Milena Jesenska et Franz Kafka, Nus devant les fantômes (fin)


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La fièvre me permet de m’échapper de plus en plus souvent. Plus je suis fiévreuse, plus je crois qu’on va nous libérer, et que la vie va reprendre. J’ai toujours connu l’aube, après la nuit.

Mais j’ai du mal à t’écrire, Franz. Je passe des journées entières à divaguer ou à souffrir, sans mesurer le temps. C’est ce coin de ciel qui me rappelle ma mission. Mon cerveau se met à travailler à toute allure, les souvenirs et les mots jaillissent d’eux-mêmes, comme si on avait ouvert un robinet. Je ne serai pas libérée tant que je n’aurai pas achevé notre histoire.

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Hier, de l’autre côté, j’ai entendu des voix de femmes chanter en tchèque : « Dans mon pays fleurissent les roses… Je voudrais rentrer au pays… » D’abord j’ai cru que c’était une hallucination auditive, les voix paraissaient si faibles, si lointaines… Mais c’était bien des détenues qui chantaient.

Je me suis mise à pleurer. Ma fièvre a tellement augmenté que j’ai perdu connaissance. Depuis, ma vue est restée brouillée. À la place de la petite fenêtre, je ne distingue plus qu’un rectangle lumineux. Le reste du Revier est plongé dans des ombres incertaines, qui me feraient peur si je croyais aux fantômes. Mais tu vas voir que je suis encore capable de lucidité. Il faut seulement que je me dépêche.

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L’armée allemande est entrée dans Prague le 15 mars 1939. Le matin, quand les gens sont sortis de chez eux, après avoir passé la nuit à côté de la radio qui annonçait régulièrement l’avance des troupes et recommandait à la population de rester calme, des colonnes de camions circulaient partout dans la ville.

Joachim von Zedwitz, un jeune Allemand qui faisait alors ses études de médecine à Prague, réagit aussitôt. Il contacta un ami juif et quatre Anglais, professeurs à l’English Institute. Puisque Zedwitz avait une voiture, ils décidèrent d’organiser le passage clandestin de personnalités juives à la frontière polonaise. Il leur fallait quelqu’un qui acceptât de prendre le risque de les cacher chez soi, de les mettre à l’abri avant le départ. Ils me contactèrent. J’acceptai.

J’ai beaucoup travaillé, ces dernières années. Mais je ne m’en plaignais pas, loin de là. J’étais plus sereine que jamais, j’avais l’impression d’être faite pour décider, agir, résister. Je ne prenais plus de morphine, mais je me soutenais à coups de fortes doses de calmants.

Mes amis disaient que j’étais naturellement douée pour affronter les catastrophes, et Joachim prétendait que j’avais de grands talents politiques. J’ai su qu’il me comparait même à Churchill et allait jusqu’à nous trouver une ressemblance physique – mais cela, il n’aurait pas osé me le dire… Quoiqu’il en soit, je ne laissai ni le désespoir ni l’envie de fuir me gagner et ne souhaitai rien d’autre que de rester à Prague, chez moi, pour y être utile.

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À Pritomnost, nous avions décidé de modérer le ton de nos articles, dans l’espoir d’éviter l’interdiction. Je choisis, plutôt que l’attaque frontale contre les Allemands, l’allusion, l’ironie cachée ; et pour encourager mes compatriotes, j’exaltais le tempérament du peuple tchèque, sa force. Parallèlement, je publiais une revue clandestine, et participais à deux ou trois autres.

Je persuadai Evzen, l’homme que j’aimais, et qui était juif, de partir. Comme pour les autres, Joachim lui fit passer la frontière, affrontant les dangers avec son habituel courage, son sens de la répartie et son inventivité lors des contrôles inopinés des douaniers ou des policiers. Evzen et ses proches tentèrent de me convaincre de partir aussi, mais je savais que je ne me sentirais bien avec moi-même qu’à Prague.

Il y avait toujours du monde à la maison : mes amis résistants, les gens que nous aidions… Je leur préparais à manger, tentais de recréer pour eux une atmosphère conviviale. Honza, qui était déjà une enfant très mûre et intelligente, participait à nos activités, était au courant de tout.

Dès l’arrivée des troupes allemandes, Peroutka avait été arrêté. Je le remplaçai à la direction de Pritomnost jusqu’à l’interdiction du journal, en août. Mais quand j’appris que, pour avoir refusé de faire de son hebdomadaire un organe de presse national-socialiste, il avait été déporté à Buchenwald, je commençai à m’inquiéter pour Honza. Je n’avais pas été très prudente, ne serait-ce qu’en portant ostensiblement l’étoile jaune, en signe de solidarité avec les juifs. Et si j’étais à mon tour arrêtée ? Je demandai à des amis, les Mayer, de s’occuper d’elle si le cas se présentait – et s’ils ne pouvaient pas, ou plus, s’en charger, de la laisser à mon père.

Un jour de novembre, alors que Honza sortait de l’imprimerie qui fabriquait mon journal clandestin, elle fut suivie à son insu par la Gestapo. Ils entrèrent chez moi, et m’arrêtèrent.

Je restai un an à la prison de Dresde. J’y perdis plus de vingt kilos. Finalement, on me reconduisit à la prison de Prague, en me disant que, faute de preuves contre moi, on allait me libérer. Mais une fois là-bas, j’appris que j’allais être transférée à Ravensbrück.

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Pour la première fois, ce matin, je n’ai pas pu voir le jour. J’ai eu très peur en ouvrant les yeux : il n’y avait plus rien, qu’un noir plus opaque que la nuit. Je n’entendais pas très bien non plus, juste assez pour percevoir les bruits du Revier.

Aveugle, il me semble que les mots se dérobent aussi vite que la réalité. Je forme quelques phrases en l’espace d’une seconde, mon cerveau travaille à la même vitesse que lorsqu’il rêve, et aussitôt s’arrête, replonge dans le noir.

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Grete me parle, elle me répète toujours la même chose, jusqu’à ce que je comprenne. Il est arrivé pour moi un colis de la part de Joachim von Zedwitz. Je me redresse dans mon lit, je crie : Il est vivant ! Quel miracle ! Je suis folle de joie, j’ai envie de chanter ce qu’un jour j’ai écrit : J’aime la vie, celle qui enchante, qui émerveille, qui rayonne, sous toutes ses formes, dans toutes ses manifestations, les jours ordinaires comme les jours de fête, en surface comme en profondeur…

Avant mon départ pour Ravensbrück, Honza a été autorisée à me rendre visite. J’ai essayé de faire bonne figure et elle aussi, mais j’ai vu dans ses yeux que je n’étais plus que l’ombre de moi-même. Et qu’elle était une enfant seule. Elle est repartie, toute menue et marchant droit, courageuse.

