« Nus devant les fantômes, Milena Jesenska et Franz Kafka » (5)

Voir en première note de cette catégorie le principe de cette série et le thème du roman.

eric corbeyran

La Métamorphose a cent ans cette année. Ici illustrée par Eric Corbeyran.

*

Très cher Kafka,

Tu dois trouver étrange que je t’appelle par ton nom de famille. C’est qu’un corbeau vient de traverser le petit morceau de ciel visible de ma couchette, me donnant un vif instant de joie.

Cet oiseau est libre, le camp de concentration n’existe pas pour lui.

N’était-ce pas toi qui m’envoyais un signe ?

Kavka, en tchèque le « choucas »…

Bientôt, je serai libérée aussi.

Très cher Franz, comme le temps est étrange ! Détruisant les êtres, et conservant l’amour. Ne vous est-il jamais arrivé de voir à l’horizon un oiseau qui vole à votre place, les ailes déployées, tranquille, heureux, disparaissant au loin pour ne jamais revenir ?

Un jour je l’ai écrit, un jour je l’ai vécu… un jour je l’ai rêvé. Quand je m’envolerai, nous serons deux oiseaux, deux buses lançant leur cri mélancolique dans la tranche du ciel, au plus épais du ciel, dans la chair du ciel, qui portera nos corps et que nous fendrons, immobiles, ventres couchés sur les courants, peau de toutes parts saillie par la pointe des plumes, os déployés.

Noire silhouette dans mon corps entrée, avec ton doux sourire et tes mains d’écrivain. Mains secrètes, magiques comme des sexes… je revois la tache d’encre sur ton majeur, et comment tu l’effaças entre mes cuisses, ce jour-là dans la forêt…

Ton visage au-dessus du mien, ton visage au-dessous du mien dans la forêt… Notre amour eut si peu de temps… Si peu de corps… Si tu savais, Franz, comme j’ai regretté, plus tard, trop tard, de n’avoir su t’aimer avec mon corps ! De n’avoir su faire en sorte que tu m’aimes avec ton corps, pleinement !

Comme toi, je n’ignorais pourtant rien des subtilités de l’amour physique. J’aimais tant l’amour physique, même, que je croyais ne pas pouvoir m’en passer. Mais mon amour pour toi était plus élevé encore que ce plaisir-là, plus fort que mon corps.

Il y a un abîme qui s’ouvre quand j’admets cela.

Sous mon pauvre lit, un abîme.

Sans doute savais-tu déjà cela, toi. Mais c’était une découverte pour moi, et je ne pouvais y croire. J’avais vingt-quatre ans, j’étais pleine de vie et d’envie, depuis toujours mon corps avait été l’allié dans ma révolte, l’affirmation de moi-même face à une mère souffreteuse, face à un père tyrannique, face à la bourgeoisie compassée de Prague où j’avais grandi, face aux hommes que je désirais, face au monde entier !

Mon corps et mon esprit avaient été, dans le combat, l’arme l’un de l’autre ! Or tu survenais et je me retrouvais impuissante, totalement impuissante. Comment aurais-je pu accepter cela ? Comment aurais-je pu accepter que l’amour paralysât mon corps ? Malgré mon allure libérée, j’étais aussi stupide et raisonnable que les autres, je croyais à des schémas préétablis, et comme nos corps ensemble n’obéissaient pas à ces schémas, je me révoltais contre eux sans même me rendre compte que je niais leur propre révolte, profonde, authentique et significative.

Voulant sauver ma peau, je me persuadai sans peine que le problème venait de toi. Magnanime, je te priai de ne pas te soucier de cette vulgaire demi-heure au lit que tu ne m’avais pas accordée. Fuite, misérable fuite… Pourquoi n’avais-je pas trouvé les gestes qui eussent rendue possible cette demi-heure qui m’importait en réalité au-delà de tout, comme je le prouvai en renonçant à toi ? J’ai eu peur de toi, Franz. Moi que tu croyais intrépide, j’ai eu peur de toi, qui te croyais hanté par la peur. Et j’ai fait en sorte – ayant peur de toi, si grand, si lucide et si vrai – que nous ne puissions, corps à corps, nous aimer plus longtemps que ces quatre merveilleuses journées de juillet 1920, dans les collines au-dessus de Vienne, quand on pouvait encore s’imaginer, couché dans un sous-bois, que le monde était en paix et le bonheur possible.

