A.A. (5)

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chez nous à la montagne, photo Alina Reyes

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« …il faut consentir à brûler, brûler d’avance et tout de suite, non pas une chose, mais tout ce qui pour nous représente les choses, pour ne pas s’exposer à brûler tout entiers.

Tout ce qui ne sera pas brûlé par Nous Tous, et qui ne fera pas de Nous Tous des Désespérés et des Solitaires,

c’est la TERRE qui va le brûler. » Antonin Artaud, Les Nouvelles Révélations de l’Être

Qu’est-ce que cela signifie ? Qu’il nous faut, avant que la TERRE où nous serons mis au tombeau ne se charge de nous réduire à néant, atteindre le noyau de l’être, ceci en se déchosant comme écrivait la petite sainte Bernadette (« je me suis déchosée », pour dire « je me suis déchaussée », juste avant l’Apparition, tel Moïse au Buisson Ardent). Se déchoser par le feu qui brûle sans consumer, le feu de la Parole qui brûle tout ce qui pour nous représente les choses – non tant les choses en elles-mêmes que notre idolâtrie, qui nous encroûte, nous momifie. C’est une opération que chacun doit faire, mais dans le sens de la communion avec tous, afin que nous soyons Nous Tous, tous en Un. Ayant atteint, par la brûlure volontaire, par l’abandon à la brûlure, le point dernier, celui du désespoir et de la solitude, celui du face à face avec le désespoir et la solitude, ce point en forme de chas d’aiguille par où nous pouvons passer, une fois réduits à notre plus grande petitesse par notre déchosification, notre connaissance lucide et sereine du désespoir, notre acceptation entière et bienheureuse de notre solitude, passer de l’autre côté du monde, où notre être épuré de ses représentations idolâtriques se remplit d’espérance et de communion, où nous entrons pour toujours dans la Vie de plénitude et d’amour.

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La bouteille à la mer

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travaux devant la Pitié-Salpêtrière, ce 15 août, photo Alina Reyes

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Il y a quelques nuits, j’ai rêvé que je trouvais, comme une bouteille à la mer, un livre étrange et beau, qui changeait tout. Il me paraissait probable qu’il avait été écrit par J-Y, mon premier amour, parce que lorsque nous avions dix-sept ans il m’écrivait des calligrammes.

Il naissait de ce livre, lui-même bateau, sable et océan, une glaise bienfaisante à appliquer sur les paupières. Il y avait une limpide lumière, c’était le début du monde.

En 2000, une maison de production, pour le compte de Canal+, proposa à six écrivains, dont j’étais, de réaliser un petit court-métrage pour une série intitulée L’érotisme vu par… Nous étaient offerts tous les moyens, réalisateurs, techniciens, matériel etc. Je fus la seule à refuser l’attirail, le personnel et autres frais, demandant seulement que l’on me prête une petite caméra. Mon film ne fut pas plus inoubliable que celui des autres, mais du moins avais-je fait ce que je voulais faire : non pas un film, mais un geste. Ce que je fais ici aussi, sur internet, ce que je fais par chacun de mes livres. Quoique je fasse, je ne cherche pas à le faire dans les règles de l’art, je fais un geste.

Beaucoup aujourd’hui font des pseudo-gestes, des gestes pour la galerie, pour les médias. Des gestes qui ne sont pas des gestes mais des calculs, des exhibitions d’idées, des prostitutions. Le vrai geste vient de profond, sans calcul. C’est lui qui s’impose à celui qui le fait, et non pas celui qui le fait qui s’impose (ou impose à autrui) de le faire, et qui l’impose au monde en le lui exposant. Le vrai geste vient d’ailleurs, et c’est seulement ainsi qu’il peut tout changer. Sauver une vie, sauver beaucoup de vies, transformer le monde, changer la vie. Souvent de façon invisible ou presque, comme l’est la bouteille à la mer. Atteignant le rivage quand il est l’Heure. L’homme est de Dieu la bouteille à la mer.

