René Char, « Feuillets d’Hypnos » (passages pour notre temps)

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178 « La reproduction en couleur du Prisonnier de Georges de La Tour que j’ai piquée sur le mur de chaux de la pièce où je travaille, semble, avec le temps, réfléchir son sens dans notre condition. (…) La femme explique, l’emmuré écoute. Les mots qui tombent de cette terrestre silhouette d’ange rouge sont des mots essentiels, des mots qui portent immédiatement secours. (…) Le Verbe de la femme donne naissance à l’inespéré mieux que n’importe quelle aurore.
Reconnaissance à Georges de La Tour qui maîtrisa les ténèbres hitlériennes avec un dialogue d’êtres humains. »

Comme René Char le dit ailleurs (« Dans la pluie giboyeuse », in Le Nu perdu) : « Georges de La Tour sait que la brouette des maudits est partout en chemin avec son rusé contenu. » Et de même que le peintre a maîtrisé les ténèbres hitlériennes trois siècles avant qu’elles ne se produisent (Char parle d’expérience, puisque cette reproduction l’accompagna pendant sa Résistance), voici, du poète fait veilleuse, des textes des Feuillets d’Hypnos (1943-1944) qui nous alertent sur ce qui se passe aujourd’hui dans le monde, trois-quarts de siècle plus tard. Afin que nous puissions Résister aussi, combattre pour la vie.

8 « Des êtres raisonnables perdent jusqu’à la notion de la durée probable de leur vie et de leur équilibre quotidien lorsque l’instinct de conservation s’effondre en eux sous les exigences de l’instinct de propriété. Ils deviennent hostiles aux frissons de l’atmosphère et se soumettent sans retenue aux instances du mensonge et du mal. C’est sous une chute de grêle maléfique que s’effrite leur misérable condition. »

10 « Toute l’autorité, la tactique et l’ingéniosité ne remplacent pas une parcelle de conviction au service de la vérité. Ce lieu commun, je crois l’avoir amélioré. »

14 « Je puis aisément me convaincre, après deux essais concluants, que le voleur qui s’est glissé à notre insu parmi nous est irrécupérable. Souteneur (il s’en vante), d’une méchanceté de vermine, flancheur devant l’ennemi, s’ébrouant dans le compte rendu de l’horreur comme porc dans la fange ; rien à espérer, sinon les ennuis les plus graves, de la part de cet affranchi. Susceptible en outre d’introduire un vilain fluide ici.
Je ferai la chose moi-même. »

28 « Il existe une sorte d’homme toujours en avance sur ses excréments. »

37 « Révolution et contre-révolution se masquent pour à nouveau s’affronter.
Franchise de courte durée ! Au combat des aigles succède le combat des pieuvres. Le génie de l’homme, qui pense avoir découvert les vérités formelles, accommode les vérités qui tuent en vérités qui autorisent à tuer. Parade des grands inspirés à rebours sur le front de l’univers cuirassé et pantelant ! Cependant que les névroses collectives s’accusent dans l’œil des mythes et des symboles, l’homme psychique met la vie au supplice sans qu’il paraisse lui en coûter le moindre remords. La fleur tracée, la fleur hideuse, tourne ses pétales noirs dans la chair folle du soleil. Où êtes-vous source ? Où êtes-vous remède ? Économie vas-tu enfin changer ? »

69 « Je vois l’homme perdu de perversions politiques, confondant action et expiation, nommant conquête son anéantissement. »

172 « Je plains celui qui fait payer à autrui ses propres dettes en les aggravant du prestige de la fausse vacuité. »

187 « L’action qui a un sens pour les vivants n’a de valeur que pour les morts, d’achèvement que dans les consciences qui en héritent et la questionnent. »

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Qu’allèrent faire nos frères néandertaliens dans la grotte de Bruniquel ?

