La postérité spirituelle de Joachim de Flore, par Henri de Lubac. 19) Pépinière et fleurissements

à Nîmes. Photo Alina Reyes

 

« Nuit de Noël. À Saint-Pierre de Rome, le pape achève la messe, entouré de vieillards fatigués. Survient au milieu d’eux un jeune homme vêtu de pourpre : c’est l’Église de l’avenir, en la personne de Jean. Il annonce à la foule des pèlerins que les temps sont accomplis, puis, allant au tombeau du chef des Apôtres, il l’appelle par son nom et lui ordonne de sortir. Le cadavre se lève, et s’écrie : Malheur ! Alors la coupole de la basilique craque et se lézarde. Le jeune cardinal demande : « Pierre, me reconnais-tu ? » Le cadavre répond : « Ta tête a reposé sur le sein du Sauveur, et tu n’as pas connu la mort ; je te connais. » Alors Jean : « Il m’est ordonné maintenant d’habiter parmi les hommes, de prendre dans mes bras et de presser sur mon sein l’humanité fatiguée. – Fais, répond Pierre, selon ce qui t’a été ordonné », et il retombe dans le tombeau. La voûte de la basilique s’entrouvre, et Jean étend les mains pour protéger le peuple qui s’enfuit ; il fait pour la première fois un geste de commandement qui fixe Pierre dans son tombeau, et demande à la légion des pèlerins polonais s’ils veulent rester et s’enterrer avec le vieillard des vieillards. Ils répondent : « Il est amer de mourir seul, nous mourrons avec lui, car nous ne savons pas déserter » ; et, levant leurs épées, ils s’efforcent de retenir la voûte qui s’effondre ; mais les uns après les autres sont écrasés. »… Et « les grandes fontaines de la vaste place, ployant leurs ailes d’écume larges et transparentes, s’accroupirent et disparurent dans les ruines, comme des colombes surprises par la tempête.. ».
Tel est ce poème étrange [de Krasinski], que Mickiewicz résume à son auditoire. » (t.2, p.270)

Et c’est une attribution des poètes que d’exprimer les fantasmes de leur temps. Ils le font bien mieux que les médias.
Avançons dans l’ouvrage d’Henri de Lubac, et retenons maintenant ce paragraphe :

« Éliphas Lévi dédaigne un néo-joachimisme vulgaire, qui s’attache aux prophéties attribuées à l’abbé de Flore sur la succession des papes jusqu’à la venue de l’Antéchrist et qui se mêle aux plus absurdes légendes politiques : superstition d’esprits crédules, auxquels jamais les Louis XVII ne manqueront. Il se met directement sous le signe de saint Jean, l’aigle, « symbole de liberté, d’intelligence et de souveraineté », annonciateur du « règne de l’amour ». Il retient le schème des trois âges, ou des trois règnes, en précisant toutefois que dès l’origine, à certains esprits supérieurs, la vérité entière était donnée (…) « quand tomberont les dernières idoles, quand se briseront les dernières chaînes matérielles des consciences, quand les derniers tueurs de prophètes, quand les derniers étouffeurs de Verbe seront confondus, ce sera le règne de l’Esprit-Saint ». Ce sera le « catholicisme de l’avenir » (…) Celui sur lequel il compte pour l’instauration de ce royaume, c’est le Pape. Déjà, par décret romain du 12 décembre 1845 contre le fidéisme, « c’est toute une révolution religieuse », peut-on dire, qui s’est accomplie ; par la condamnation de l’hérésie qui barrait la route à l’intelligence, le « règne du Saint-Esprit sur la terre » a été inauguré. Depuis lors, « en proclamant l’Immaculée Conception de Marie, N.S.P. le Pape » a fait un second pas : il « a prouvé au monde religieux que l’humanité dont il est le chef est la pépinière des dogmes et que sa fonction à lui c’est de les reconnaître lorsqu’ils ont fleuri et de les entourer d’une barrière comme un fidèle jardinier ».

Bien plus, « le pape a fait son devoir en refusant de consentir à toute aliénation d’un domaine qui n’est pas à lui, mais qui appartient à la catholicité toute entière… Prions Dieu pour que… l’esprit d’intelligence rapproche bientôt le cœur du père du cœur de ses enfants. »

Pas plus que Joachim, et moins encore, notre Kabbaliste n’attend donc à proprement parler, au seuil du troisième âge, une révélation nouvelle. « Il y a des gens qui croient nécessaire une nouvelle révélation. Qu’ils attendent donc que l’ancienne soit connue et comprise ; et l’on verra ensuite s’il est besoin d’en désirer une nouvelle ! » C’est l’intelligence qu’il faut désirer, chercher, implorer : « Oh ! combien est laborieux l’enfantement des idées ! Voilà bientôt dix-neuf siècles que l’on ne comprend rien aux textes les plus clairs et les plus simples de l’Évangile : Mon Dieu, ayez pitié des hommes ! Veni, Creator Spiritus ! » (pp 323-324)

 

alinareyes