MARIE LUMINE
À deux heures, Marie avait deux yeux noirs et brillants comme des boutons de bottines. Ils firent sursauter la fée venue se pencher sur son berceau.
« Sapristi, se disa-t-elle, cette fille c’est un puits ! »
La tête toute droite Marie fixait la blondasse de ses deux pièges à lumière.
La fée détourna le regard, éprouva le besoin de tirer sur sa robe qui n’arrêtait pas de remonter, ces temps derniers. Elle avait un peu grossi et ses seins débordaient du corsage, à croire qu’elle était nourrice plutôt que créature de l’entremonde. Quand elle leva de nouveau les yeux sur le berceau, la petite continuait à la considérer effrontément.
Ah çà, depuis le temps qu’elle faisait chaque jour le tour des maternités, la fée n’avait jamais vu tant d’insolence sur le visage d’un microbe ! Du coup, elle ne savait plus quel don lui accorder. Est-ce que ça avait besoin d’un don, ça ?
D’habitude, elle adressait aux petites filles une ou deux des formules en usage :
« Sois belle et tais-toi »,
ou bien
« Aime et pleure »,
ou encore
« Soigne et veille »,
enfin bref, les grands classiques.
Mais là… le regard que lui lançait cette… cet… être… ! La fée eut l’impression que si elle lui jetait un vœu, les yeux de la petite l’enverraient rebondir de toute leur force et c’est elle, la blonde créature, qui le recevrait en pleine poire !
Elle se mit à réfléchir, deux secondes.
MARIE HONNÊTE
À quinze ans, Marie avait un regard noir et brillant comme une nuit de feux follets. Elle vivait dans une écurie avec ses parents adoptifs, qui l’envoyaient tout le jour courir la ville pour vendre le lait de leur jument.
Dès potron-minet Marie pressait entre ses doigts les pis de la bête qu’elle vidait jusqu’à la dernière goutte – le poulain ayant été depuis longtemps sevré au chocolat. Puis elle chargeait ses deux gros bidons sur le porte-bagages, enfourchait son vélo et sonnaillant sur les chemins s’en allait livrer le liquide encore chaud sous tous les toits du patelin.
Au retour, il lui fallait encore étriller la chevale et son petit chevau, leur récurer le crottin sous les sabots et les mener dans la courette brouter le gazon vert.
Or un beau matin, à l’heure de la laitière, une Madame vint la quérir chez ses parents. Il était temps, soi-disant, de la mettre à l’école. Marie suivit Madame, qui avait moulé sa graisse dans un tailleur saumon et filait dans le flux du monde comme une grosse maquerelle.
MARIE GO (DANS LE MÉTRO)
« Salut Marie !, lui dit Madame. Sais-tu pourquoi tu as grandi dans l’écurie ? Tu avais juste un mois quand ta maman est morte du sida que ton papa lui refila avant de disparaître. Mais sache que tes parents, mon enfant, foin de ces vils palefreniers qui t’ont élevée, étaient les phénix des hôtes de mon toit. C’est de Vénus que tu sortis, une pouliche des plus gagneuses ! Et lui, celui qui te conçut, était consul ! »
La face de la Madame, sous l’épaisse couche de fardure, était aussi expressive qu’une tanche. La peau tirée comme une chaussette usée menaçait de se détacher à chaque instant. Aussi Madame évitait-elle de sourire, et même pour parler gardait sa grosse bouche, artificiellement gonflée, presque immobile.
Madame avait tout l’air d’une, comment ? ventre y loque.
C’était l’heure de pointe et le métro plein comme un œuf enfilait trou noir après trou noir.
Dans la rame surpeuplée, Marie s’accrochait ferme à la rampe, pressée par Madame qui lui résumait sa généalogie, et par derrière d’autres qu’elle ne voyait pas. Marie se dit que le moment était venu de prendre ses jambes à son cou, son courage à deux mains et sa liberté jolie. Qu’avait-elle besoin d’aller à l’école ? Dès la première station, elle rua hors de la rame, laissant loin derrière elle et à jamais Madame et les autres presseurs.
La bouche du métro cracha la petite patate chaude à l’air libre.
