Le lavement de la dépouille mortelle, extrait du carnet de Kantor pour « La classe morte »

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Tadeusz Kantor dans La classe morte

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« Le SPECTACLE est devenu pour eux la vie nouvelle.

Mais au cours du spectacle, les liens, l’intimité, les relations,

les différences ont commencé à naître entre ces individus.

Les silhouettes formées par la vie, connues seulement d’eux et pas

toujours nobles, ont commencé à apparaître, telles des ombres

brumeuses.

Ainsi doucement, au cours du spectacle, tout a commencé à trouver sa

justification à travers la fable, à devenir manifestations culturelles de la vie,

à quitter ce lieu où devait naître une œuvre d’art parfaite

et achevée – Création humaine athée et hérétique

et non reproduction sacrée de la nature.

Il faut donc à nouveau les rendre ÉTRANGERS. Leur reprendre ces

apparences de fable et de vie.

Leur faire subir la honte. Les dénuder. Égaliser comme dans la scène

du Jugement dernier. Pire. Parvenir à cette sphère la plus

infamante. Comme les cadavres dans l’ossuaire.

Personne d’autre que la Femme de ménage-Mort ne peut se charger

de cette opération sans concession, mais indispensable.

La Femme de ménage exerce ses fonctions en professionnelle

et avec intransigeance. Elle rapporte le seau et la serpillière.

Elle lave les corps, essore la serpillière, l’eau sale coule à terre,

Déshabillage des corps, lavage de leurs parties intimes, les cuisses, le ventre,

les fesses, les pieds, les talons, le visage, entre les doigts, dans les trous

du nez, dans les oreilles, dans les aines, lancement brutal et sans cérémonie

retournement des corps.

Martèlement rythmique permanent des boules dans le berceau.

Le pauvre berceau bricolé qui ressemble à un petit cercueil se balance de façon monotone

sans cesse, tantôt dans un sens, tantôt dans l’autre,

aucune affectation maternelle dans cette lugubre

boîte remuée par l’engrenage du mécanisme. Au lieu du gazouillement

du bébé, le martèlement sec des boules de bois mortes,

retentissant sur les planches du cercueil.

L’ossuaire.

Avec une terrible indifférence, de manière minutieuse et systématique

La Femme de ménage accomplit le lavement rituel des cadavres. »

 

Tadeusz Kantor, in Denis Bablet, Les voies de la création théâtrale, T. Kantor, Éditions du CNRS 1983

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« Le Théâtre et son Double » par Antonin Artaud (extraits)

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« Notre idée pétrifiée du théâtre rejoint notre idée pétrifiée d’une culture sans ombres, et où de quelque côté qu’il se retourne notre esprit ne rencontre plus que le vide, alors que l’espace est plein.
Mais le vrai théâtre parce qu’il bouge et parce qu’il se sert d’instruments vivants, continue à agiter des ombres où n’a cessé de trébucher la vie. L’acteur qui ne refait pas deux fois le même geste, mais qui fait des gestes, bouge, et certes il brutalise des formes, mais derrière ces formes, et par leur destruction, il rejoint ce qui survit aux formes et produit leur continuation. (…)
Pour le théâtre comme pour la culture, la question reste de nommer et de diriger des ombres : et le théâtre qui ne se fixe pas dans le langage et dans les formes, détruit par le fait les fausses ombres, mais prépare la voie à une autre naissance d’ombres autour desquelles s’agrège le vrai spectacle de la vie.
Briser le langage pour toucher la vie, c’est faire ou refaire le théâtre ; et l’important est de ne pas croire que cet acte doive demeurer sacré, c’est-à-dire réservé. Mais l’important est de croire que n’importe qui ne peut pas le faire, et qu’il y faut une préparation.
Ceci amène à rejeter les limitations habituelles de l’homme et des pouvoirs de l’homme, et à rendre infinies les frontières de ce qu’on appelle la réalité. » (Préface, Le théâtre et la culture)