Cet article paru dans The Conversation est issu de mes recherches pour ma thèse de Littérature comparée en cours.
image-20160701-18306-1dzmh73Les stalagmites en cercles témoignent d’une vision géométrique, d’une aptitude à la mathématique, à l’abstraction. AFP, A

Alina Reyes, Université Paris-Sorbonne – Sorbonne Universités

En 2003, lors d’un entretien télévisé avec Philippe Lefait, Jim Harrison raconte avoir donné au poète amérindien Lance Henson La poétique de l’espace de Bachelard. « C’est curieux », lui a-t-il dit après l’avoir lu, « Bachelard pense comme un Amérindien. » Et Harrison ajoute : « Je ne connais pas un auteur amérindien qui n’écrive pas pour construire une maison pour son âme. »

Les primates et d’autres animaux peuvent fabriquer des outils. Les humains, eux, impriment des traces. Traces qui sont à la fois pour eux et pour les autres (dans l’espace et dans le temps), des preuves de leur humanité, de leur capacité à dépasser l’utilitaire – même si l’écrit est aussi un outil de communication, de recension, de comptage. L’écriture ne se limite pas à servir de signifiant d’un objet extérieur : elle est identifiée par tout humain qui la rencontre même sans pouvoir la déchiffrer comme la manifestation qu’il y a, à sa source, un objet intérieur, un protosujet que, telle une matrice, elle contient et transforme de sujet en sujet. Originellement, l’écriture dépasse le signe : elle est construction, maison pour l’âme qu’elle abrite et engendre dans un même mouvement.

Une coquille striée de zigzags réguliers.

Les plus anciens signes gravés connus à ce jour datent d’environ 500 000 ans. Leur découverte, en 2014, fut un coup de tonnerre dans la science tempétueuse de la paléontologie. Il s’agit d’un zigzag, fort bien tracé dans l’épaisseur d’une coquille. Il nous est impossible de connaître le sens donné par nos lointains ancêtres à leurs gravures et peintures. Mais de même que nous pouvons lire Homère sans qu’il nous ait jamais confié ses intentions, nous pouvons toujours lire les traces d’eux-mêmes que nous ont laissées les hommes dits préhistoriques.

Une coquille est le contenant, la maison d’un vivant. L’analogie est universelle. Quand une telle « maison » naturelle est transformée par l’homme, par son esprit et par sa main, elle devient maison de l’âme : Ghost in the shell, comme le dit le titre d’un célèbre manga de science-fiction. Une coquille gravée il y a 500 000 ans, bien avant que l’homme ne soit Homo Sapiens, transforme la maison d’un vivant (le mollusque) en maison d’une âme (humaine). Par-delà le sens (ou l’absence de sens) que voulait donner à ces traits l’être qui les fit, que ces traits fussent ou non des signes, le seul fait qu’ils aient été tracés est une preuve de l’humanité de celui qui les traça.

La grotte, écrin du geste et de l’œuvre

Qu’allèrent donc faire nos demi-frères néandertaliens lorsque, il y a à peu près 176 000 ans, ils descendirent et cheminèrent longuement dans l’étroit labyrinthe souterrain de la grotte de Bruniquel puis, au creux d’une salle profonde, cassèrent et disposèrent en cercles, dressées, des stalagmites ? La découverte de constructions humaines aussi anciennes provoqua lors de son annonce il y a quelques semaines un séisme chez les paléoanthropologues. Jamais personne n’avait imaginé que des humains aussi anciens, a fortiori ancêtres des Néandertaliens réputés moins culturellement développés que les Sapiens Sapiens, étaient capables de penser et bâtir un tel ouvrage. À quel usage, dans quel but ? C’est ce que nous ne saurons pas.

Mais encore une fois, cela ne signifie pas que leur geste, et le résultat de leur geste, soient illisibles. La coquille et la grotte sont toutes deux des contenants. L’un porteur d’une gravure sur sa face extérieure, l’autre d’une sculpture, d’une installation au sens moderne du terme, dans son intérieur. Une âme se cache à l’intérieur de la coquille gravée. Une âme se dresse à l’intérieur de la grotte, écrin du geste et de l’œuvre. D’un côté la conscience du contenant, de l’autre celle du contenu. Traits en zigzags et stalagmites en cercles témoignent d’une vision géométrique, d’une aptitude à la mathématique, à l’abstraction. Quels qu’aient pu être les usages de ces élaborations – que nous continuerons à ignorer malgré toutes les supputations –, elles demeurent en tant que telles, et en tant que telles continuent à parler.