Je ne l’ai pas revue, ma petite fille.

Berce-moi, Franz, je meurs.

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Plus rien,calme, forêt profonde.

Ce n’est rien, Milena. Rien, ce n’est rien. N’aie pas peur, viens dans mes bras, nemluvne, Milenka, viens… C’est fini maintenant, viens… Ouvre-moi tes bras…

De mon membre dressé jaillissent des nuées blanches d’où naît ton visage, face au mien, Milena, ton visage. Regard de nuit, joues, nez, cheveux, lèvres de jour. Ta peau de lumière, et un léger sourire pour dissiper les ombres.

Sais-tu ce que je vois, Milena ? Ce que cela veut dire ? Le plaisir de ce pauvre corps d’homme trop longtemps traité en insecte, ce plaisir vécu non plus comme une souillure mais comme une sublimation… Ton visage tiré de ma substance pour me faire face, puissant, paisible, aimant.

Milena, mon sexe t’appartient, il n’est autre que toi-même, ta vigueur, ton courage, ta volonté.

Malgré la mort, le temps a travaillé, au-delà de la vie et de la mort. Il redistribue la vérité des corps.

Maintenant écoute, Milena : ce sexe, le mien, cette chair vivante tendue contre mon ventre, c’était toi que je caressais. Et l’ignorant, j’ignorais aussi pourquoi le plaisir semblait ne jamais m’appartenir : c’est qu’il était à toi. Milena, tu étais mon sexe dans ma main, et je n’éprouvais le plaisir que par ricochet, comme une sensation étrangère, et pour tout dire dérobée, volée à je ne savais qui. J’en retirais honte et confusion, parce que je n’avais pas conscience qu’il ne s’agissait que de m’unir à toi, chair ardente et innocente.

Te souviens-tu de la nouvelle de Kleist, La Marquise d’O ? La marquise, jeune veuve vertueuse, est chassée par son père du foyer familial après avoir découvert qu’elle est enceinte. Elle clame son innocence, à laquelle personne ne croit. Enfin, la vérité éclate : un officier avoue avoir abusé d’elle pendant qu’elle gisait, inconsciente, lors de la prise d’une citadelle.

Eh bien, cette histoire a quelque chose à voir avec la nôtre. Et nous sommes enfin arrivés à ce moment de la réconciliation du père et de la fille, à cette scène qui m’a toujours tellement troublé dans l’œuvre du poète :

[La mère] se décida alors à ouvrir enfin la porte et vit, le cœur débordant de joie : sa fille immobile, la nuque renversée, les yeux fermés, dans les bras de son père ; tandis que lui, assis dans le fauteuil, le regard brillant de larmes, posait sur sa bouche de longs baisers brûlants et avides : tel un amant ! La fille ne parlait pas, il ne parlait pas ; assis, le visage penché au-dessus d’elle comme au-dessus de son premier amour, il prenait sa bouche et l’embrassait. La mère était aux anges…

Vois-tu, ce rêve de ravissement est à mettre moins en rapport avec les difficultés cruelles que toi et moi avons pu connaître avec nos pères respectifs qu’avec l’amour qui nous a étreints et séparés. Il y avait entre nous une faute qui n’en était pas une, qui n’était qu’un malentendu, une apparence – mais nous ne pouvions rien faire contre cette espèce de fantôme, car nous étions bien trop débordés par notre ombre personnelle, et par tous les spectres menaçants qui peuplaient notre temps et notre existence.

II est de fait que mon ombre est trop grande en ce monde, écrivais-je, et je regarde avec un nouvel étonnement la capacité de résistance dont certains doivent être doués pour vouloir tout de même, « malgré tout », vivre encore, vivre précisément dans cette ombre…

Tu faisais partie de ces êtres, Milena, qui se dressaient sans peur devant les ombres comme aujourd’hui tu te dresses, lumineuse, devant moi. J’étais le corbeau, noir comme la terre, l’habitant de la cave, la bête de la forêt, l’arpenteur, familier des enfers… Celui qui voyait que nous creusons la fosse de Babel… Je ne connaissais que trop l’abîme sous mes pieds pour ne pas être tenté et épouvanté par cette proximité.

Tu étais l’eau, le ciel, la lumière, la mer avec ses masses d’eau, qui te ruais quand l’exigeait la morte lune, la lointaine lune surtout…

Viens, mêlons-nous encore ! Comme tu le voulais, Milena, allons planer ensemble dans le ciel, en poussant ce cri de la buse qui touche les hommes en pleine poitrine. Élançons-nous d’un bond hors du rang des meurtriers, faisons de notre vol une écriture.

Nous serons ces animaux sauvages, et chaque jour, à l’aube, nous quitterons notre forêt.

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Sources

Franz Kafka, Œuvres complètes, Gallimard, La Pléiade, 4 tomes, 1984

Milena Jesenska, Vivre, éd 10/18, 1996

Max Brod, Franz Kafka, Gallimard, Folio essais, 1991

Ernst Pawel, Franz Kafka ou le cauchemar de la raison, Points Seuil, 1996

Klaus Wagenbach, Kafka, Le Seuil « Écrivains de toujours », 1968

Margarete Buber-Neumann, Milena, Points Seuil, 1997

Germaine Tillion, Ravensbrück, Le Seuil, Points histoire, 1997

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Milena Jesenska et Franz Kafka, Nus devant les fantômes (23)

Cornelis Anthonisz La destruction de la Tour de Babel (1)

Cornelis Anthonisz, La destruction de la tour de Babel

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Nous sommes toutes et tous déracinés. À Ravensbrück. Ailleurs. Tel est, tel sera, le monde que tu annonçais : celui des déracinés. Déportations, déculturation, dépossession linguistique, dépersonnalisation, et pour finir déréalisation et déréliction générales.

Ici, nous connaissons la confusion des langues. Toutes les nationalités, toutes les langues de la vieille Europe se mêlent dans le camp comme dans un creuset morbide. Incommunicabilité, naissance d’un jargon.

