Le « djihad » comme haine de soi

Rappelons tout d’abord que le djihad, en bon islam, est le combat spirituel, tel que le connaissent les spirituels de toutes traditions et religions sur la terre – et comme le dit Arthur Rimbaud : le combat spirituel est plus rude que la bataille d’hommes. Mais les hommes préfèrent le moins rude, et ils choisissent plutôt la bataille d’hommes. Ainsi a été détourné le sens du mot djihad, que des manipulateurs utilisent pour convaincre des hommes perdus, qui n’ont pas trouvé la voie pour devenir des hommes accomplis, de s’en venger au nom d’un idéal aussi fallacieux que nébuleux.

Plusieurs éléments donnent un éclairage brutal sur la psychologie des trois « djihadistes » passés à l’acte ces deux derniers jours à Paris. Ces hommes ont semé sur leur chemin de folie meurtrière les signes de la terrible haine de soi qui les a lancés contre le miroir de leur mort. L’un, arabe, a achevé froidement un policier arabe qui faisait appel à sa compassion. L’autre, noir, a tué une bien innocente policière noire. L’un et l’autre ont tiré dans le miroir de leur gentillesse perdue, de l’humain qu’ils auraient pu être s’ils n’étaient pas morts dans leur âme, et de leur origine. En tuant des clients juifs de l’épicerie casher, c’est aussi l’origine sémitique de sa religion qu’a visée Coulibaly : sur cela, cette haine de l’origine, antisémites musulmans et antisémites chrétiens se retrouvent.

Tout cela se retrouve dans la tuerie perpétrée à Charlie Hebdo. Pourquoi ont-ils visé Charlie Hebdo plutôt que d’autres titres de la presse tout aussi connus pour leur islamophobie obsessionnelle et leurs Unes islamophobes ? L’une des raisons est que le dessin parle plus fort au grand public ; comme la musique il peut être utilisé plus facilement encore que les mots pour enrégimenter et idéologiser les foules – musique (chants de ralliement, fanfares etc) et dessins orduriers ou tableaux « édifiants » et propagandistes ont largement été utilisés par les régimes nazi, communistes, fascistes ou fascisants, comme aujourd’hui par la publicité et la communication. C’est ce possible détournement de leur puissance qui a toujours inspiré une méfiance de certains spirituels, notamment musulmans, à l’égard des images et de la musique.

Mais il y a dans le ciblage de Charlie Hebdo quelque chose de plus profond encore. Il y a de nouveau l’effet miroir, dédoublé. D’une part les images ordurières du magazine renvoient les musulmans à la figure que leur forge le très ancien mépris colonialiste et raciste, figure qu’ils ne peuvent que détester mais qui les habite malgré eux, comme un enfant que l’on aura pendant toute son enfance insidieusement dévalorisé sera malgré lui pénétré d’une image négative de lui. D’autre part les dessinateurs de Charlie, maniant l’ironie avec tout le mépris de leur position surplombante, tout en restant, à cause de leur histoire, sympathiques aux yeux du grand public qui a connu aussi le meilleur de leur œuvre, en d’autres temps, sont en eux-mêmes des icônes de ce que ne pourraient jamais être les « djihadistes » qui les ont tués. Eux ne seraient jamais des privilégiés, élevés dans l’idée que toutes les audaces leur étaient permises, du moment qu’ils possédaient les armes pour cela, des armes qui ne tuent pas physiquement. Eux n’auraient jamais la capacité de se battre ainsi. Et pourtant, eux aussi auraient aimé être « reconnus », prolonger le quart d’heure de célébrité qu’ils connurent au détour d’un reportage (Coulibaly jeune à l’Élysée, Kouachi après avoir été arrêté pour organisation d’entraînement au djihad). Si l’un d’eux a fait tomber sa carte d’identité dans une voiture, cela ressemble fort à un acte manqué : une signature, une piste pour avoir sa photo dans les médias. Si Kouachi a accepté de parler avec BFMTV, si Coulibaly a appelé lui-même la chaîne, c’est bien parce que ces jeunes gens sont de leur temps, de ce temps dont une grande partie de la société se nourrit, le temps de la télé réalité, actualisation du temps « du pain et des jeux du cirque » des impérialistes romains de l’Antiquité, le temps où l’on jette en pâture au public d’éphémères gloires venues de nulle part et fondées sur rien, avant qu’elles ne disparaissent, souvent tragiquement, dans le néant où elles sont renvoyées. Le temps de la recherche tragique dans le miroir de l’être qu’on n’y trouve pas.

En tirant à bout portant dans leurs miroirs détestés, tout en les appelant via la télé, en une ultime et désespérée tentative d’être enfin reconnus comme des personnes, comme des gens qui aussi bien que des dessinateurs ou des policiers comptent aux yeux de la société, ils ont brutalement assassiné leurs prochains, tout en se condamnant eux-mêmes. Et il y a là un signe capital pour l’ensemble de l’humanité, une question posée : que faisons-nous de l’homme ? Le monstre que nous en faisons nous menace.

alinareyes