La construction circulaire de Bruniquel modélisée en 3D.
CNRS, Author provided

Que cette première architecture ait eu ou non un usage, et quel qu’il ait pu être, ne change rien au fait qu’à un niveau plus profond, et plus élevé, l’être de cette construction souterraine de la nuit des temps fut et reste d’être une maison pour l’âme. Ce fut et c’est de dire la présence de l’âme, comme les traits sur la très ancienne coquille. « L’être qui se cache, écrit Paul Valéry dans L’Homme et la coquille, l’être qui « rentre dans sa coquille », prépare « une sortie ». Cela est vrai sur l’échelle de toutes les métaphores depuis la résurrection d’un être enseveli jusqu’à l’expression soudaine de l’homme longtemps taciturne […] Il semble qu’en se conservant dans l’immobilité de sa coquille, l’être prépare des explosions temporelles de l’être, des tourbillons d’être. »

L’homme écrit pour habiter

L’être s’extrayant du primate signe sa sortie, son être humain, sur une coquille puis dans une grotte. Il ne se singe pas lui-même, il ne singe pas le monde non plus, il le transforme en y imprimant sa marque, son point de départ. La coquille et la grotte disent l’intériorité et l’extériorité. L’être qui y apporte son sceau par ce geste affirme sa conscience et conçoit sa liberté. Il ajoute dans ces ossements du monde, dans l’os du monde, l’antériorité et la postériorité, et même la postérité. Par la gravure comme par la découpure des stalagmites, il fait une entaille dans le temps grâce à laquelle le temps cesse d’être un cercle fermé, grâce à laquelle il ne se clôt pas sur le passé et s’ouvre aux possibles.

L’homme écrit, ou commence par tracer des traits, pour s’inscrire dans l’espace et dans le temps : il écrit pour habiter. Cette inscription, cette écriture, qu’elle soit faite de bâtonnets régulièrement tracés dans une coquille ou de bâtons de stalagmites géométriquement dressés dans une grotte, devient habitation au sein de laquelle une autre écriture peut mûrir, qui rassemble et rassemblera toujours de nouveau le geste et la mémoire du geste, qui se rebâtira en permanence, chaque fois unique et neuve, par et pour chaque nouveau lecteur, et via chaque lecteur par chaque nouvelle lecture.

Nous ne sommes pas condamnés à tout ignorer de la langue de nos si lointains ancêtres : car c’est celle des poètes de tous les temps et de tous les univers. C’est la nôtre, aussi profond en nous que la grotte de Bruniquel. Et il nous suffit d’y descendre pour l’entendre résonner et nous inciter, encore et toujours, à nous extraire de là, puisque nous nous y sommes reconnus, comme l’enfant s’extrait de la matrice. Afin de devenir un homme, un être humain, un être toujours en redevenir – non ce qu’il fut, mais ce qu’il envisagea confusément d’être. Les stalagmites dressées de la grotte de Bruniquel se présentent à nous comme un miroir où nous ne nous reconnaissons pas clairement lorsque, abasourdis, comme dans tout chef-d’œuvre, nous n’y sommes pas encore.

The Conversation

Alina Reyes, Doctorante, littérature comparée, Maison de la Recherche, Université Paris-Sorbonne – Sorbonne Universités

La version originale de cet article a été publiée sur The Conversation.

Les premiers Européens

Ils ne sont pas nos ancêtres et leurs espèces ont disparu , mais nous conservons un tout petit pourcentage de leurs gènes acquis lors d’accouplements avec nos ancêtres Homo Sapiens venus d’Afrique lors de la seconde grande migration, vers -100 000 ans. Eux aussi, les prédécesseurs des Néandertaliens, les Néandertaliens et leurs cousins Dénisoviens, nous parlent de la condition humaine.
Une série de très brefs extraits d’une émission d’Arte « Les premiers Européens », entrecoupés (pour suivre l’ordre chronologique) de deux vidéos plus longues, l’une en lien sur la magnifique découverte d’Atapuerca, et l’autre sur celle, toute récente et encore plus fantastique, de la grotte de Bruniquel.
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à voir aussi « Atapuerca, le berceau du premier Européen ? »
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Néandertal à Bruniquel par CNRS
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Voir aussi mes autres notes sur la paléontologie, et notamment les Néandertaliens.