Ici, nous sommes devenus ce que nous devenions : matricules, outils, surplus. Démythifié, notre univers a basculé tout entier, et pour longtemps, dans la hantise indéterminée – comme la tienne, Kafka.

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Dans le petit milieu germanophone de Prague, l’annonce de ta mort fut accueillie avec émotion. Une centaine de personnes assistèrent à ton enterrement, et elles étaient cinq cents, un mois plus tard, réunies au Théâtre de chambre allemand pour te rendre un dernier hommage. Mais hors de ce microcosme, tu n’étais pas assez connu pour qu’on remarquât ta disparition, même parmi les Tchèques.

Tu avais peu publié de ton vivant : Le Soutier (début de ton roman inachevé L’Oublié, ou L’Amérique) ; Le Verdict ; La Métamorphose ; La Colonie pénitentiaire ; quelques autres fragments ou nouvelles ont paru sous forme de livre ou en revue. Jusqu’à maintenant, jusqu’à la Deuxième Guerre mondiale, tu es resté dans l’ombre en Allemagne. À l’étranger, ton œuvre a intéressé le surréaliste français André Breton, mais nul n’a encore saisi son importance réelle, qui devrait pourtant bientôt éclater aux yeux de tous car cette guerre, hélas ! laissera l’homme dans un état tel qu’il se verra alors dans tes cauchemars comme dans un miroir.

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J’ai quitté Ernst. Transformé ma maison de la Lerchenfelderstrasse en pension de famille, embauché une gouvernante. La vie devait reprendre le dessus.

La vie, et l’amour. L’un de mes sous-locataires, le comte Xaver Schaffgotsch, était jeune, sympathique, attentionné. Je l’avais connu à la gare de l’Ouest, où pour nous faire un peu d’argent, sans souci de déchoir, nous portions tous deux les valises. Ancien officier autrichien, il avait vécu en Russie au temps de la révolution. Il m’initia au communisme.

Il y avait sept ans que je vivais à Vienne. J’y avais eu de bons moments, mais de dures épreuves aussi. J’avais le sentiment de n’avoir plus rien à attendre de cette ville. Xaver et moi partîmes en 1925 séjourner chez une de mes anciennes amies, Alice Gerstel, près de Dresde. Elle était mariée avec Otto Rühle, qui avait vingt ans de plus qu’elle et avait été l’un des fondateurs du groupe Spartakus, puis du Parti communiste allemand. Mais très vite il s’en était séparé, et quoique toujours marxiste, dénonçait le risque qu’en cas de victoire de la révolution, la dictature de la classe soit remplacée par celle du Parti et de sa direction.

Rosa Luxemburg et Karl Liebknecht, qui prônaient la révolution « spontanée », réalisée par les masses plutôt que par leurs dirigeants, avaient été assassinés par le gouvernement social-démocrate allemand six ans plus tôt. La théorie de la révolutionnaire juive polonaise, qui prédisait que le capitalisme s’effondrerait le jour où la mondialisation du marché serait achevée, était l’un des sujets de nos continuelles discussions.

Nous nous intéressions aussi aux rapports entre nationalisme et socialisme : les deux mouvements étaient-ils compatibles ou non ? Otto était l’auteur de plusieurs livres sur Marx, et aussi d’ouvrages de pédagogie, comme L’Enfant prolétaire, qu’il publiait dans sa propre maison d’édition, Am anderen Ufer (« Sur l’autre rive »). Alice et lui s’intéressaient d’autre part à la psychologie moderne, et écrivaient beaucoup ensemble sur le sujet.

Alice était une disciple d’Alfred Adler, qui avait travaillé sur le rapport indissociable du corps et de l’esprit. Au fond, tu avais compris la même chose, intuitivement, quand tu me disais que la tuberculose était le résultat d’un complot entre ta tête et tes poumons – une délivrance pour ton esprit torturé.

Pour Adler aussi, la maladie est le plus sûr refuge du névrosé : mieux vaut souffrir d’une maladie dont on ne se sent pas responsable que d’avoir à reconnaître et affronter ses difficultés, ses échecs, et la blessure narcissique qu’ils occasionnent. Tout cela me paraît juste, et c’est tout à ton honneur d’avoir su, avec ta lucidité et ton courage habituels, reconnaître ce processus. La plupart des gens s’y refusent obstinément, déterminés à se voiler la face, tant ils ont peur de découvrir un abîme sous leurs pieds.

Plus tard j’ai été malade moi aussi, Franz. Et j’ai essayé de ne pas oublier ta leçon et de comprendre les causes du désastre dans toute leur ampleur, aussi bien psychique que physique.

Cependant les théories judicieuses et pertinentes d’Adler, comme celles de Freud dont il fut d’ailleurs un disciple, se limitent à une conception quasi mécaniste, positiviste, de la personne et de la société humaines. Où est la transcendance, dans leur vision d’une humanité qui ne demande qu’à être guérie pour être normalisée ? Et d’abord, qu’est-ce que la norme ? Qui l’a définie ? Il me semble, en posant ces questions, revoir Joseph K. devant la Loi, ou K. prisonnier de l’inaccessible Château…

Ta lucidité ne t’a pas empêché de mourir, au contraire. Ni de vivre l’écriture de ton œuvre. S’il est vrai que l’esprit et le corps ne font qu’un, il est tout aussi vrai que le corps appartient au monde, et a d’autres buts que l’immédiate satisfaction individuelle ou sociale. La prise de conscience de soi et de ses propres ressorts est une étape salubre et nécessaire, mais ceux qui, comme toi, parviennent à s’élever au-dessus de ce stade et à accomplir une mission supérieure, ne se trouvent que trop mal compris, ridiculisés par la foule des médecins et autres raisonnables.

Chez Otto et Alice, les débats allaient bon train, et je me sentais si bien dans leur maison que nous y demeurâmes dix mois. Alice nous emmenait à Dresde, au théâtre, ou voir des expositions… Nous parlions de littérature, de musique, d’art… Avec cette amie d’enfance, je retrouvais le charme de ma jeunesse pragoise. J’étais libérée de ma passion suicidaire pour Ernst, j’avais auprès de moi un homme charmant et prévenant, à la fois bien élevé et anticonformiste, un couple d’amis accueillants et intelligents… Après toutes ces dures années, je me sentais à présent forte et belle, prête pour une autre vie… une nouvelle aube.