C’était la première fois que Marie quittait sa riante banlieue, où chacun arborait une rassurante ressemblance avec son animal domestique : gueules de chiens, du caniche au pitbull en passant par toutes sortes de bâtards, mais aussi lapins, chattes et chats, poulettes et poulets, coqs, cochons d’Inde, cochons roses et poissons rouges.
Marie pensa à ses parents, deux vraies têtes d’âne. Un peu de nostalgie la prit, en voyant défiler par les rues de la grand ville tous ces masques de gens. Comme elle avait envie de leur éplucher la façade ! Qu’ils montrent un peu la bête qu’ils étaient !
Bon pied bon œil, bon an mal an et cahin-caha, voici donc notre pimprenelle, un train chassant l’autre, par cette printanière journée, soudain rendue face à un fort fringant, quoique raide, planton.
Marie l’avait remarqué de loin, bien développé de la tête aux pieds dans son uniforme d’un blanc immaculé. Et tout en s’approchant elle ralentissait l’allure de son pas, sans le savoir amplifiant le balancement de ses hanches dans son blue jean troué.
MARIE NAÎT
Tout semblait calme et notre paysanne de Paris pensa une nouvelle fois qu’elle ferait mieux de rebrousser chemin et de s’en aller courir librement par la ville, d’y folâtrer, d’y bondir et d’y flâner à travers rues, ainsi qu’il convient à une jeune pouliche non dressée.
Las ! tant va la femme à l’homme que la cruche à l’eau, et Marie, suivant le cours impétueux de son destin, fit les deux pas fataux qui la séparaient de ce mâle-gâteau. La bandaison, Marie, ça ne se commande pas ! Telle fut sa leçon, buissonnière, du jour. Car elle bandait dur, Marie. Que pouvait bien avoir ce planton-là, pour la mettre en tel état ? Il lui donnait la sensation de chevaucher.
Auriez-vous la bonté de me dire quelle heure il est ?, lui demanda-t-elle.
Allez allez allez, dans ses yeux aussi c’était l’heure de l’amour ! Marie, posant la main sur son trésor, en le palpant sentit évoluer la chose. Un vertige la prit, un tremblement, un bonheur, une déchirure qui la sabra, de l’entrecuisses à l’entroreilles ! Les gens à masques qui continuaient à sillonner la rue ne virent pas qu’une demoiselle venait de traverser le mur.
MARIE EST
Des salves d’applaudissements et de huées accueillirent Marie à son arrivée au bas du toboggan qui s’était ouvert dans l’ombre de la guérite. Encore tout étourdie, elle se frotta les yeux et vit qu’elle était tombée sur le plancher, au beau milieu d’un cercle de lumière. Les cris venaient de la salle, noire comme un vol de corbeaux.
Marie se mit debout, esquissa un sourire modeste, s’inclina légèrement et salua d’un lent hochement de tête, la main sur le cœur. Puis exécuta un pas en arrière, précis et naturel.
Dès lors l’invisible public, tout frein rompu, laissa libre cours à sa folle excitation. Frappant le sol des pieds, élevant des briquets en flammes, jetant des épluchures pourries dans un tumulte de chants tyroliens et autres you-you pleins d’arabesques, ricanements et sifflets. Suivie au millimètre par les halos croisés d’une série de projecteurs disposés là-haut dans la courbure des cintres, Marie arpentait la scène de cour en jardin, de jardin en cour et de fond en bord pour gratifier son public, insatiable, de profondes révérences, de baisers jetés à pleines mains, de gestes tour à tour radieux, coléreux et las, de courses vers les coulisses et de retours sans compter, d’applaudissements à la salle, d’innocentes gambades qui soulevaient des délires de rires, clins d’yeux, sarcasmes, pouces levés, pouces baissés, soupirs et autres mimiques, ouvertures des bras, reculades, roulades avant et arrière, roues, piquets, marches sur les mains, acrobaties, singeries, grimaces…
Finalement Marie, traversant l’autre mur, s’en alla pour de bon dans la paix du jardin.
Ah, soupira Marie, c’est bon, d’être parti !
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