Du fromage et des vers, de Menocchio et de Don Quichotte

5138DHvwPJL._SX303_BO1,204,203,200_D’un point de vue romanesque, – puisque Ginzburg ne dédaignait pas cet aspect de l’histoire – Menocchio m’apparaît comme une sorte de pendant de Don Quichotte, son miroir inversé : l’homme réel, celui qui ne combat point les moulins mais les fait tourner, et pourtant se retrouve en butte, comme le personnage de fiction, et comme lui en raison de son imaginaire, à l’ordre social et à ses mesures de rétorsion envers qui ne s’y soumet pas. Menocchio et Don Quichotte ont chacun une vision grandiose et dérisoire du monde. L’un et l’autre tiennent à leur univers, voire à leur délire, plus qu’à leur vie. C’est qu’il est aussi, du moins pour Menocchio, leur liberté. Le monde le sait : à leurs yeux, il n’est rien, ou si peu. Pire : dans leur vision, les hommes pourraient se voir, voir par la faille ouverte sur un autre monde le mensonge qui gouverne le leur. Le meunier et l’hidalgo élaborent un univers fictif qui dit la vérité, tandis que les hommes occultent la vérité en falsifiant le réel. Et c’est pourquoi le monde s’emploie à détruire ses révélateurs. Les moulins contre lesquels joute le bien réel Menocchio sont une bien réelle église, dont les chefs l’emprisonneront, le persécuteront et le mettront à mort.

Le fromage et les vers est sous-titré L’univers d’un meunier du XVIe siècle. Titre et sous-titre indiquent la démarche de l’auteur : à partir d’un meunier dont il s’approche au plus près, faire rayonner son univers, un peu à la façon dont les vers sortent du fromage dans la métaphore du sujet en question. Carlo Ginzburg détaille le choix de sa méthode dans sa préface, puis la met en œuvre.

Carlo Ginzburg est l’un des plus éminents fondateurs de la microhistoire. Il a étudié les mentalités populaires puis les procès en sorcellerie au Moyen Âge. Philologue et érudit, il est un spécialiste de la période de l’Inquisition. L’histoire de sa famille a en partie déterminé son intérêt pour les persécutions et les victimes de l’histoire. Adversaire du « néo-scepticisme historique » qui a pu conduire notamment au négationnisme, il a marqué son souci de fonder le récit des faits historiques sur des preuves, afin de le distinguer du récit de fiction, tout en revendiquant la possibilité d’emprunts entre les deux genres. Travaillant comme au « microscope », il cherche les traces et les indices qui peuvent éclairer des parts et des sujets méconnus de l’histoire. Paru en 1980, Le fromage et les vers, écrit comme un « roman policier », suscita un vif débat du fait de son caractère novateur.

Le fromage et les vers est une enquête sur Domenico Scandela, surnommé Menocchio, un meunier qui vécut au XVIe siècle dans le Frioul et « mourut brûlé sur l’ordre du Saint-Office ». Ginzburg expose dans la préface son projet, qui s’inscrit dans l’intérêt pour « les classes subalternes » plutôt que pour « la geste des rois », et les questions de méthode auxquelles est confronté l’historien qui cherche à rendre compte de la « culture populaire » d’une époque et d’une personne. Puis l’auteur déroule son récit, construit de façon originale sans chapitres mais dans une suite de 62 points.

