L’un de mes fils, alors jeune adolescent, aimait beaucoup parler avec ce vieux Japonais qui fut un temps notre voisin, comme nous avons aimé parler l’autre soir avec Maï, la vieille vietnamienne, et comme, adolescente moi-même, j’aimai ce vieux Crétois dont je parle dans Voyage. Enfant, je n’étais attirée en rien par le monde des adultes, le monde des adultes étant trop souvent celui du « vieil homme », comme dit dans l’Évangile, l’homme qui a perdu la fraîcheur et la gratuité de l’être. Et la poésie que je cherchais dans la vie, je la trouvais chez ma grand-mère, mes grand-oncles et grand-tantes, que j’allais voir souvent, heureuse de leur paix, de leur fantaisie, de leur liberté. Ils étaient des icônes du temps, le temps apaisé, assumé, en train d’entrer dans l’éternité. Je me projetai dans leur âge, la vieillesse m’était une douce promesse. J’ai toujours aimé voir les vieux assis sur des chaises au soleil devant leur porte, laissant le temps passer. Mais que sont-ils devenus, ces vieux ? Les vieux du monde riche ne veulent plus être des vieux. Alors moi, devenue grand-mère encore jeune, j’ai laissé blanchir mes cheveux, et j’en suis heureuse. Si Dieu me donne une longue vieillesse, tant mieux. Et elle sera d’autant plus longue que je l’aurai commencée jeune. S’il me rappelle plus tôt, eh bien, du moins aurai-je déjà goûté à cet âge qui m’est ce qu’il doit être, une seconde enfance, plus accomplie.
C’est une belle chose que François, dans l’avion qui l’emmenait au Brésil, ait dit vouloir « encourager les jeunes à vivre insérés dans le tissu social avec les personnes âgées ». Cela fait aussi partie du projet des Pèlerins d’Amour, la communion des générations comme elle avait lieu autrefois, mais dans les nouvelles formes que peut engendrer le nouveau monde. La communion entre la jeunesse et la vieillesse unifie l’être, rend le jeune fort et serein devant le temps qui l’attend jusqu’au terme de sa vie, et donne aux vieux la grâce de réunifier leur vie et d’être ce qu’ils doivent être, d’humbles lampes pour le monde avant de le quitter.
Voici les lignes qui parlent de Nikolaos, le vieux Crétois, à la fin du livre de Voyage intitulé Dans la montagne. En parlant de moi, c’est de tous les jeunes qu’elles parlent :
En 2002, une nuit en dormant, j’ai vu en rêve le temps, et il pensait. En fait il réfléchissait à moi. Il était une sorte de paille à travers laquelle l’être montait, aspiré, et dans laquelle en même temps il était fait, formé. Dans mon rêve je savais que le temps était en train de spéculer sur mon compte, et que lorsqu’il saurait, je serais aspirée et formée pour la forme dans laquelle j’étais prévue.
Maintenant que je me rappelle de ce rêve comme si je l’avais fait la nuit dernière, en tombant par hasard sur un ancien cahier où je l’avais noté, je me rappelle aussi ce que m’avait dit un Crétois rencontré sur son île quand j’avais dix-sept ans. Que je serai très belle un jour – mais j’avais tout de suite senti que ce message disait autre chose que ce qu’il semblait dire, qu’il parlait du temps, de la beauté du temps, de mon être dans le temps.
Je pense à Nikolaos le vieux pêcheur de Loutron, où l’on ne parvenait qu’en petit bateau, rencontré au cours de ce même voyage, à qui j’avais longuement tenu la main dans sa maison, il était peut-être le Christ tandis que nous étions à table à picorer avec sa femme et d’autres pêcheurs, et puis qui avait dénoué son turban de sa tête, et l’avait noué sur la mienne.
Tout est présent, le temps est vivant, tout l’être est présent et communie.
Je vois un feu de braises, avec du petit poisson posé dessus, et du pain.