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À Prague, le milieu littéraire et artistique m’accueillit à bras ouverts. Tout le monde connaissait les chroniques que j’avais longtemps écrites dans le quotidien Tribuna. J’étais censée y tenir une rubrique de mode, mais bien souvent mes articles traitaient de tout autre chose, des faubourgs, de ma concierge, ou du cinéma par exemple. Aujourd’hui, je me souviens avec une acuité particulière de ce rêve que j’y racontai :

…Quelque part de l’autre côté du monde, lorsque la planète tout entière a été frappée par la guerre, ou par la peste, ou par le déluge (…) D’interminables trains quittaient la gare l’un après l’autre (…) le monde se transforma en un réseau de voies ferrées emportant des êtres affolés, des êtres qui avaient perdu leur maison et leur patrie. Les rails surplombaient l’abîme et les machines tournaient furieusement. Enfin, le train s’arrêta au bord du vide.

« Contrôle ! tout le monde descend ! » hurla un préposé désespéré (…) La tereur m’envahit. Un douanier s’approcha de moi et réclama mes papiers (…) Je regardai le papier déplié. Je lus, écrit en vingt langues différentes :

« Condamnée à mort. »

(…) Une angoisse mortelle serra ma gorge. Et avec un faible espoir, déjà mourante, déjà à mon dernier souffle, je dis au douanier d’un ton suppliant :

« C’est peut-être juste un mot de passe pour mieux me conduire de l’autre côté du monde ? »

Il m’a fallu quelques secondes, en 1919, pour faire ce rêve. Vingt ans pour monter réellement dans ce train, vingt-cinq pour faire ce que je fais aujourd’hui : tenter de changer ma condamnation à mort en mot de passe pour l’autre côté du monde.

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En 1922, j’avais quitté Tribuna pour Narodni Listy, le grand journal conservateur auquel mon père était abonné, et qui me valut un prestige supplémentaire. Je publiais aussi dans divers journaux et revues de nombreuses traductions : de Stevenson, mon préféré, Apollinaire, Gorki, Claudel, Meyrink, Rosa Luxemburg, bien d’autres encore… Et de toi, bien sûr.

Pendant mes sept années d’exil, Prague, qui était devenue la capitale d’une république indépendante, avait connu un renouveau considérable. La ville était continuellement animée, ouverte sur le monde. Alors qu’elle avait été jusque là maintenue sous l’influence allemande, à l’exemple du président Masaryk et du ministre des Affaires étrangères Benes, intellectuels et artistes se tournaient désormais vers l’Amérique et la France. C’est dans cette exaltante atmosphère d’émancipation que je réintégrai ma ville.

Au Narodni Listy, j’animai la page féminine avec un groupe de collaboratrices, des femmes qui avaient étudié à l’étranger et en revenaient riches d’une culture élargie, qu’elles brûlaient de faire partager. Je débordais d’activités, j’étais élégante et libre, on m’invitait partout. La plupart du temps je fuyais les mondanités, préférant retrouver mes amis le jour dans les cafés, et le soir dans des boîtes où l’on dansait sur cette nouvelle musique que j’adorais, le jazz.

J’étais chez moi comme un poisson dans l’eau, mais Xaver avait du mal à s’adapter. J’essayai en vain de lui trouver un travail. Comme je courais par monts et par vaux, il passait beaucoup de temps à me chercher, et dans les cafés, on l’avait méchamment surnommé « Où-est-Milena ? » Je l’aimais, je voulais l’aider, mais je ne savais plus que faire, d’autant qu’il était devenu amer. Il finit par s’en aller.

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En 1927, j’épousai Jaromir Krejcar, un architecte issu du Bauhaus. Je l’avais rencontré un an plus tôt, au cours d’une sortie à la campagne avec les membres du groupe d’avant-garde Devetsil, qui réunissait des artistes et des intellectuels, et même des techniciens, à la recherche d’un nouvel élan créateur qui prendrait en compte toutes les innovations du monde moderne. C’est Jaromir qui avait construit à Prague, en 1923, l’Olympic, un immeuble de bureaux et de magasins, en fer et en verre, dans le style du Bauhaus, et qui allait être la référence pour l’architecture moderne dans notre capitale.

Je passai avec lui de merveilleuses années. Nous étions très amoureux l’un de l’autre, et partagions la passion de ce mouvement renaissant, cette nouvelle vision du monde où l’on abandonnait la lourdeur du passé pour la simplicité des formes. Simplicité que je prônais aussi bien dans mes articles de mode qu’il l’appliquait en architecture. Je publiai trois recueils de mes articles, participai avec Stasa à la création d’un magazine d’avant-garde et luxueux, Pestry Tyden.

Lorsque, le dimanche, nous sortions de la ville pour nous délasser dans les campagnes environnantes, comme le faisaient de nombreux Pragois, Jaromir, qui était fils de garde-forestier, redevenait un bel homme des bois et me faisait redécouvrir la nature…

J’étais heureuse.

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Me voilà redevenue aussi infirme qu’après la naissance de Honza, dis-je à Grete qui m’enserrait dans ses bras pour m’aider à me relever. Alors qu’avant, pendant toute la période de mon amour avec Jaromir, il me semble que je n’ai pas arrêté de danser…

– Tu t’en es remise une fois, répond Grete, tu t’en remettras encore… Et tu redanseras, un jour !

– Oui, oui, j’irai danser… Mes os cliquetteront et je me sentirai si légère, sans reins ! Et puis cette fois, je n’aurai pas à me désintoxiquer de la morphine… Seulement de la douleur… Crois-tu qu’on en guérisse aussi bien ?

La douleur nous enferme dans une cage étroite, étouffante, sans portes ni fenêtres, sans aucune issue, où l’air se raréfie. Les êtres passent à côté de nous, muets et aveugles ; mais tout à coup un toit, une voiture, un lambeau de ciel enfoncent toutes grandes les murailles de notre douleur, les battants d’un invisible portail s’écartent, nous sommes sauvés et nous respirons.

Quand ai-je écrit cela ? Je t’attends, Franz, dans le seul lambeau de ciel qui me reste.