« Si le théâtre essentiel est comme la peste, ce n’est pas parce qu’il est contagieux, mais parce que comme la peste il est la révélation, la mise en avant, la poussée vers l’extérieur d’un fond de cruauté latente par lequel se localisent sur un individu ou sur un peuple toutes les possibilités perverses de l’esprit. (…) de même que la peste, le théâtre est fait pour vider collectivement des abcès. (…) Il invite l’esprit à un délire qui exalte ses énergies ; et l’on peut voir pour finir que du point de vue humain, l’action du théâtre comme celle de la peste, est bienfaisante, car poussant les hommes à se voir tels qu’ils sont, elle fait tomber le masque, elle découvre le mensonge, la veulerie, la bassesse, la tartuferie ; elle secoue l’inertie asphyxiante de la matière qui gagne jusqu’aux données les plus claires des sens ; et révélant à des collectivités leur puissance sombre, leur force cachée, elle les invite à prendre en face du destin une attitude héroïque et supérieure qu’elles n’auraient jamais eu sans cela. » (Le théâtre et la peste)

« Faire la métaphysique du langage articulé, c’est faire servir le langage à exprimer ce qu’il n’exprime pas d’habitude : c’est s’en servir d’une façon nouvelle, exceptionnelle et inaccoutumée, c’est lui rendre ses possibilités d’ébranlement physique, c’est le diviser et le répartir activement dans l’espace, c’est prendre les intonations d’une manière concrète absolue et leur restituer le pouvoir qu’elles auraient de déchirer et de manifester réellement quelque chose, c’est se retourner contre le langage et ses sources bassement utilitaires, on pourrait dire alimentaires, contre ses origines de bête traquée, c’est enfin considérer le langage sous la forme de l’Incantation.
Tout dans cette façon poétique et active d’envisager l’expression sur la scène nous conduit à nous détourner de l’acception humaine, actuelle et psychologique du théâtre, pour en retrouver l’acception religieuse et mystique dont notre théâtre a complètement perdu le sens. » (La mise en scène et la métaphysique)

« L’opération théâtrale de faire de l’or, par l’immensité des conflits qu’elle provoque, par le nombre prodigieux de forces qu’elle jette l’une contre l’autre et qu’elle émeut, par cet appel à une sorte de rebrassement essentiel débordant de conséquences et surchargé de spiritualité, évoque finalement à l’esprit une pureté absolue et abstraite, après laquelle il n’y a plus rien, et que l’on pourrait concevoir comme une note unique, une sorte de note limite, happée au vol et qui serait comme la partie organique d’une indescriptible vibration. » (Le théâtre alchimique)

« Tout ce qui est dans l’amour, dans le crime, dans la guerre, ou dans la folie, il faut que le théâtre nous le rende, s’il veut retrouver sa nécessité. (…) Pratiquement, nous voulons ressusciter une idée du spectacle total (…) Donc, d’une part, la masse et l’étendue d’un spectacle qui s’adresse à l’organisme entier ; de l’autre, une mobilisation intensive d’objets, de gestes, de signes, utilisés dans un esprit nouveau. (…) Sur ce principe, nous envisageons de donner un spectacle où ces moyens d’action directe soient utilisés dans leur totalité ; donc un spectacle qui ne craigne pas d’aller aussi loin qu’il faut dans l’exploration de notre sensibilité nerveuse, avec des rythmes, des sons, des mots, des résonances et des ramages, dont la qualité et les surprenants alliages font partie d’une technique qui ne doit pas être divulguée.
Pour le reste et pour parler clair, les images de certaines peintures de Grünewald ou de Hieronymus Bosch, disent assez ce que peut être un spectacle où, comme dans le cerveau d’un saint quelconque, les choses de la nature extérieure apparaîtront comme des tentations.
C’est là, dans ce spectacle d’une tentation où la vie a tout à perdre, et l’esprit tout à gagner, que le théâtre doit retrouver sa véritable signification. » (Le théâtre et la cruauté)

« La question d’ailleurs ne se pose pas de faire venir sur la scène et directement des idées métaphysiques, mais de créer des sortes de tentations, d’appels d’air autour de ces idées. Et l’humour avec son anarchie, la poésie avec son symbolisme et ses images, donnent comme une première notion des moyens de canaliser la tentation de ces idées. » (Le théâtre de la cruauté, Premier manifeste).

