La stratégie du choc, par Naomi Klein (8) La torture à l’œuvre

condor*

Nous voici aux chapitres 4 et 5 de ce fameux livre. Ici il est question du lien entre la torture et le système corporatiste, mainmise et pillage ne pouvant s’imposer que par la force et la coercition. Ce qui implique aussi l’occultation de la culture, ou sa falsification, et l’empêchement de toutes sortes de liens sociaux qui permettraient la solidarité nécessaire à la résistance.

« Pendant ce temps, une nouvelle culture aseptisée et purifiée voyait le jour. Au début des dictatures chilienne, argentine et uruguayenne, les seuls rassemblements publics autorisés étaient les démonstrations de force militaires et les matches de football. Au Chili, les femmes qui portaient le pantalon risquaient l’emprisonnement ; les hommes qui avaient les cheveux longs s’exposaient au même danger. » (p. 132)

« Souvent, les attaques lancées contre les syndicalistes étaient menées en étroite concertation avec les propriétaires des usines. (…) Les sociétés étrangères ne se contentèrent pas de remercier les juntes de leur beau travail ; certaines participèrent activement aux campagnes de terreur. Au Brésil, quelques multinationales se liguèrent et mirent sur pied leurs propres escadrons de tortionnaires privés. (…) Cependant, c’est en Argentine que la participation de la filiale locale de Ford à l’appareil de la terreur fut la plus évidente. La société fournissait des voitures à l’armée, et les berlines Ford Falcon vertes servirent à des milliers d’enlèvements et de disparitions. (…) Ford approvisionnait la junte en véhicules, et la junte rendait à son tour des services à Ford en débarrassant les chaînes de montage des syndicalistes encombrants. » (pp 135-136)

« Les dirigeants des ligues agraires argentines – qui avaient répandu des idées incendiaires sur le droit des paysans à posséder la terre – furent traqués et torturés, souvent dans les champs qu’ils cultivaient, devant toute la communauté. (…) Dans les bidonvilles, les cibles des attaques préemptives étaient les travailleurs communautaires (dont bon nombre étaient rattachés à des églises) qui s’efforçaient d’organiser les secteurs les plus pauvres de la société pour obtenir des services de santé, des HLM et des places à l’école. (…) Un prêtre argentin ayant collaboré avec la junte expliqua la philosophie de celle-ci : « L’ennemi, c’était le marxisme. Le marxisme au sein de l’Église, disons, et dans la mère patrie – le danger que présentait l’avènement d’une nouvelle nation. » C’est sans doute l’éventualité de cette « nouvelle nation » qui explique le jeune âge d’un si grand nombre de victimes des juntes. En Argentine, 81 % des 30 000 disparus avaient entre seize et trente ans. » (pp 137-138)

« De la torture comme thérapie (…) De nombreux tortionnaires se donnaient des airs de médecins et de chirurgiens. (…) ces interrogateurs s’imaginaient que les électrochocs et les autres supplices qu’ils faisaient subir à leurs victimes avaient des vertus thérapeutiques (…) Les tortionnaires comprenaient bien l’importance de la solidarité et s’employaient, à grands renforts d’électrochocs, à ôter aux prisonniers le désir des connexions sociales. » (p. 140)

« On estime à 500 le nombre de bébés nés dans les centres de torture de l’Argentine. (…) [Ils] furent vendus ou donnés à des couples, pour la plupart liés à la dictature. Les enfants furent élevés dans le respect des valeurs du capitalisme et du christianisme jugées « normales » et saines par la junte. » (p. 143)

« Milton Friedman reçut le prix Nobel d’économie 1976 pour ses travaux « originaux et importants » (…) Il passa habilement sous silence le fait que la théorie pour laquelle il était récompensé était démentie par les soupes populaires, les flambées de typhoïde et les fermetures d’usine au Chili, où régnait le seul régime assez impitoyable pour mettre ses idées en pratique. » (p. 147)

« Le débat relatif à la dissociation des droits de l’homme de toute question politique et économique n’est pas propre à l’Amérique latine ; ces questions se posent chaque fois que des États utilisent la torture comme arme politique. (…) Outil de coercition on ne peut plus rudimentaire, elle surgit chaque fois qu’un despote ou un occupant étranger ne dispose pas du soutien nécessaire pour régner : Marcos aux Philippines, le shah en Iran, Saddam en Irak, les Français en Algérie, les Israéliens dans les territoires occupés, les États-Unis en Irak et en Afghanistan. On pourrait multiplier les exemples. (…) Les écologistes définissent un écosystème par la présence de certaines « espèces indicatrices » de plantes et d’oiseaux ; la torture est l’espèce indicatrice d’un régime qui, même s’il a été dûment élu, est engagé dans un projet profondément antidémocratique. En tant que moyen de soutirer des renseignements à un prisonnier, la torture est notoirement peu fiable, mais pour terroriser et contrôler les populations, elle n’a pas son pareil. » (p.156)

« La violence est-elle inhérente au néolibéralisme ? (…) À ce propos, on doit à Sergio Tomasella, producteur de tabac et secrétaire général des ligues agraires de l’Argentine – qui fut emprisonné pendant cinq ans et torturé, ainsi que sa femme et nombre de ses parents et amis – un témoignage des plus touchants. (…) À son avis, il était impossible de dissocier les mauvais traitements dont les membres des ligues agraires tels que lui-même avaient été victimes des gigantesques intérêts économiques qui avaient tout à gagner de la meurtrissure de leurs corps et de la destruction de leurs réseaux de militants. Au lieu de nommer [au procès] les soldats qui lui avaient infligé des coups et des blessures, il choisit de désigner les entreprises, tant argentines qu’étrangères, qui profitaient de la dépendance économique permanente du pays. « Des monopoles étrangers nous imposent des cultures, des engrais chimiques qui polluent notre terre, une technologie et une idéologie, dit-il. Ils le font par l’entremise de l’oligarchie qui possède la terre et domine la politique. Il faut se rappeler que l’oligarchie elle-même est sous la tutelle des mêmes monopoles – Ford Motors, Monsanto, Philip Morris. C’est la structure qu’il faut changer. C’est ça que je suis venu dire. Voilà tout. » (p. 158)

à suivre

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