terre, et la pluie et la lumière qu’il faut pour l’arroser, afin qu’elle grandisse et se développe, et devienne, de graine, plante, arbre, fleur et fruit bon à nourrir.

« Lis ! », jeté en terre, signifie : « si tu es illettré, apprends à lire ». Mais ensuite, car la croissance de la graine ne s’arrête pas là : « une fois que tu sais lire, déchiffrer les lettres, apprends à déchiffrer le sens de ce que tu lis ». La parole de Dieu n’est pas terre à terre comme celle de l’homme. La parole de Dieu est ciel à terre, et tout ce que Dieu fait descendre sur la terre, il attend que cela y remonte, transformé par Son action, avec le concours des jardiniers. Et le sens de la parole de Dieu, qui monte bien plus haut que le plus grand arbre, n’en finit jamais de croître. Ceux qui veulent le figer, le rabougrir comme un bonsaï, sont pires que les païens. Au contraire, veiller sur sa croissance, c’est reconnaître l’infini et permettre d’y entrer, à sa suite.

« Et maintenant, je vous confie à Dieu et à sa parole de grâce, qui a le pouvoir dynamique de construire l’édifice et de faire participer les hommes à l’héritage de tous ceux qui ont été sanctifiés. Argent, or ou vêtements, je n’ai rien attendu de personne. Vous le savez bien vous-mêmes : les mains que voici ont pourvu à mes besoins et à ceux de mes compagnons. Je vous ai toujours montré qu’il faut travailler ainsi pour secourir les faibles, en nous rappelant les paroles du Seigneur Jésus, car lui-même a dit : Il y a plus de béatitude à donner qu’à recevoir. » Paul (Actes des Apôtres 20,32-35)

 

À la Caverne de l’Apocalypse

La grotte de Patmos, semblable à la caverne du Coran (image trouvée ici)

 

Un dimanche de juillet 2007, sur l’île de Patmos, je me levai à l’aube et partis par la forêt, seule, monter à la grotte où saint Jean écrivit l’Apocalypse. J’y avais déjà passé du temps la veille, mais quelque chose me pressait d’y retourner. En arrivant, je découvris qu’il s’y célébrait une messe. Voici le récit que j’en fis dans mon journal.

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La grotte était occupée par une assemblée assez nombreuse, mais seulement composée de fidèles grecs. C’était la première fois que j’assistais à une messe orthodoxe. Une iconostase double le fond de la grotte, qui est de dimensions assez modestes. Le pope allait et venait de chaque côté de la paroi, agitant son encensoir, chantant et lisant. Sachant la prononciation moderne du grec, je reconnaissais beaucoup de mots. Les fidèles, très pieux, n’hésitaient pas à passer devant l’officiant pour aller baiser les icônes, se prosterner devant l’endroit de la roche où Jean reposait sa tête pour dormir.

Assis sur d’étroits bancs de bois ou debout, ils se signaient très souvent, dans le sens inverse du nôtre et de nombreuses fois à la suite, très rapidement, comme pris d’urgences répétées. Des jeunes filles semblaient vouloir rivaliser de ferveur, à qui s’agenouillerait le plus longtemps – et les plus vilaines étaient les plus ferventes, mais de belles femmes étaient aussi très émues, et les hommes paraissaient tout pénétrés et forts de leur foi. L’ensemble de la cérémonie était tout vibrant de beauté, essentiellement grâce aux textes dits et chantés, de densité, de mystère (notamment par les allers et retours derrière et devant l’iconostase), et en même temps, dans cette atmosphère de rigoureuse observance des rites, d’une singulière liberté de l’assistance qui pouvait aussi aller et venir – à moment donné, un homme est même passé derrière l’iconostase avec le pope.

À la fin vint le moment de la communion. Du pain normal coupé en cubes fut distribué aux fidèles qui sortaient, mais avant cela le pope donna à chacun, à la petite cuillère, ce que je supposai être un vin épais. Je me demandai si j’irais aussi, mais une petite scène m’y fit renoncer. La plupart des femmes s’étaient couvert la tête, et j’avais mis aussi le foulard que j’avais dans mon sac, mais lorsque se présenta devant le pope une jeune femme qui s’était entouré le visage à la façon d’une musulmane, le barbu lui demanda, d’une voix forte et sévère : « Istè orthodoxi ? » (« Tu es orthodoxe ? »)

« Nè », répondit-elle, « Oui », et il accepta de lui donner la communion. Je compris que je n’avais nul droit de prendre ma place dans le défilé, et que si j’osais me présenter devant lui, le regard du pope à la barbe noire aurait tôt fait de m’identifier comme iconoclaste. Je me suis sentie toute joyeuse.

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Je suis fidèle à ce voyage que je fis dans ce triangle d’or, Patmos-Éphèse-Samos (île de Pythagore), songeant aussi à Rûmi, un peu plus loin dans les terres. Je ne suis à personne, je suis pour tous, en tous, et mon amour scintille, brûle et s’étend dans mon corps comme tout le cosmos.

 

Parole de Parole

Paolo Uccello

 

Aujourd’hui est la fête de Notre Dame de Fatima. Depuis quelques jours, je m’intéresse de près à cette révélation privée, qui dépasse en vérité le christianisme, tout en touchant l’Église au cœur. Je cherche quelque chose, voilà ce qu’est avancer, je cherche vivement et doucement, je cherche le sens sur ses chemins, c’est un exode, une extase, une promesse. Rien n’est fini, et tout vient à son heure.

Depuis vendredi je révise Forêt profonde, que nous allons bientôt publier en version numérique. Je l’ai allégé d’une centaine de pages, en coupant çà et là ce qui n’était pas indispensable. C’est un livre qui terrasse le lecteur, avait dit un critique – mais c’est le dragon en l’homme qu’il terrasse. Et après cette cure de minceur et de jeunesse, il sera plus terrassant encore. Comme fut terrassé saint Paul.

Ce matin une palombe bleue est venue par trois fois se poser au bord de ma fenêtre, en me regardant. Ensuite elle s’envolait, je regardais ses ailes se déployer dans la lumière, ses petits cris déchirant l’espace. Puis le ciel a parlé, avec une voix de basse. Plus tard j’ai marché dans la ville, bienheureuse dans le souffle léger du vent.

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