« Avoué ou non, conscient ou inconscient, l’état poétique, un état transcendant de vie, est au fond ce que le public recherche à travers l’amour, le crime, les drogues, la guerre ou l’insurrection.
Le Théâtre de la Cruauté a été créé pour ramener au théâtre la notion d’une vie passionnée et convulsive ; et c’est dans ce sens de rigueur violente, de condensation extrême des éléments scéniques qu’il faut entendre la cruauté sur laquelle il vient s’appuyer.
Cette cruauté, qui sera, quand il le faut, sanglante, mais qui ne le sera pas systématiquement, se confond donc avec la notion d’une sorte d’aride pureté morale qui ne craint pas de payer la vie le prix qu’il faut la payer. » (Le théâtre de la cruauté, Second manifeste)

« L’acteur est un athlète du cœur. »

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Le théâtre de lumière

christ aux limbes,

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Ce n’est pas le Théâtre qui est du théâtre, c’est le monde, mauvais théâtre qui s’ignore avec tous ses personnages lourdement vêtus de leurs rôles respectifs. Le Théâtre est le révélateur des théâtres de la cruauté et de la mort qu’est volontairement ou sans le savoir le monde. Le Théâtre dit : regardez-vous donc, voyez donc plus loin ! Le théâtre n’est pas un marionnettisme, mais un regard. Les aveugles manipulent des figures pour la galerie, les voyants les démystifient et les balaient. Les hommes du théâtre de l’ombre qu’est le monde enferment l’être et le pétrifient. Les hommes du théâtre de lumière qu’est le Théâtre joué de l’autre côté du rideau ouvert, redonnent vie aux êtres pétrifiés en les animant par l’esprit de vérité. Le Théâtre arrache les masques des hommes, les arrache à leur mort. Le Théâtre tend la main aux hommes et les fait monter sur la scène de la vie.

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Immense Tadeusz Kantor

« À une époque où règnent trop souvent l’exploitation des innovations d’hier, où les audaces apparentes ou réelles sont consommées, assimilées, digérées à une vitesse foudroyante, où le choc voulu dissimule mal un conformisme souvent profond, où le maniérisme se veut style et finesse quitte à changer selon l’évolution des modes et des snobismes, Tadeusz Kantor pose comme condition même de son activité – et cela fera bientôt quarante ans qu’il la pose – le radicalisme en art. Ce radicalisme n’est point « jusqu’au boutisme ». Il implique le refus des compromis et des concessions, l’engagement total et sans tricherie, dans une aventure non-programmée qui passe par la volonté d’aller toujours au-delà. Il suppose la lutte continuelle contre les pratiques courantes, traditionnelles, conventionnelles, un art fondé sur le risque permanent, un risque qui ne soit point calculé. Tadeusz Kantor ou la vie dangereuse d’un artiste sur la corde raide. Une telle conception ne va pas sans renouvellement incessant et surprenant, chaque nouvelle création marque une étape en rupture, mais derrière la série des ruptures la continuité demeure : le passé a beau être mis en cause, rejeté, violé, créations et manifestes ont beau se succéder, au-delà du renouvellement le passé demeure à travers thèmes et nostalgies. À chaque création Kantor remet tout en jeu et se remet lui-même en question, mais les bases de son idéal exprimé en 1942 restent valables pour aujourd’hui. Telle est bien la dialectique de l’évolution artistique de Kantor. » Denis Bablet, Les voies de la création théâtrale, T. Kantor, Éditions du CNRS 1983

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Brève présentation, suivie de La classe morte
https://youtu.be/xSoE8V1ObuE

Émission sur Kantor suivie de Wielopole, Wielopole
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