« Hommage à la Catalogne », par George Orwell. Une leçon de démocratie

1984 est, avec Le Seigneur des Anneaux et Voyage au bout de la nuit, l’un des romans les plus puissants et les plus emblématiques du vingtième siècle. Il est né, avec le développement de sa réflexion politique, de la participation d’Orwell à la Guerre d’Espagne. Avant son chef-d’œuvre, Orwell avait fait le récit de cette expérience dans Hommage à la Catalogne, paru à Londres en 1938 (et publié en France en 1955). Témoignage capital dont voici pour aujourd’hui, dans la traduction d’Yvonne Davet, des passages de la première partie, sur l’organisation des milices du POUM (communistes antistaliniens, proches des anarchistes, les vrais révolutionnaires donc de cette guerre) au sein desquelles il combattit. Il s’y trouve toujours une leçon de démocratie à méditer.

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« Le point essentiel en était l’égalité sociale entre les officiers et les hommes de troupe. Tous, du général au simple soldat, touchaient la même solde, recevaient la même nourriture, portaient les mêmes vêtements, et vivaient ensemble sur le pied d’une complète égalité. Si l’envie vous prenait de taper dans le dos du général commandant la division et de lui demander une cigarette, vous pouviez le faire et personne ne s’en étonnait. En théorie en tout cas, chaque milice était une démocratie et non une hiérarchie. Il était entendu qu’on devait obéir aux ordres, mais il était aussi entendu que, lorsque vous donniez un ordre, c’était comme un camarade plus expérimenté à un camarade, et non comme un supérieur à un inférieur. Il y avait des officiers et des sous-officiers, mais il n’y avait pas de grade militaire au sens habituel, pas de titres, pas de galons, pas de claquements de talons et de saluts obligatoires. On s’était efforcé de réaliser dans les milices une sorte d’ébauche, pouvant provisoirement fonctionner, de société sans classes. Bien sûr ce n’était pas l’égalité parfaite, mais je n’avais encore rien vu qui en approchât autant, et que cela fût possible en temps de guerre n’était pas le moins surprenant.

(…)

Dans la pratique la discipline de type démocratico-révolutionnaire est plus sûre qu’on ne pourrait croire. Dans une armée prolétarienne la discipline est, par principe, obtenue par consentement volontaire. Elle est fondée sur le loyalisme de classe, tandis que la discipline d’une armée bourgeoise de conscrits est fondée, en dernière analyse, sur la crainte. (L’armée populaire qui remplaça les milices était à mi-chemin entre ces deux types). Dans les milices on n’eût pas supporté un seul instant le rudoiement et les injures qui sont monnaie courante dans une armée ordinaire. Les habituelles punitions militaires demeuraient en vigueur, mais on n’y recourait qu’en cas de fautes très graves. Quand un homme refusait d’obéir à un ordre, vous ne le punissiez pas sur-le-champ ; vous faisiez d’abord appel à lui au nom de la camaraderie.

(…)

La discipline « révolutionnaire » découle de la conscience politique – du fait d’avoir compris pourquoi il faut obéir aux ordres ; pour que cela se généralise, il faut du temps,  mais il en faut aussi pour transformer un homme en automate à force de lui faire faire l’exercice dans la cour de quartier. (…) Et c’est un hommage à rendre à la solidité de la discipline « révolutionnaire » que de constater que les milices demeurèrent sur le champ de bataille. »