Te souviens-tu qu’au début de notre histoire je t’appelais Frank ? Aujourd’hui encore, quand je parle de toi à Grete, je dis Franck. Tu signais tes lettres Franz K., et tu étais si peu connu… Je me trompais simplement. Mais c’était peut-être une façon inconsciente de dire, dès le départ, que pour moi, et pour moi seule, tu n’étais pas le même homme. Ou de refuser ton nom allemand…

Les noms des gens se reflètent à l’infini dans un jeu de miroirs, et chaque reflet est susceptible de variation, déformation… Ton grand-père Jakob était un pauvre boucher tchèque, ton père un commerçant parvenu, de langue tchèque aussi… Et tu héritas d’un prénom allemand, pour mieux t’intégrer à la bonne société pragoise. Un prénom en l’honneur de l’empereur François-Joseph, pour faire bonne mesure. Bien sûr, derrière se cachait ton prénom hébreu, Amschel (qui est aussi Adam), comme une langue masquait l’autre, une identité contenait l’autre…

Il y a toujours un autre nom derrière un nom, et sûrement un autre encore… Une armée de noms fantômes tapis dans la racine de l’être. Et lorsqu’il n’y en a plus, reste l’initiale… K… Ou même rien du tout, juste une vermine qui se cache sous son ancien lit d’homme.

Je t’écrivais en tchèque, tu me répondais en allemand. Nos langues se mêlaient parfois. Tu m’appelais nemluvne -mon bébé- et je protestais, ne voulant pas être prise pour une enfant. Tu me parlais de ton enfance, très tôt menacée par la gravité que l’on trouve dans le regard des morts…

Comme ma poitrine se gonflait d’espoir, chaque jour, lorsque je courais à travers les rues de Vienne chercher tes lettres à la poste restante ! Elles furent pendant des mois ma nourriture quotidienne. Et j’étais alors si affamée ! Ernst et moi étions de plus en plus des étrangers l’un pour l’autre. Pourtant cet « étranger » qui me trompait sans vergogne, je ne pouvais le quitter, à cause de la passion qui m’avait enchaînée à lui quelques années auparavant. Une passion charnelle qui, même amoindrie, m’empêchait de me livrer complètement à l’amour si puissant que j’éprouvais pour toi, l’étrange étranger qui me berçait et me frappait et me caressait et m’enlevait de ses mots…

J’étouffais dans mon corps, j’aurais voulu déployer mes ailes, aller vers une autre vie. Mais nous étions tous les deux enfermés dans une gangue de chair qui nous empêchait de nous rejoindre, une gangue tissée autour de nous, et malgré nous, depuis notre plus tendre enfance. Mon choix avait été de me livrer à cette chair dévoreuse, le tien de te retrancher derrière, mais chacun à notre façon, nous demeurions ses prisonniers.

Nous étions pourtant nés libres, comme chaque homme et chaque femme. Mais le cocon s’était refermé sur nous avec une telle férocité qu’il ne nous avait laissé d’autre issue que la révolte. Toi et moi avions choisi de fuir ostensiblement le foyer paternel. Moi en le quittant physiquement pour me donner à l’amour et à la liberté, toi en y restant physiquement implanté comme pour mieux le détruire de l’intérieur, le nier avec violence et refuser à ton tour de fonder un foyer – malgré le désir lancinant que tu en avais -, refuser ce monde de contraintes incarné par les cercles familial et social, pour te donner à un univers de totale liberté : la littérature.

Un monde contre un autre… Un processus contre un autre. Contre celui, par exemple, où tout se ligue méthodiquement, implacablement, contre l’enfant : la famille, l’école, l’employée de maison, la cuisinière qui, pendant toute ta première année de primaire, t’emmenait à l’école, où tu ne voulais pas te rendre. À hauteur de l’entrée de la ruelle de la Boucherie (…) je commençais à supplier, elle faisait non d’un mouvement de tête ; (…) je m’arrêtais, je demandais pardon, elle m’entraînait ; je la menaçais de représailles de mes parents, elle en riait ; ici, elle était toute-puissante ; je m’accrochais aux boiseries des magasins, je me cramponnais aux pierres d’angle, (…) mais elle me traînait en me disant qu’elle ajouterait encore tout cela à son rapport (…) Que de folies, Milena ! Et comment suis-je à toi, avec toutes ces cuisinières, ces menaces, et cette poussière, cette formidable poussière que trente-huit ans ont soulevée et qui se dépose dans mes poumons ?

Cher Franz, par-delà la poussière, Jsi muj, tu es mien… Ce qui, selon tes propres mots, ne signifie même pas l’amour, mais bien plutôt la proximité et la nuit. La proximité et la nuit… Les deux grands mystères de notre adolescence… Redoutables… Et qui le sont restés, surtout pour toi.

*

à suivre

alinareyes