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À la naissance de Honza, j’ai été victime d’une septicémie qui m’a laissée invalide. Mon père, présent à mes côtés, m’a sauvée de justesse de la mort. Je suis restée alitée un an, quasiment paralysée. Mes souffrances auraient été insupportables sans la morphine que m’administra d’abord mon père, puis que je continuai à réclamer chaque jour à l’hôpital. Lorsqu’enfin je pus rentrer chez moi, j’étais bouffie, difforme, boiteuse, et morphinomane.

Franz, pourquoi la maternité m’avait-elle mise dans cet état ? Ne pouvais-je faire autrement que de donner à ma fille une mère malade ? De reproduire ce que j’avais vécu avec ma propre mère ? Et finalement, je l’ai laissée sans mère, elle aussi…

J’ai parfois la nostalgie d’une autre vie que je n’aurais pas pu, ou voulu avoir, mais qui me faisait envie : celle d’une paysanne tchèque, trayant ses vaches, mariée à un homme fruste et solide, et entourée d’une nombreuse progéniture. Mais je n’ai cessé de recommencer ma vie, et de la donner à des hommes qui se révélaient incapables de m’aider – mais que je devais au contraire soutenir, jusqu’à ce qu’ils se lassent et finissent par me quitter, pour une petite femme ordinaire qui s’en remettait à eux et flattait ainsi leur sentiment de supériorité.

Je ne dis pas ça contre toi, Franz, puisque, avant même que nous nous soyons rencontrés, tu m’apportas ton aide matérielle et morale. Et puis, je fus la première femme avec qui tu étais prêt à vivre. Vois-tu, quand je songe aux hommes de ma vie, je ne peux m’empêcher d’être parfois amère. Quand je pense à toi, il m’arrive de regretter mes faiblesses, mais jamais je ne m’écarte de l’immense estime que j’ai toujours eue pour toi, et que rien n’a entachée.

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Qu’étais-je devenue ? Une infirme, une droguée, physiquement, moralement et socialement détruite. J’avais perdu mon poste au Narodni Listy. J’étais incapable de m’occuper correctement de mon enfant, et ma vie amoureuse était en danger. Je voulus réagir, tenter ma chance en allant me faire soigner dans une station thermale.

Les séance de rééducation quotidienne, au cours desquelles on me faisait plier mon genou malade, se transformaient en véritable torture, qui entraînaient d’atroces douleurs pour toute la journée et la nuit suivante. Je réclamais de plus en plus de morphine. Jaromir allait m’acheter mes doses, désemparé, désespéré. Plus rien d’autre ne comptait. Je finis par avoir tellement honte de cette dépendance que je décidai de tout arrêter.

J’ordonnai à Jaromir de ne plus rien me donner. Mais nous n’avions pas prévu les effets d’une brusque désintoxication. Mon corps tout entier se révolta, s’agita entre les draps, tenaillé par un mal si puissant qu’il me chassait de moi-même, puis m’emprisonnait à nouveau en m’obligeant à le subir jusqu’au bout.

Un soir, dans mon délire et ma douleur, j’appelai Jaromir. Mais il était sorti en me laissant seule avec un revolver posé en évidence sur la table de nuit. C’était donc la solution qui lui semblait la meilleure… Devant une telle trahison, mon amour pour lui s’effaça d’un coup.

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C’est ensuite que je devins communiste. J’étais trop délabrée pour sortir comme naguère, voir mes anciens et brillants amis. J’acquis la langue de bois du Parti, pour écrire dans ses publications, où je colportai tous les mensonges habituels sur les merveilles du système soviétique et, sans discernement, les discours doctrinaires les plus convenus. Bref, je désappris à écrire.

Notre couple se délitait. Jaromir ne m’aimait plus, il voyait d’autres femmes. J’étais jalouse, impuissante. Il ne me restait que ma fille – et la morphine, encore. Nous manquions d’argent, mes revenus avaient beaucoup baissé, et la drogue me coûtait cher.

À plusieurs reprises je fis des séjours dans des sanatoriums, pour me désintoxiquer. Parallèlement à ma collaboration aux journaux communistes, je commençai à écrire en cachette, sous divers pseudonymes, des articles pour le Pravo Lidu, le journal social-démocrate. J’envoyais Honza les livrer, afin de ne pas risquer qu’on m’y vît entrer.

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Tout allait mal. Hitler venait de prendre le pouvoir en Allemagne. Nous ne mesurions pas encore dans toute son ampleur le danger qu’il représentait. Mais on sentait que c’en était fini des belles années pleines d’espoir de l’après-guerre. Jaromir et moi décidâmes de partir nous installer en Union soviétique avec Honza. Mais finalement je renonçai, et le laissai y aller seul. Il pensait pouvoir exercer là-bas son métier d’architecte, mais face au mur de la bureaucratie et à la censure stalinienne, dont les conceptions esthétiques différaient notablement des siennes, il déchanta. Il s’éprit de la jeune femme qui lui servait de guide. Nous divorçâmes, il l’épousa. Quand ils réussirent à obtenir un visa pour rentrer à Prague, il me procura un grand appartement.

Le Parti me demanda de m’occuper d’un camarade malade, Evzen Klinger. Je le soignai avec dévouement, et il tomba amoureux de moi. Dans l’état où j’étais, je ne m’y attendais pas du tout. Puisque j’étais devenue laide et boiteuse, j’avais renoncé à me soucier de mon apparence. J’étais négligée, souvent je ne prenais même pas la peine de me peigner, je sortais enveloppée dans un vieux manteau de Jaromir. L’amour d’Evzen réveilla ma féminité.

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En 1936, la guerre d’Espagne et les procès de Moscou me rendirent ma raison : je me fis exclure du Parti. Que des dirigeants politiques commencent à organiser des purges, pour qui est assez attentif à la langue, le mot suffit à indiquer en quelle estime ils tiennent leurs semblables, et quel monstrueux danger ils représentent pour l’humanité.

J’étais prête pour recommencer une autre vie, plus lucide, plus combative encore.

Une nouvelle chance me fut donnée quand Ferdinand Peroutka me proposa de collaborer au très réputé hebdomadaire Pritomnost. C’était un journal libéral-démocrate, qui ouvrait ses colonnes à des écrivaines et des personnalités de différents horizons. Il avait été fondé avec le soutien de Masaryk en 1924, l’année de ta mort, et réussit à paraître jusqu’en 1939, date à laquelle les nazis l’interdirent.

