Le corps, poussière d’étoiles, redevient poussière d’étoiles ; l’esprit, source, eau surgie, advient à la vie dans le perpétuel retour de son surgissement. La vie du corps, morceau de temps condensé entre éparpillement et désagrégation, comporte un début et une fin, et de même l’espace d’un corps à un autre découpe le temps en séquences. La vie de l’esprit, elle, est à la fois discontinue et continue, éternelle ; elle est ce fleuve dont les eaux ne sont jamais les mêmes et qui pourtant coule toujours uni, de la même source au même estuaire, dans son incessant voyage. Qu’un barrage survienne, et l’eau de l’esprit stagne. À l’ère qui fait barrage en capitalisant le temps, en contrariant par la barbarie technologique le cours de la nature, l’être humain s’enlise dans l’étang, le marais morbide.
Alors qu’au fil de l’eau, mille insaisissables petites pièces de verre scintillent, étoiles cruelles et ravissantes que les pupilles papillonnent au déboulé du vertige, mille petits signaux étincelants séduisent et stimulent mon être, soudain transporté au bord de sa vallée grandiose. Signaux, signets à la fente des feuilles où je les cueille à l’épuisette, étoiles si proches et lointaines sur la page, auxquelles il s’agit de rendre le bondissant de la truite, une fois le fleuve du livre ouvert, le lit de la parole de nouveau habité, qu’il s’agit d’inviter à danser là dans l’absence abolie, là dans la trace de cette déchirure, hypothétique lien, trou aussitôt que formé habité, comme dans ce vide ce pont jeté d’une rive à l’autre et peuplé d’âmes à pied.
Appuyée à la rambarde je regarde jouer sur la Seine la lumière du ciel, et je sais qu’écrire, lire, sont aussi bien marquer la distance que l’annuler. En joie de solitude dans la multitude, suspendue dans le flux je m’éparpille et me rassemble en chaque atome, chaque monde, et je sais que je suis de tous et d’aucun, je sais que je ne saurais être sinon entre : je suis le miroir qu’au musée proche une Dame ancienne tend toujours à la licorne, miroir tendu au-dessus du temps, et de l’étant à l’être, miroir-trou de ver que le reflet de mon désir, animal chimérique, habite.
Je suis un pont, et le passager de moi-même. Tendue, agrippée de mon mieux aux rives qui s’effritent, étroite et dangereuse, je m’attends, longtemps sans le savoir je m’attends. Un soir d’été, m’entendant venir, pleine d’inquiétude et d’espoir je me prépare à m’accueillir, ne sachant pas qui vient, ne sachant pas que cet être qui vient va me blesser violemment, me rudoyer. Ne sachant pas que l’abîme au-dessus duquel si longtemps j’ai retenu mon souffle, l’abîme c’est cet être qui vient : moi, l’abîme, l’enfer, ne sachant pas qu’il me faut conserver la tension, malgré le choc, la douleur, la terreur panique. Ne sachant pas qu’Orphée doit aller d’un bord à l’autre et de l’autre au premier sans se retourner, ne sachant plus rien quand l’instant vient, je mets en péril ma multiple vie, et m’arrachant à ma fin pour me regarder moi-même, je m’effondre, me précipite au fond du gouffre sur les cailloux tranchants.
Je m’écroule, je chute, je me fracasse contre la pierre glacée, je me pense perdue, la mort a gagné, c’est elle que j’attends désormais, je l’appelle, l’épèle de ma seule espérance, la prie de s’apponter pour mon désir, ce désir, ange dernier né des ruines de mon désir premier, mon seul désir que l’abîme enfin cédé a mué en désir de mort. Et tandis que mon désir et moi, précipités dans le creuset de l’alchimiste, mêlons nos fluides et nos humeurs de glace et de feu, voici que je sens de nouveau s’étirer mes membres, voici que mes pieds de nouveau tâtent le bord de la rivière, que mes mains s’agrippent à l’autre rive, que mon corps s’arque et se bande. Fier de sa nouvelle force, endurci par la caresse des cailloux, mon corps émacié remonte et de nouveau pont, suspendu, allégé, dessinant le sourire du ciel à l’abîme, sourire dans le silence du vide, toute lumière, éternelle dans sa finitude, je me sers de passage et sans peur, me supporte et traverse.