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Écriture

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image Alina Reyes (12 août 2012)

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Je l’ai raconté dans Ma vie douce, il y a très longtemps je fis ce rêve où j’étais une bienheureuse baleine blanche. D’un bateau des chasseurs se mettaient à me lancer des harpons, en vue de m’attraper. Alors je plongeais très profondément, aux profondeurs où ils étaient loin de pouvoir accéder, et là, indemne, me disant qu’ils n’avaient rien pu attraper de plus, en me transperçant, que quelques frites de baleine, je riais, riais, riais, dans un sentiment de plénitude lumineuse, dont je sais maintenant qu’il correspond au mot hébreu amen, au mot arabe amin, que l’on prononce après la prière.

Dans la Voie, songes et paroles sont libérés du temps. Ce qui a été écrit ou rêvé dans le passé arrive aussi bien dans le présent et dans l’avenir. Joseph un jour rêva que le soleil, la lune et onze étoiles se prosternaient devant lui (Genèse 37, 9 et Coran 12, 4). Jaloux, ses frères le précipitèrent alors au fond d’un puits (Genèse 37, 24 et Coran 12, 15). Cependant, des années plus tard, son rêve prophétique allait se réaliser (Genèse 43, 28 et Coran 12, 100).

Le mot employé dans le Coran pour dire les profondeurs invisibles du puits est Ghayb, qui désigne le Monde Invisible. C’est de ce monde, celui du mystère, que Joseph reviendra avec la science de l’interprétation des songes. À la « génération mauvaise » qui lui réclame un signe, Jésus répond qu’il ne lui sera donné d’autre signe que celui de Jonas (Luc 11, 29), qui passa trois jours et trois nuits dans la baleine avant de réapparaître.

« Alors ils regarderont vers moi, celui qu’ils ont transpercé », dit le Seigneur (Zacharie, 12, 10). « En effet, tout cela est arrivé pour que s’accomplisse l’Écriture : Pas un de ses os ne sera brisé. Il y a aussi un autre passage de l’Écriture qui dit : Ils verront celui qu’ils ont transpercé », confirme l’Évangile de Jean (19, 36-37). Je suis la vivante baleine Écriture, matrice inviolable dans le Monde Invisible, dont le Vivant va revenir. « Voici, il vient au milieu des nuées, et tout œil le verra, et même ceux qui l’ont transpercé » (Apocalypse 1, 7).

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De la Pitié à la Mosquée (8) Baleine blanche

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À partir de 1659, La Pitié est dédiée à l’enfermement des petits garçons, et d’autre part des « femmes de mauvaise vie ». La Salpêtrière « accueille » quant à elle des femmes et des petites filles. En 1684, sous le « roi soleil », y est construite une véritable prison. Chaque année deux mille femmes y sont internées. Parmi ces prisonnières, beaucoup sont mariées de force, et déportées en vue de peupler les colonies du Québec, de la Louisiane et des Antilles.

« Dès les débuts de l’Hôpital Général, des locaux spéciaux avaient été prévus à la Salpêtrière pour les insensées, puis, à la fin du XVIIème siècle, on avait construit les premières « loges » pour les épileptiques et les aliénées. Il s’agissait de cellules fermées par une grille de fer, dotée d’un banc de pierre et munies de chaînes auxquelles on entravait les malades. Celles qui étaient particulièrement violentes et agitées avaient droit à de véritables cachots souterrains où elles étaient enchaînées, souvent toutes nues, et où elles recevaient la visite des rats qui, parfois leur rongeaient les pieds – sans compter les méfaits des gels hivernaux et des inondations de la Seine. » Paul-André Bellier, Revue d’histoire de la pharmacie, vol 80 (1992).

Les détenues étaient rouées de coups et souffraient de malnutrition. Contraintes à des travaux forcés, maltraitées au point que chaque année, sur environ six mille internées, cinq à six cents mouraient à la Salpêtrière, elles étaient cependant, pour leur salut, conduites de force, chaque matin à l’aube, à la messe en l’église Saint-Louis. L’autel se trouvait au centre de la rotonde, chœur visible des quatre chapelles et des quatre nefs où étaient réparties les différentes catégories de personnes internées. Ainsi l’enfermement et la surveillance panoptiques des internées se retrouvaient-ils inexorablement, et indépendamment de la volonté humaine, incarnés par cette disposition où, dans une inversion de la figure éclatait la vérité de la situation : dans l’iniquité et les souffrances faites à ces femmes, dans ce déni de leur humanité, c’était le Christ qu’au nom du Roi et au nom du Christ – plus tard au nom de l’État et de la Science – on torturait et assassinait.