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Melmoth, suite : sacrifices humains

l'un des PostIt que j'ai distribués dans la ville ces deux derniers jours

l’un des PostIt que j’ai distribués dans la ville ces deux derniers jours

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Le roman de Maturin décrit une société imposant des conditions d’existence pires encore que celles de La Caverne de Zamiatine ou de 1984 d’Orwell. D’autant que la société en question n’est pas une dystopie littéraire mais une réalité, celle de l’église catholique, de ses couvents, de son Inquisition. Nous l’avons dit, cette machine à opprimer et à broyer l’être humain a fini tout à la fois par affaiblir le catholicisme, avec une église de plus en plus réduite à la façon de la peau de chagrin balzacienne, et par infecter tout le corps social, où se retrouvent les méthodes de torture inquisitoriale non seulement sous leurs formes dures, en temps et lieux de guerre (guerre d’Algérie, guerre d’Irak…) mais aussi sous leurs formes adaptées à la gestion des masses, surveillance et répression collectives associées à des opérations de surveillance et répression, notamment par toutes sortes de harcèlements, ciblant tels ou tels individus – la lutte contre le terrorisme cautionnant les exactions commises dans le conflit de pensée, quand il s’agit pour les pouvoirs de soumettre des individus qui n’obéissent pas aux valeurs dominantes du faux, de la communication, du profit au service d’intérêts politiques visant à perpétuer l’ordre inique établi, ou simplement des relations humaines basées sur l’intersoumission.

Melmoth the Wanderer, titre du livre, pourrait bien qualifier le livre lui-même, au moins autant que le personnage. Avec ses histoires enchâssées, la narration erre et cela, plus que le fait de camper un personnage errant misérablement à travers les siècles sans pouvoir trouver le repos suite à un pacte avec le diable, fait naître dans le lecteur un flux de conscience tel que bien plus tard des auteurs comme James Joyce avec son Ulysses essaieront de l’obtenir par l’écriture directe du flux de conscience de leur personnage. Sauf que Melmoth the Wanderer induit un flux de conscience beaucoup plus politique, métaphysique et agité, aussi agité que l’océan déchaîné sur lequel le capitaine Achab de Melville s’acharne à pourchasser Moby Dick. Les références bibliques sont aussi importantes dans Moby Dick que dans Melmoth, et dans le personnage du très vieux juif chez Maturin, sage condamné à vivre reclus par la persécution et emblématique, comme Maturin le lui fait dire, de tous les persécutés, juifs, chrétiens, musulmans ou autres, peut apparaître comme un miroir prémonitoire de cette baleine blanche poursuivie par toutes les mers. Tandis que le jeune Espagnol qui lui fait face (et se compare explicitement à Jonas), inlassablement persécuté par les prêtres, les moines, les jésuites, les inquisiteurs, avec l’assentiment passif ou actif de la société et de ses parents, fait effet de préfiguration du Bartleby de Melville, dans son refus absolu, son refus opiniâtre, et grandissant en même temps que l’oppression qui lui est opposée, d’accepter ce que dès le début il contesta. Ainsi se rejoignent les textes de Melmoth the Wanderer et de Bartleby the Scrivener, l’Errant et le Scribe, qu’Ismaël le voyageur témoin de la folie d’Achab et du monde, fil d’or dans le labyrinthe des textes et des mondes, assume.

Quelques nouveaux passages relevés au fil de ma lecture :

« Il était impossible que la conscience la plus timorée pût trouver en elle-même assez de péchés pour remplir seulement le quart du papier que j’étais censé employer à l’examen de la mienne. Je le remplissais cependant de leurs crimes et non de ceux que j’avais commis.

(…)

– Mettez-vous donc en balance le droit et le pouvoir ? Vous sentirez bientôt que dans ces murs, il n’y a point de différence entre eux.

(…)

Chaque jour s’amoncelaient sur moi mille formes de persécution trop misérables et trop mesquines pour être mentionnées mais combien harassantes pour celui qui devait les endurer ! Imaginez, Monsieur, une communauté de plus de soixante personnes qui se seraient juré de rendre insupportable la vie d’un individu, qui auraient pris la commune résolution de l’insulter, le tourmenter et le persécuter. Imaginez aussi comment cet individu peut supporter pareille existence. Je commençai à craindre pour ma raison, pour ma vie.

