On peut crier, en se grattant furieusement une furieuse démangeaison. Crier de quoi ? De rage d’assouvir son désir de réduire la démangeaison tout en éprouvant son feu. C’est ainsi que crient les personnages de Sade, enchaînés à leurs scénarios morbides et complexes, quand ils grattent via leurs sexes leurs cerveaux torturés, à si grand peine en quête de jouissance. Croyant que le grattage est l’horizon indépassable du plaisir. C’est ainsi qu’on vend aux gens des tickets de loterie et tout autre excitant à disposition dans les supermarchés, boutiques et médias. C’est ainsi que des piqûres de moustique déclenchent chez eux de nerveuses envies de « paradis ». C’est aussi ce qui se passe avec la politique, en particulier pendant les périodes d’élections, et de crise. Tout le monde se met à se gratter, voici Français le temps que vous aimez tant, le temps de la grande partouze de grattage !
En ce dix-neuvième siècle où nous sommes arrivés depuis quelque temps en suivant l’ouvrage de Lubac, nous retrouvons cet état d’esprit dans ce qui reste de l’héritage fort déformé de Joachim, à travers des oeuvres où se combinent lourdement fatras spirituel et idéologies politiques. Ce dix-neuvième siècle qui n’en finit pas de ne pas finir, dirait Muray – voyez ce qu’écrivait George Sand – sans distance critique hélas -, citée par Lubac :
« Comment s’appelle la religion ? Elle s’appelle République. Quelle est sa formule ? Liberté, Égalité, Fraternité. Quelle est sa doctrine ? L’Évangile, dégagé des surcharges et des ratures du moyen âge… Quels sont ses prêtres ? Nous le sommes tous. » (t.2, p.185)
C’est dans Consuelo, mais n’est-ce pas un discours de ce début de vingt-et-unième siècle ? Un « progressisme » de cent cinquante ans au moins… Pour cela Satan, « cette mystérieuse allégorie », doit être réhabilité. « Loin d’être l’adversaire du Christ », dit Lubac commentant et citant toujours Sand, « il mène la révélation du Christ à son terme, en luttant contre toutes les forces qui l’obscurcissent et l’empêchent de s’épanouir. C’est lui qui de siècle en siècle déroule la chaîne de l’hérésie, la chaîne unique des « saintes hérésies ». Il est « l’esprit de contestation et de liberté qui permet à l’humanité d’avancer ». Il n’est donc pas « l’ennemi du genre humain, mais au contraire son protecteur et son patron ». En un sens, il est supérieur au Christ ; en un autre sens, il n’est pourtant qu’un avec lui. » (p.183)
Dans Spiridion, voici le passage où « les vengeurs terribles », raconte Lubac, « entrent dans l’église. Bientôt un groupe de soldats ivres force la porte, ils pillent les autels, brisent un crucifix, le foulent aux pieds en chantant ; ils tuent Alexis [le moine], qui a toutefois le temps de dire à son disciple : « Mon fils, ceci est l’oeuvre de la Providence, et la mission de nos bourreaux est sacrée, bien qu’ils ne la comprennent pas encore… C’est au nom du sans-culotte Jésus qu’ils profanent le sanctuaire… Ceci est le commencement du règne de l’Évangile éternel prophétisé par nos pères… » Sur quoi il expire. » (p.171)
Il expire dans sa jouissance morbide et abortive comme dans une sadique petite mort. Car « cette société » dont ils rêvent, comme dit Lubac « les suscitant toujours à nouveau », veut « les faire à chaque fois jouir de ses nouveaux progrès, travailler encore à des progrès nouveaux. » Jouir de chimères en vérité, et de fait ne jamais jouir, confondre jouir et courir après l’impossible assouvissement dans la démangeaison toujours répétée, le mal toujours recommencé, seul véritable objet du « progrès », laissant toujours plus amer et plus insatisfait.
Si les croyants mettaient davantage de passion à parler de Dieu et à le chercher qu’à discuter et s’échauffer de politique, ils seraient en voie de devenir vraiment libres et de répandre la liberté, au lieu de s’aliéner toujours et encore. L’un des inspirateurs de George Sand, après Lammenais dont nous avons déjà parlé, fut Pierre Leroux, qui écrivait :
« Si Jésus est l’Humanité, c’est l’Humanité qui nous sauve, ce n’est pas Jésus. » (p.143) Et : « nous ne sommes plus les fils de Jésus ni de Moïse », mais « les fils de l’Humanité ». (p.146) « Les chrétiens, pendant dix-huit siècles, écrit aussi Leroux, ont marché vers la vie future au nom du Père, du Fils, et du Saint-Esprit. La Philosophie, expliquant leur formule, nous apprendra à marcher vers l’avenir au nom de la Réalité, de l’Idéal et de l’Amour. » (p.147) Nous voici donc désincarnés, pour la satisfaction des démangés. Fils d’anonymes et anonymes nous-mêmes, débarrassés de vis-à-vis, l’autre devenant maltraitable à souhait pour la bonne cause, cette Humanité pour laquelle, nous l’avons vu, le diable se dévoue. Encore quelques mots de Pierre Leroux ? « Puissante théorie du Progrès, souffle divin de la Perfectibilité, c’est toi qui triomphes ! Les hommes ne sont rien devant toi… » (p.146) Mosquitoes, disait un très grand écrivain…