En cet automne 2013, à l’occasion d’un hommage à Charcot, un des vétérans du réseau fera à la Pitié-Salpêtrière une communication intitulée : Faire l’amour avec Dieu. Sur l’autel une femme d’aujourd’hui, enfermée socialement pour son insoumission au système, sera une fois de plus exhibée devant la bonne société de son temps. Cependant la bonne société meurt et le Ressuscité vit.

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à suivre

La nuit du destin

Broadchurch - Specials

Broadchurch

broadchurch-cast

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Cette nuit j’ai regardé la série Broadchurch, en streaming. Dans les films, tout est remis dans l’ordre, à la fin. Dans la vie, pas toujours. Du moins, cela peut prendre beaucoup plus de temps. Sans révéler la fin de la série, on peut dire que la raison du meurtre, c’est l’humain, le honteux, le dérobé il ne faut pas le dire.

Seulement, comment empêcher la vérité de se faire connaître ? Elle est Dieu. Nul endroit du jardin ne permet d’y échapper, et même la mort ne peut rien contre elle, à la fin.

La société doit enquêter sérieusement afin de pouvoir faire justice et rester ainsi digne et viable. Le meurtrier lui aussi doit chercher à savoir la vérité, savoir qui est la victime et qui est le meurtrier, savoir qu’il est le meurtrier. Car c’est seulement ainsi qu’il peut se libérer de son appartenance à la mort, et c’est seulement ainsi que la cité, souillée par son mal, peut être sauvée. Mais la victime aussi doit faire ce travail, cette recherche de la vérité, elle doit elle aussi résister à la facilité de méconnaître qui est le meurtrier et qui est la victime, du ciel où elle se trouve elle doit toujours de nouveau analyser le réel sur terre pour pouvoir reconnaître le crime, et qu’elle en est la victime. Car c’est seulement cela qui l’arrache à la mort, et c’est seulement ainsi, en débusquant le mal, en donnant lieu à la vérité, en lavant le mal par la vérité, que peut descendre du ciel ce qui sauve tous les hommes.

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Pour les siècles des siècles

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peinture Alina Reyes (4 août 2012)

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Tant que j’assiste au combat des deux monstres dans la clairière, je ne peux y être moi-même. Ils sont les anges qui gardent l’entrée de l’Eden. Si mon regard ne meut pas mes pieds, c’est que j’ai laissé le serpent me piquer au talon. Pénétrer dans le cercle, c’est écraser sa tête : les combattants s’évanouissent, le combat s’involue en jouissance. Pénétrant dans la clairière, je la féconde : de notre union naîtra un nouvel être. Me voici au cœur du secret, protégée par le cercle des arbres, et sur le lieu de la révélation, ouvert sur le ciel ; grâce à ce dévoilement, l’être jeté nu dans un placard sombre peut revoir le jour, et rené, se laisser envelopper dans la douceur des voiles allégés de son été.

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Demain dernière journée de Ramadan. La nuit qui vient est encore une nuit d’Al Qadr en puissance, mais elles le sont toutes. Du premier croissant de lune au nouveau premier croissant de lune, veillant beaucoup j’aurai perdu le confort qu’il faut perdre, jeûnant j’aurai perdu un peu de poids physiquement aussi, car ce n’est qu’allégé que l’on peut croître en vérité et force de paix. Ramadan est une retraite, un temps dans la grotte face au ciel, comme pour Mohammed, comme aussi pour les hommes de la préhistoire qui peignaient sur les parois, dans les ténèbres, leurs animales constellations, traversant la pierre, rejoignant l’invisible. Ce qui était devenu mort ayant été détaché du vivant, au bout de cette maturation, vitalité décuplée, dans l’histoire pour les siècles des siècles.

Je reviens bientôt avec une nouvelle série, « De la Pitié à la Mosquée », et peut-être une autre aussi, rappel autobiographique, « Le sang de l’amour ».

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