(…)

Vous n’ignorez pas sans doute, Monsieur, que le pouvoir de l’Inquisition, semblable à celui de la mort, vous sépare, par un simple attouchement, de toutes les relations que vous pouviez avoir avec le monde. Du moment où sa main vous a saisi, toutes les mains humaines se détachent de la vôtre. (…) Le plus dévoué de vos parents ou de vos amis est le premier à mettre le feu au bûcher qui doit vous consumer, si l’Inquisition demande ce sacrifice. »

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Ma traduction + commentaire du début de 1984, par George Orwell

Je réédite cette note d’hier en ajoutant à la fin une brève pensée

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Comme après les révélations de Snowden, après la prise de pouvoir de Trump les ventes de 1984 explosent. Relire les premières pages est déjà, en ces temps de surveillance en ligne bien sûr mais aussi de mensonge général et institutionnalisé, de faits alternatifs et autres emplois fictifs, une forte chose.

1984-min (1)illustration de Jean Gourmelin

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C’était une froide, éclatante journée d’avril, et les horloges sonnaient treize heures. Winston Smith, tête rentrée pour essayer d’échapper au vent mauvais, se glissa vite entre les portes vitrées des Résidences de la Victoire. Pas assez vite cependant pour empêcher d’entrer en même temps que lui un tourbillon de poussière et de gravier.

Le hall sentait le chou bouilli et la vieille carpette. À l’un des bouts, une affiche en couleurs, trop grande pour être déployée à l’intérieur, était clouée au mur. Elle représentait juste une énorme figure, large de plus d’un mètre. Le visage d’un homme d’environ quarante-cinq ans, à grosse moustache noire et aux traits robustes et beaux. Winston se dirigea vers l’escalier. Inutile d’essayer de prendre l’ascenseur. Même aux meilleures périodes il marchait rarement, et en ce moment l’électricité était coupée pendant la journée – c’était l’une des mesures d’économie prises pour préparer la Semaine de la Haine. L’appartement était au septième et Winston, qui avait trente-neuf ans et un ulcère variqueux au-dessus de la cheville droite, montait lentement, en s’arrêtant souvent. À chaque palier, face à la cage d’ascenseur, l’affiche de l’énorme figure vous fixait depuis le mur. C’était l’un de ces portraits faits en sorte que les yeux vous suivent quand vous vous déplacez. Dessous, la légende disait : BIG BROTHER VOUS SURVEILLE.

À l’intérieur de l’appartement, une voix fruitée récitait une liste de nombres en rapport avec la production de la fonte brute. La voix venait d’une plaque de métal oblongue, sorte de miroir terne qui constituait une partie du mur de droite. Winston tourna un commutateur et la voix diminua un peu de volume, mais les paroles restèrent audibles. On pouvait baisser le son de l’appareil (un « télécran »), mais jamais l’éteindre complètement. Il alla à la fenêtre, petit personnage frêle, la maigreur de son corps soulignée par une combinaison bleue, uniforme du parti. Il était très blond, le visage naturellement sanguin, la peau rendue rêche par le savon grossier, les lames de rasoir émoussées, le froid de l’hiver qui venait de finir. Dehors, même à travers la vitre de la fenêtre fermée, le monde avait l’air froid. En bas dans la rue, de petits tourbillons de vent faisaient tourner en spirales la poussière et des morceaux de papier, et malgré l’éclat du soleil et du ciel bleu dur, il semblait n’y avoir de couleur en rien, à part dans les affiches placardées partout. De chaque coin de rue important, la face moustachue regardait fixement sous elle. Il y en avait une juste sur le mur d’en face. BIG BROTHER TE SURVEILLE, disait la légende, tandis que les yeux noirs plongeaient dans ceux de Winston. Plus bas, au niveau de la rue, une autre affiche, déchirée à un coin, battait par intermittence dans le vent, couvrant et découvrant tour à tour un seul mot : INGSOC. Au loin, un hélicoptère se laissa glisser entre les toits, plana un moment comme une mouche bleue, puis s’élança de nouveau et s’éloigna en virant. La patrouille de police, espionnant aux fenêtres des gens. Mais peu importaient les patrouilles. Ce qui comptait, c’était la Police de la Pensée.

