Il faut reconnaître à Julia Kristeva une parole de vérité, peut-être la seule qu’elle ait jamais écrite ou prononcée – miracle des phénomènes de révélations, sans doute. Une révélation qui « constitue une atteinte à mon honneur et à ma considération » et « porte tout autant préjudice à mon travail », déclare-t-elle en niant avoir espionné la France pour le compte de la police secrète bulgare, qui a exercé une féroce répression sur son peuple tout en exécutant servilement les basses œuvres du KGB. En effet, cette révélation déshonore gravement cette personne couverte d’honneurs, et décrédibilise complètement son travail, ses textes écrits dans un français défiguré (mais il n’était pas nécessaire d’être au courant de cette trahison pour voir quel charabia s’écrivait là), sans parler de son féminisme mis à mal par une note expliquant qu’elle a fait un mariage intéressé (argent, relations).
Tout en rappelant que la Bulgarie a rendu publique une partie du dossier (purgé et en partie détruit dans les années 90, donc il est impossible de connaître la réelle ampleur et la réelle durée de sa collaboration) comprenant une partie des rapports de Kristeva, et tout en m’interrogeant sur la suite des activités de cette personne après la chute de l’empire soviétique (et sur ce qu’il en est de Sollers dans cette trahison), j’ai une pensée pour les « dupes » dont parle Molière à travers cette tirade de Dom Juan, que je dédie à Frédéric Boyer, des éditions Bayard, au pape Benoît XVI, à Antoine Compagnon, professeur au Collège de France, aux présidents de la République française qui l’ont promue au rang d’officier puis de commandeur de la Légion d’honneur, et à tant d’autres qui se reconnaîtront s’ils me lisent encore.
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Il n’y a plus de honte maintenant à cela : l’hypocrisie est un vice à la mode, et tous les vices à la mode passent pour vertus. Le personnage d’homme de bien est le meilleur de tous les personnages qu’on puisse jouer aujourd’hui, et la profession d’hypocrite a de merveilleux avantages. C’est un art de qui l’imposture est toujours respectée ; et quoiqu’on la découvre, on n’ose rien dire contre elle. Tous les autres vices des hommes sont exposés à la censure, et chacun a la liberté de les attaquer hautement ; mais l’hypocrisie est un vice privilégié, qui, de sa main, ferme la bouche à tout le monde, et jouit en repos d’une impunité souveraine. On lie, à force de grimaces, une société étroite avec tous les gens du parti. Qui en choque un, se les jette tous sur les bras ; et ceux que l’on sait même agir de bonne foi là-dessus, et que chacun connaît pour être véritablement touchés, ceux-là, dis-je, sont toujours les dupes des autres ; ils donnent hautement dans le panneau des grimaciers, et appuient aveuglément les singes de leurs actions. Combien crois-tu que j’en connaisse qui, par ce stratagème, ont rhabillé adroitement les désordres de leur jeunesse, qui se sont fait un bouclier du manteau de la religion, et, sous cet habit respecté, ont la permission d’être les plus méchants hommes du monde ? On a beau savoir leurs intrigues et les connaître pour ce qu’ils sont, ils ne laissent pas pour cela d’être en crédit parmi les gens ; et quelque baissement de tête, un soupir mortifié, et deux roulements d’yeux rajustent dans le monde tout ce qu’ils peuvent faire. C’est sous cet abri favorable que je veux me sauver, et mettre en sûreté mes affaires. Je ne quitterai point mes douces habitudes ; mais j’aurai soin de me cacher et me divertirai à petit bruit. Que si je viens à être découvert, je verrai, sans me remuer, prendre mes intérêts à toute la cabale, et je serai défendu par elle envers et contre tous. Enfin c’est là le vrai moyen de faire impunément tout ce que je voudrai. Je m’érigerai en censeur des actions d’autrui, jugerai mal de tout le monde, et n’aurai bonne opinion que de moi. Dès qu’une fois on m’aura choqué tant soit peu, je ne pardonnerai jamais et garderai tout doucement une haine irréconciliable. Je ferai le vengeur des intérêts du Ciel, et, sous ce prétexte commode, je pousserai mes ennemis, je les accuserai d’impiété, et saurai déchaîner contre eux des zélés indiscrets, qui, sans connaissance de cause, crieront en public contre eux, qui les accableront d’injures, et les damneront hautement de leur autorité privée. C’est ainsi qu’il faut profiter des faiblesses des hommes, et qu’un sage esprit s’accommode aux vices de son siècle.
Molière, Dom Juan, acte V, scène 2.
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