Cette offre était pour moi extraordinaire. En entrant à la rédaction de Pritomnost, non seulement j’étais à l’abri des soucis financiers, mais j’allais pouvoir, pour la première fois, donner la pleine mesure de mon talent de journaliste. Je ne traiterais plus de mode, je ne me contenterais plus d’évoquer de petites scènes de la vie quotidienne ; mon pays vivait des moments difficiles, il était temps pour moi de m’intéresser à l’actualité politique. Je m’étais libérée de l’idéologie communiste. Après dix ans de dépendance, je me libérai aussi de la morphine.

*

Je parcourus les Sudètes, cette région frontalière de la Bohême que l’Allemagne allait annexer au Reich. Je racontai ce que je voyais, là-bas, dans les villages : la haine entre Allemands et Tchèques, la haine antisémite, la haine attisée par le parti pro-nazi de Henlein : haine entre voisins qui pénétrait jusqu’au cœur des familles, entre mari et femme d’origine différente, entre parents et enfants – les enfants ayant été, comme en Allemagne, fanatisés et dressés à dénoncer leurs parents. Pour les Jeunesses hitlériennes, le nom de Dieu était Hitler, et sa parole la Loi. Tout pouvait se commettre en son nom. Et voilà que cette folie mortelle pénétrait chez nous.

C’est à l’existence d’une telle loi, injustifiée mais supérieure, une loi à laquelle chacune se sent obligé d’obéir, par foi ou par impuissance, par impossibilité de ne pas s’y soumettre – c’est à cela qu’on peut reconnaître le plus grand danger pour l’humanité. Mais le propre d’une telle loi est aussi d’anesthésier la vigilance et le désir de liberté de ses victimes. En se faisant passer pour universelle et incontournable, elle devient aussi invisible qu’une loi naturelle, elle paralyse les esprits, et c’est la porte ouverte à toutes les exactions. Que de travail, ensuite, pour s’en libérer.

Les nouvelles arrivées au camp nous apportent des informations, et nous pensons aujourd’hui qu’Hitler va perdre la guerre. Quelle sera la prochaine Loi ?

*

Au début, je gardai encore espoir. J’avais vu le peuple tchèque se mobiliser courageusement, calmement, pour sauver son pays, ses valeurs. Mais après le pacte de Munich, chacun comprit que rien ni personne n’empêcherait Hitler de s’emparer des Sudètes et de la Tchécoslovaquie tout entière.

En 1937 et 1938, j’ai inlassablement décrit et défendu la cause des milliers d’émigrants fuyant le régime nazi. Comme il leur était interdit de travailler sur un sol étranger, des comités de soutien et de parrainage, des collectifs d’hébergement s’étaient organisés, à la fois pour leur permettre de survivre, et si possible leur éviter d’être renvoyés chez eux, faute de papiers. Et puis, la charité s’assoupit… Il n’est pas difficile de supporter une catastrophe, ce qui est pénible ici, c’est de supporter le long silence qui la suit. La charité est une source qui se tarit peu à peu.

Il n’y avait pas seulement de la compassion dans mon ton, mais de la révolte. J’écrivis un article, intitulé « Lynchage à l’européenne », dans lequel je dénonçais la perversion d’une exploitation politicienne du peuple qui exacerbait les questions identitaires : à l’intérieur de chaque immeuble, chaque foyer, chacun devait entrer dans un camp ou dans l’autre. À présent, on se définissait en fonction de son appartenance nationale, idéologique ou religieuse.

C’est de cette réalité-là que naît ce qu’on appelle un pogrom. Le pogrom est, entre autres, la vengeance de petites gens contre d’autres petites gens, la lutte pour l’annexion de paliers, de grabats, d’un étage à l’autre. Une colère longtemps contenue, déviée, fouettée, par une quelconque propagande – se concentre sur une idée, se cristallise et explose.

Et au sein de ce qui avait pu être en d’autres périodes une communauté disparate mais paisible, il était encore une autre catégorie de gens, la dernière des dernières, celle contre qui tous se retournaient : les réfugiés. Car l’émigré, c’est le Nègre, et circonstance aggravante, un Nègre parmi les Blancs, un Nègre déplacé, damned nigger !

En quatre années, l’Europe a bien changé et elle est maintenant couverte de Nègres. Les Nègres, comme il se doit, n’ont pas le droit de toucher les femmes blanches, doivent être parqués dans des quartiers réservés et ne sont pas des personnes. Les Nègres, dans la Vienne actuelle, ce sont les Juifs, les socialistes, les anciens nationalistes autrichiens, les monarchistes, parfois des Tchèques et souvent aussi des catholiques.

*

Aujourd’hui, Franz, je ne compte pour rien. J’ai perdu le courage de me battre. Celui de ne jamais renoncer, aussi. Je n’ai plus la force morale ni physique de lutter, ne serait-ce que contre ma propre mort. Pourtant je ne sombre pas encore, puisque je me souviens. Je me souviens de ce que j’écrivais à la fin de cet article, c’était en mars 1938, mais c’est une chose qu’on peut dire à tout moment :

Il n’est pas vrai que nous comptons pour rien. Aujorud’hui, tout le monde compte – chacun d’entre nous compte (…) Le plus urgent est de savoir comment nous voulons vivre et de considérer que cela est aussi important que la vie elle-même. Aujourd’hui, une lourde tâche incombe à chacun d’entre nous : trouver l’exacte ligne de partage entre le sang-froid et la lâcheté, entre le courage et l’explosion des passions.

*

à suivre (la prochaine fois sera la dernière)

Milena Jesenska et Franz Kafka, Nus devant les fantômes (22)

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*

À midi, quand Grete est arrivée, je lui ai demandé de m’amener jusqu’au miroir. Regarde, lui ai-je dit, maintenant je ressemble au petit singe malade du joueur d’orgue qui était installé près de chez moi. Chaque fois que je passais devant, le petit animal me donnait sa main froide et menue, et chaque fois, le malheureux avait l’air plus pitoyable, jetant des regards tourmentés et souffrants par en dessous, son absurde petit chapeau vissé sur le crâne…

Aujourd’hui, Franz, dans le miroir, ce sont les mêmes yeux qui m’ont regardée…

Heureusement, j’ai été belle et vivante, pour toi.

*

Le dimanche, tu es reparti à Prague. Je t’ai accompagné à la gare, le monde autour de nous avait du mal à exister tant nous étions l’un dans l’autre, l’un avec l’autre, l’un pour l’autre, habités par la lumière de ces quatre derniers jours.