Les bêtes bondissent au fond du gouffre, là d’où je viens. Sous ma jupe glisse l’éclat d’argent des truites vives, je suis le pont des soupirs de l’amour, tendue expirante d’extase au-dessus de l’Absence, profonde absence ouverte à la blessure de ma chair-entaille. Soumise aux vents, passerelle branlante jetée au secret de ma forêt vierge, j’enjambe le vide, le vertige et la désolation, j’enjambe l’œil poissonneux qui très en-bas brille sous mes chairs écartées. Et sous mon long pas de statue, Isis arc-en-ciel, je sens monter l’haleine fraîche de la vie brute qui palpe et qui bondit, là dans les sombres profonds, par éclats de lumière avalant les instants lumineux dont elle se nourrit.
C’est ma présence même que j’enjambe au-dessus de l’absence. Moi, hirondelle qu’un interminable hiver a effacée du ciel pour la refléter truite ou coquille au fond des eaux. Dans le torrent glacé, loin si loin de mon sexe en obscène prière, si loin de ma brûlante attente, lentement bâillent un millier de coquillages, paupières écartées en long miroir de mon inépuisable désir.
Moi, Ville ouverte, Jérusalem haletante, je me laisse pénétrer par la promesse.
Pourquoi suis-je tendue là, au-dessus de l’abîme ? Pour qu’il y ait quelque chose plutôt que rien entre le ciel et lui. Le pont ne saurait relier deux rives s’il ne séparait deux profondeurs. Les séparant, lançant la flèche de leur dialogue, gracieux Atlas, je soutiens l’énorme azur léger de mon saut en grand écart, tandis que sous moi plombe et s’exalte l’attraction du trou. Je fixe des vertiges par alchimie du verbe, ma plume à pas de plume se saisit de l’instant, fixe l’indécis, l’indicible, l’insaisissable, et de ce tissu de cheveux d’ange ouvre sous mes pieds le pont d’où je fixe du regard les abîmes du gouffre d’en-haut et du gouffre d’en-bas.
Je suis le pont, la passion.
Qui tombe dans le gouffre sans s’être pénétré d’amour n’en ramènera jamais l’amour. Qui plonge dans le gouffre sans s’être tissé de lumière n’y verra rien, ni la ténèbre hurlante ni le retour du jour.
Je suis le pont, pur plaisir de l’union dans la séparation sensible entre des doigts entrelacés. Je suis le pont, j’attends l’instant où vont se prendre la main tendue de sous ma jupe et celle qui descend d’entre mon front, je suis la jointure de leurs doigts qui veulent se sentir.
Je suis le pont, je suis le désir, au-dessus et au-dessous de moi ouvrant le vide où le désir palpite, où vivre le désir.
Je suis le pont, je suis entre.
Allant d’un bord à l’autre, désignant haut et bas : clouant le regard sur une croix mentale.
Clouée dans l’espace que je soutiens et révèle, passagère de moi-même si ténue à l’intersection de ma croix, je suis l’axe compassionnel, absolument.
Je suis le pays, et le mal du pays. Je suis encore, quand après avoir marché jusqu’en mon milieu à ma rencontre je peux fermer les yeux pour contempler ciel torrent et rives venteux éclaboussant et verdoyant dans mes chairs, le retour au pays.
Je suis l’être et son mouvement permanent dans la fixation.
Je suis l’hirondelle en vol, dans l’instant d’un regard volé fixe autant que la flèche de Zénon, je suis la passerelle où dansent en rond les demoiselles et les garçons, je suis la ronde sans nom des jours et des nuits, ronde de nuit, ronde de jour, je suis l’être en veille.
Vient le moment de se jeter à l’eau, le moment soudain où la tentation et la peur de l’abîme cèdent devant sa nécessité, sa beauté d’urgence à accomplir, le moment où tout s’accélère, où, enjambant mon garde-fou je prends mon envol, bondis dans la lumière, où je me sens me précipiter inexorablement vers ma propre sortie, et torrent, rejoindre le torrent qui depuis si longtemps pour moi coule de source.
Entre en moi, tu est né, nous délivré.
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extrait de mon roman Forêt profonde, le livre occulté par toute la presse parisienne et qui attend que justice lui soit rendue
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