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Né en 1532, Menocchio, sans être riche, n’était pas non plus misérable. Il était bien intégré dans son village, Montereale, et avait pu apprendre à lire et à écrire. Depuis près de trente ans il était connu pour ses discours « blasphématoires », sans que nul villageois ne l’ait pourtant dénoncé. Le curé finit par le faire. Devant l’inquisiteur, le 7 février 1584, Menocchio dit sa vision d’un chaos cosmique où Dieu et les anges étaient apparus comme les vers dans le fromage. Vision dadaïste avant l’heure mais pouvant après tout rappeler certaines images scientifiques du cosmos aujourd’hui. Dans les mois suivants, toujours détenu, il dénonça la richesse de l’Église et son exploitation des pauvres, plaida pour l’équivalence entre toutes les religions, critiqua ou rejeta les sacrements et déclara (scandale ! ) que l’important était de faire le bien.

Ginzburg évoque le contexte d’une société archaïque, traversée de tensions entre les seigneurs locaux et le pouvoir vénitien qui prend des mesures en faveur des paysans, dans une région en train de se désertifier et de s’appauvrir. En ces temps de Réforme, l’Église s’emploie à consolider son assise en faisant la chasse aux hérésies. Ginzburg expose longuement les diverses lectures religieuses et profanes que le meunier put faire, et la façon dont il en dégagea sa propre vision du monde, rapportée au cours des mois de son procès. Condamné à la prison à vie, Menocchio « repenti » fut libéré sous conditions au bout de deux ans. Bien que sa vie ait été détruite, il put reprendre sa place dans le village, en multipliant ses emplois pour gagner sa vie. Il ne put cacher complètement la persistance de son « hérésie », de sa pensée singulière, et fut arrêté de nouveau en juin 1599. Alors âgé de soixante-sept ans, il fut torturé et quelques mois plus tard, sur ordre du pape Clément VIII et du Saint-Office, exécuté.

En même temps que le dernier procès de Menocchio, s’achevait à Rome le procès de Giordano Bruno, lui aussi condamné au bûcher par le Saint-Office. Ginzburg le rappelle à la fin de son livre : « C’est une coïncidence qui pourrait symboliser la double bataille vers le haut et vers le bas, conduite par la hiérarchie catholique » au cours de la Contre-Réforme, écrit-il. Ginzburg, l’un des fondateurs de la micro-histoire, a opté pour le récit de ces années par « le bas ». En s’intéressant, plutôt qu’à un personnage fameux comme ce moine savant, à un humble meunier autodidacte, en butte à la même persécution. À un autre moment, l’auteur fait référence à Montaigne, comme Menocchio amené au relativisme par ses lectures sur les voyages et les grandes découvertes de l’époque, mais dans un autre contexte et avec un autre bagage culturels. Car « ce n’est pas le livre en tant que tel, mais la rencontre entre la page écrite et la culture orale qui formait, dans la tête de Menocchio, un mélange explosif » (Et je songe à la bibliothèque de Don Quichotte, remplie de romans de chevalerie qui ont échauffé son esprit de façon singulière).

Ginzburg se replace sans cesse dans l’optique de la culture réelle de Menocchio, mélange de lectures aléatoires et de culture paysanne dont il ne reste pas de traces écrites mais que l’on peut en partie déduire de son interprétation très particulière de ses lectures. L’analogie qui donne son titre au livre en est un parfait exemple : le fromage et les vers sont une image tirée de l’expérience immédiate des paysans. « On voit donc affleurer dans les discours de Menocchio, comme par une fissure du sol, une couche culturelle profonde, si inhabituelle qu’elle en semble incompréhensible », note Ginzburg, rappelant qu’on trouve une analogie semblable dans un mythe indien des Veda, que le meunier ne pouvait pas connaître. Une « coïncidence » qui pourrait constituer « une des preuves, fragmentaires et à demi effacées, de l’existence d’une tradition cosmologique millénaire qui, par-delà la différence des langages, a uni le mythe à la science ».