Nous ne le savions pas encore, mais c’étaient bien nos quatre premiers et nos quatre derniers jours.

Au mois d’août, nous nous sommes revus à Gmünd (nous avions fait chacun la moitié du chemin), seulement pour quelques heures, entre deux trains, dans une triste chambre d’hôtel près du poste frontière. Mais cette fois, rien ne se passa. Je ne trouvai rien de plus pressé que de te demander si tu ne m’avais pas été infidèle, à Prague. J’étais toujours si jalouse… Tu ne trouvas rien de plus important que de m’interroger sur les raisons qui m’empêchaient de quitter Ernst. Nos baisers furent pus glacés qu’ardents, tout avait un goût de poison.

*

Nous continuions à nous écrire. Mais rien n’était plus comme avant. Comment avions-nous fait pour épuiser si vite un tel amour ? Pourtant, l’amour était toujours aussi fort. Si fort même, que tu m’interdis de t’écrire, puisque cet amour ne nous faisait plus que du mal.

Ne pas m’écrire et éviter que nous nous rencontrions ; exécute seulement cette prière sans rien dire, elle seule peut me permettre de continuer un peu à vivre, tout le reste ne peut que continuer à me détruire.

Pendant ces semaines d’automne, je vécus en somnambule. Droguée à la cocaïne, je continuais à chercher chaque jour à la poste un courrier qui ne venait plus.

C’était comme si j’étais passée de l’autre côté de moi-même. Comme si je l’avais su depuis toujours : il y avait une mendiante en moi qui cherchait à sortir – et tu l’avais libérée ; tandis que l’autre Milena, la jeune et belle amoureuse, était partie dans un autre monde.

Au début de notre amour, tu disais à Max, en parlant de moi : C’est un feu vivant, tel que je n’en ai encore jamais vu… En outre extraordinairement fine, courageuse, intelligente, et tout cela, elle le jette dans son sacrifice, ou, si on veut, c’est grâce au sacrifice qu’elle l’a acquis. C’était à mon tour d’écrire à Max, pour essayer de comprendre, et de lui faire comprendre, puisque tu ne voulais plus m’entendre : Je ne sais tout bonnement plus où donner de la tête, mon cerveau ne tolère plus aucune impression ni aucune idée, ne peut plus en accueillir aucune, je ne sais rien, je ne sens rien, je ne comprends rien, il me semble qu’il m’est arrivé, ces derniers mois, une chose épouvantable, mais je ne sais presque rien à ce sujet. Je ne connais plus rien du monde, je sens seulement que je me tuerais, si je pouvais prendre conscience d’une manière ou de l’autre de ce qui précisément se refuse à ma conscience.

Ce qui se refusait à ma conscience, c’était qu’il m’aurait fallu, pour te garder, quitter Ernst. Et que si je ne quittais pas Ernst, c’est que j’avais peur de me donner entièrement à toi.

Vingt-quatre ans ont passé. Enfermée dans ce sinistre Revier, prisonnière de ce corps malade, j’éprouve ma mémoire comme mon dernier pouvoir, ma pensée comme ultime liberté. Parfois mes souvenirs sont précis et aigus à en grincer des dents ; et parfois ils sont grignotés, voire mangés par l’oubli. Et ma pensée, sans mots, sans discours intérieur, échappe à toute description. Elle est absolue puissance et inutilité : une monstruosité, comme la vie.

La mort est-elle l’oubli ? Sûrement. Pourquoi m’adresser à toi, alors ? Parce que c’est à toi-en-moi que je parle. À toi-en-moi que je demande à présent : Grete Bloch a-t-elle pu dire la vérité ?

Grete, l’amie que Felice t’avait envoyée comme médiatrice, a révélé dans une lettre qu’elle avait eu un enfant de toi. Un petit garçon mort à l’âge de sept ans. Si elle n’avait rien dit jusque là, ni à toi ni à Felice ni à personne d’autre, c’était par culpabilité, parce qu’elle avait le sentiment d’avoir gravement trahi Felice.

Qui saura jamais si Grete Bloch est folle, mythomane, ou si elle dit vrai ?

« Jamais tu ne tireras l’eau de la profondeur de ce puis »

« Quelle eau ? Quel puits ? »

« Qui le demande ? »

« Silence »

« Quel silence ? »

C’est donc ta réponse ? Tes réponses sont depuis longtemps écrites ? Il suffit de chercher dans ton œuvre ?

C’est important de savoir si tu as couché ou non avec Grete Bloch. Si tu étais capable de faire ça.

Si elle s’est jetée dans tes bras… Bien sûr, tu étais capable – qui ne l’est pas ? Mais je ne pense pas que tu l’aies fait.

*

En 1921, Grete Bloch a enterré un enfant. Moi j’ai passé quelques semaines à Prague, en automne, pour me réconcilier avec mon père. Je suis venue te voir quatre fois. Tu avais passé presque toute l’année dans un sanatorium, à Matliary. Rentré en septembre chez tes parents, tu t’y enfermais aussitôt après les heures de bureau, qui te laissaient épuisé. Tu m’as donné ton Journal, que je suis seule à avoir lu, de ton vivant. Est-ce à propos de nous que tu écrivis, quelques jours après mon retour à Vienne : Deux enfants, seuls dans l’appartement, montèrent dans une grande malle, le couvercle retomba, ils ne purent pas l’ouvrir et moururent étouffés.

La même année, à Matliary, tu as trouvé un fils. Robert Klopstock, jeune étudiant en médecine, beau, brillant, très névrosé (Au Moyen Âge, on l’aurait cru possédé), s’était attaché à toi passionnément. Tu sus le soutenir, lui donner les conseils dont il avait besoin. Il te soigna avec dévouement jusqu’à la fin.

Tu attirais irrésistiblement les jeunes gens et les jeunes filles. Tu étais avec eux simple et bienveillant. Tu les aimais. Comme à moi, comme à ton ancienne fiancée Julie Wohrizek, comme à ta petite sœur Ottla, comme à Robert Klopstock, comme à Dora plus tard, tu apportais à ces jeunes non seulement ta compréhension, mais aussi une aide active, matérielle et morale. Et finalement, ils devenaient tes protecteurs, autant qu’ils avaient été tes protégés. Les rapports de filiation s’inversaient et s’interchangeaient, libérés des enjeux familiaux traditionnels.