Derrière Winston, la voix du télécran blablatait sans fin à propos de la fonte brute et du dépassement des objectifs du neuvième Plan triennal. Le télécran recevait et émettait simultanément. Tout bruit que Winston faisait au-dessus du niveau d’un très faible chuchotement serait capté par l’appareil. De plus, tant qu’il se trouvait dans le champ de vision de la plaque de métal, il pouvait être vu aussi bien qu’entendu. Il n’y avait bien sûr aucun moyen de savoir à quel moment vous étiez surveillé ou non. Impossible de dire à quelle fréquence, et selon quel système, la Police de la Pensée se branchait sur telle ou telle ligne individuelle. On pouvait même penser qu’ils surveillaient tout le monde tout le temps. En tout cas ils pouvaient se brancher sur votre ligne quand ils voulaient. Vous deviez vivre, et vous viviez, par habitude transformée en instinct, en assumant le fait que tout bruit que vous faisiez était écouté, et sauf dans le noir, tous vos mouvements scrutés.

Winston resta dos tourné au télécran. C’était plus sûr, même si, comme il le savait bien, même un dos peut être révélateur. À un kilomètre de là, le ministère de la Vérité, où il travaillait, s’élevait, immense et blanc au-dessus du paysage crasseux. Voilà, se dit-il avec une espèce de vague dégoût, c’est Londres, capitale de la Première Région aéroportuaire, elle-même troisième des provinces les plus peuplées d’Océania. Il tenta d’extirper de sa mémoire quelque souvenir d’enfance susceptible de lui indiquer si Londres avait toujours été exactement ainsi. Y avait-il toujours eu ces perspectives de maisons du dix-neuvième siècle pourries, avec leurs flancs étayés par des madriers, leurs fenêtres rapiécées avec des cartons et leurs toits avec de la tôle ondulée, leurs pauvres clôtures de jardin affaissées dans tous les sens ? Et les sites bombardés où la poussière tourbillonnait dans l’air et où l’herbe de saule poussait sur les tas de décombres ? Et les endroits où les bombes avaient dégagé un plus grand espace et d’où étaient sorties de terre de sordides colonies de logis en bois, pareils à des poulaillers ? Mais rien à faire, il ne pouvait pas se rappeler. Rien ne lui restait de son enfance, sinon une série de tableaux en forme de flash, sans arrière-plan et pour la plupart inintelligibles.

Le ministère de la Vérité – Minivrai, en newdire – différait étonnamment de tous les autres objets visibles. C’était une énorme structure pyramidale de béton blanc scintillant, montant en flèche, terrasse après terrasse, à trois cents mètres de haut. De là où se tenait Winston, il était juste possible de lire, inscrits sur sa face blanche en caractères élégants, les trois slogans du parti :

GUERRE EST PAIX

LIBERTÉ EST ESCLAVAGE

IGNORANCE EST PUISSANCE

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1984 est prophétique. Orwell s’est juste trompé de conclusion : ce sont les gouvernants et les « élites » médiatiques qui sont dépendants de la machine à se faire voir. Ce sont eux qui ne valent que par le monde de la représentation, qui les fait exister. Le peuple a sa vie en dehors, au dehors, et n’a pas, malgré le désir courant du quart d’heure de célébrité, un besoin vital de façade pour se sentir exister. Car il  peut posséder ce que n’ont pas les dominants : le sens de la gratuité, la possibilité de l’amour véridique, et la liberté de vivre. Ce que ne comprennent pas tous ceux qui, depuis une position privilégiée, l’appellent à la révolution ou à la soumission, essaient d’en faire un instrument pour combler leur manque d’être. Le peuple est la révolution permanente.

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