La stratégie du choc, par Naomi Klein (4) Torture et mensonge

frederic voisingravure de l’Apocalypse, chapitre 12, par Frédéric Voisin, photo Xavier Lavictoire

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Nous arrivons à la fin de l’introduction de ce fameux livre. Je donne au fur et à mesure de l’avancée les passages à mon sens les plus significatifs.

« Du Chili à la Chine en passant par l’Irak, la torture a été le partenaire silencieux de la croisade mondiale en faveur de la libéralisation des marchés. Cependant, elle n’est pas qu’un simple moyen utilisé pour forcer des citoyens rebelles à accepter des politiques dont ils ne veulent pas. On peut aussi y voir une métaphore de la logique qui sous-tend la stratégie du choc.

La torture, ou l’ « interrogatoire coercitif » comme on l’appelle à la CIA, est un ensemble de techniques conçues pour plonger les prisonniers dans un état de choc et de désorientation grave et les forcer à faire des concessions contre leur gré. La logique de la méthode est exposée dans deux manuels de l’agence qui ont été déclassifiés à la fin des années 1990. On y explique que la façon de vaincre les résistances des « récalcitrants » consiste à provoquer une fracture violente entre le prisonnier et sa capacité à comprendre le monde qui l’entoure. D’abord, on « affame » les sens (au moyen de cagoules, de bouchons d’oreilles, de fers et de périodes d’isolement total) ; ensuite, le corps est bombardé de stimuli (lumières stroboscopiques, musique à tue-tête, passages à tabac, électrochocs).

Cette phase d’  « assouplissement » a pour but de provoquer une sorte d’ouragan dans la tête des prisonniers, qui régressent et ont peur au point de perdre toute capacité à penser de façon rationnelle et à protéger leurs intérêts. C’est dans cet état de choc que la plupart des détenus donnent à leurs interrogateurs ce qu’ils veulent – des informations, des aveux, l’abandon d’anciennes croyances. » (pp 26-27)

« La stratégie du choc imite la démarche en tentant de reproduire, à l’échelle d’une société, les résultats obtenus avec un seul détenu dans une cellule de prison. À cet égard, l’exemple le plus probant est le choc du 11 septembre, qui, pour des millions de personnes, fit voler en éclats le « monde familier ». (…) Nous, les Nord-Américains, qui de toute façon connaissions mal notre histoire, formions désormais un État vierge, une « feuille blanche » sur laquelle « on peut écrire les mots les plus beaux et les plus nouveaux », ainsi que Mao le dit à propos de son peuple. Une nouvelle armée de spécialistes se chargea aussitôt d’écrire des mots beaux et nouveaux sur la table rase de notre conscience traumatisée : « choc des civilisations », « axe du mal », « islamo-fascisme », « sécurité intérieure ». » (pp 27-28)

« L’histoire du libre marché contemporain – à comprendre plutôt comme celle de la montée du corporatisme – s’est écrite à grand renforts d’électrochocs. Les intérêts en jeu sont considérables. L’alliance corporatiste, en effet, s’attaque actuellement à l’ultime frontière : les économies pétrolières fermées du monde arabe et les secteurs des économies occidentales jusqu’ici dispensés de l’obligation de réaliser des profits – y compris les interventions en cas de catastrophe et le fait de lever des armées. Comme elle ne fait même plus semblant d’attendre le consentement du public pour privatiser des fonctions aussi essentielles, que ce soit à l’intérieur du pays ou à l’étranger, l’alliance doit miser sur une violence grandissante et des cataclysmes de plus en plus destructeurs pour atteindre ses buts. » (pp 30-31)

Remarquons que la première étape de la torture et de la destruction consiste à « affamer les sens ». La suite vient de ce premier nihilisme.

à suivre

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