Ce qui permet à Ginzburg de parvenir à ouvrir de semblables brèches est l’option, dont il s’est expliqué dans sa préface, de parler d’un homme du peuple et d’une culture populaire à partir de cet homme et de cette culture, et non comme l’ont fait d’autres historiens dont il réfute ou critique les méthodes, à partir de la culture dominante. Ginzburg pointe, entre autres, un paradoxe dans « les études de M. Foucault, donc de celui qui a, avec le plus d’autorité, dans son Histoire de la Folie, attiré l’attention sur les exclusions, les interdictions, les limites à travers lesquelles s’est constituée historiquement notre culture. Mais à bien y regarder, le paradoxe n’est qu’apparent. Ce qui intéresse surtout Foucault, ce sont le geste et les critères de l’exclusion : les exclus, un peu moins. »

Par une enquête minutieuse sur la vie et les lectures du meunier, et sur les interprétations qu’il en fait d’après ses réponses à l’inquisition, autant que sur le contexte dans lequel elles se déroulent, Ginzburg établit son choix, à la fois scientifique et politique, de rendre justice et voix à ceux qui dans l’histoire sont privés de voix. Sa narration rigoureuse et vivante fait apparaître à la fois un univers rural en partie occulté, faute d’écrits venant de lui, et une personne singulière, porteuse d’interrogations spirituelles et intellectuelles profondes et en même temps d’un positionnement politique fort, manifesté par « une attitude libre et agressive, décidée à régler ses comptes avec la culture des classes dominantes ».

La méthode de Ginzburg s’avère ainsi capable de changer la perspective, mais aussi éventuellement de la renverser. « ‘Vous croyez donc, répliqua l’inquisiteur, que l’on ne peut pas savoir quelle est la bonne loi ?’ Et Menocchio : ‘Messire, je pense que chacun croit que sa propre foi est la bonne, mais on ne sait pas quelle est la bonne’ ». Et Ginzburg conclut : « Qui représentait, ici, le parti de la haute culture ; qui le parti de la culture populaire ? Il n’est pas facile de le dire. »

En poussant la recherche d’indices par une historiographie qui plonge dans les écrits qui ont pu être lus par Menocchio, dans les actes de son procès et dans des documents relatifs au temps et à l’espace réduit étudiés, dans les témoignages des villageois et dans l’exposition d’autres cas d’ « hérétiques » de l’époque et de la région, mais aussi dans une érudition qui lui permet d’établir des correspondances avec Leonard de Vinci, Montaigne ou les Védas, Ginzburg fait se révéler au fil de son récit, et de la présentation de ses documents comme preuves et traces, un univers de plus en plus riche et complexe là où on ne voit souvent qu’une sous-culture paysanne peu différenciée. Et dans cet univers un homme qui prend vie aussi, avec son caractère bien particulier. Bien particulier aux yeux du lecteur qui est amené à le découvrir, et aussi aux yeux de ses contemporains. « La position sociale des meuniers tendait à les isoler de la communauté dans laquelle ils vivaient », rappelle l’auteur, mais « malgré leur singularité, les affirmations de Menocchio ne devaient pas apparaître aux paysans de Montereale étrangères à leur existence, à leurs croyances et à leurs aspirations ».

À partir de l’histoire d’un « simple » meunier, Ginzburg restitue ainsi autant que possible d’une culture qui « a été détruite ». « Respecter ce qui chez elle reste indéchiffrable et résiste à toute analyse ne signifie pas céder à la fascination idiote de l’exotique et de l’incompréhensible. » Avec son « aspiration à une rénovation radicale de la société », sa dénonciation de « la corrosion interne de la religion », son appel à « la tolérance », l’humble Menocchio « s’insère dans la ligne, ténue et sinueuse, mais très nette d’une évolution qui arrive jusqu’à nous : c’est, nous pouvons le dire, un de nos ancêtres. »

Arriver de loin jusqu’à nous, n’est-ce pas le propre des prophètes ? N’est-ce pas le propre de la pro-phétie que de « parler en avant » ? L’homme Menocchio comme le personnage Don Quichotte ne sont-ils pas semblables à ces prophètes de la Bible, volontiers paraissant fous – comme aussi les grands sages dans les traditions spirituelles orientales – ou misérables, allant soudain ou de façon récurrente nus, échevelés ou couverts de cendres parmi les hommes ? Puis les siècles passent et peu à peu, le voile se déchire sur ce qu’ils furent, sur ce qu’ils dirent. Que sont les siècles pour eux, sinon leurs alliés dans la guerre et dans la paix ?

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