*

Et je suis heureux de dire adieu à tout ce qui m’entoure et de rentrer dans mon terrier et de n’avoir plus à revenir jamais, de laisser faire et de ne pas retarder les événements par des observations superflues… C’est un de tes derniers textes, Le Terrier.

Tu étais de plus en plus malade, solitaire, retranché en toi-même. Que ce fût au sanatorium, chez tes parents ou chez Ottla (ton refuge préféré), tu organisais ta vie de façon à ce que les bruits du monde y entrassent le moins possible. Même les visites de tes amis te dérangeaient. En plus de la tuberculose qui affaiblissait tes défenses immunitaires et t’exposait à d’autres infections, tu souffrais d’insomnies. Tu passais de longues périodes sans écrire, et cela te tuait plus que tout le reste – ou bien le reste te tuait d’autant mieux qu’il t’empêchait d’écrire.

Effondrement, impossibilité de dormir, impossibilité de veiller, impossibilité de supporter la vie ou plus exactement le cours de la vie. Les pendules ne sont pas d’accord, la pendule intérieure marche à une cadence diabolique ou démoniaque, inhumaine en tout cas, la pendule extérieure va au rythme hésitant de sa marche ordinaire. Que peut-il arriver, sinon que ces deux mondes différents se séparent…

Au début de 1922, ton médecin de famille obtint pour toi un congé maladie de trois mois et t’emmena aux sports d’hiver, dans les monts des Géants, à Spindelmuhe. À l’hôtel, où tu avais pourtant donné trois fois ton nom par écrit, tu découvris que tu avais été inscrit, par un étrange hasard, sous le nom de Joseph K.

L’altitude, la neige t’aidèrent à retrouver la force d’écrire. Des paraboles, telles que Un Champion de jeûne, mais aussi Le Château (le mot allemand signifie aussi « la clé »). Un roman qui défiait les lois du roman comme, au même moment, les travaux d’Einstein défiaient les lois de la physique. Un roman qui modifiait notre perception habituelle, linéaire, du temps et de l’espace ; un roman où le récit comme les routes tournent en rond, ne menant jamais au Château, et où le déroulement de l’histoire, sa durée, paraissent enfermés dans un espace semblable au ruban du géomètre Möbius.

L’espace-temps du Château ressemble aussi à celui de l’inconscient, ou du rêve : c’est un magma structurant, centralisateur, une épopée du ressassement traversée d’éclairs, broyant une fin inexistante dans un début pris en marche, en marche de toute éternité – une marche sur place où se confondent et s’infinissent début et fin.

Ce roman survenait à la fin de notre amour, à la fin de ta vie. Mais il n’y aurait ni début ni fin à notre amour, ni à ta vie. C’était, comme toutes tes œuvres, un roman atemporel, mais plus que les autres, et paradoxalement inscrit dans son temps, puisqu’il marquait l’entrée de l’homme dans une nouvelle perception du temps, ce temps autrefois corseté par des mythes fondateurs et désormais en voie de désagragation ou d’expansion.

La Loi, le Château, n’étaient plus qu’une puissance anonyme, livrée sans clé, un processus aveugle. Et s’il restait un Dieu (mais tu étais athée), la divinité, qui depuis les Anciens avait progressivement perdu de son humanité, était à présent complètement déshumanisée.

Je vins te voir deux fois en 1922, mais je ne restai pas longtemps, car visiblement mes visites te faisaient souffrir. Comme nous avions, l’année précédente, recommencé à nous écrire un peu, tu me prias une nouvelle fois de mettre fin à cet échange de courrier. Le coup fut rude. Je t’aimais toujours, et je savais que tu m’aimais, même s’il n’était question que d’amitié entre nous.

Une pensée de l’instant : apprends (apprends, homme de quarante ans) à reposer dans l’instant (…) Qu’as-tu fait du sexe dont tu as reçu le don ? On dira finalement qu’il a été gâché, et ce sera tout.

Franz, quand tes phrases me reviennent en mémoire, il me semble que c’est toi qui entres en moi, et me les dictes.

*

Tu passas l’été de 1922 chez Ottla, qui avait loué une maison de vacances dans la forêt, en Bohême. L’anticonformisme d’Ottla, sa forte personnalité, sa rébellion contre votre père vous avaient toujours étroitement liés. Les derniers temps, elle te fut d’un secours plus précieux que jamais, en t’offrant, avec son mari catholique (elle était la seule de tes sœurs à avoir choisi son mari) et leur bébé, la compréhension, le calme, le réconfort et les soins dont tu avais besoin.

Promenades, nuits, jours, incapable de tout, sauf de souffrir.

L’année suivante, la maladie te contraignit à quitter définitivement ton travail. Tu te mis à apprendre l’hébreu, caressant le projet de partir en Palestine.

En juillet, alors que tu accompagnais ta sœur Elli et ses trois enfants à Muritz, sur la Baltique, tu rencontras Dora Diamant. C’était une jeune fille issue d’un milieu de juifs orientaux orthodoxes. Elle avait préféré fuir sa famille, et l’assurance d’une vie rigide en compagnie d’un mari imposé, pour trouver son indépendance en travaillant dans des foyers. Elle avait de bonnes joues d’enfant, des yeux doux et brillants, un sourire radieux. En septembre, avec les encouragements d’Ottla, vous partiez vous installer à Berlin.

Là-bas, l’inflation galopante vous réduisit à la misère. Il fallut changer deux fois d’appartement, parce que la logeuse n’appréciait pas le couple que vous étiez, et puis parce que vous n’aviez plus les moyens de payer. On vous coupa le gaz et l’électricité.

Ottla vint vous rendre visite, et organisa l’entraide : sœurs et parents vous envoyèrent des colis, à la fois pour vous et pour une association caritative que vous aidiez.

Dora t’aimait de toute son âme et tu étais heureux. Pour une fois, l’amour ne te faisait pas souffrir. Vous formiez des projets. Partir, partir pour une nouvelle vie. À Jérusalem. Ou à Tel-Aviv, pourquoi pas, ouvrir un petit restaurant. Dora ferait la cuisine (elle apprendrait), et toi le service. Ne serait-ce pas merveilleux ?

Tu n’étais pas devenu inconscient, tu essayais seulement de lui donner autant de bonheur que possible.

Dora te serrait dans ses bras, tu n’avais plus que la peau sur les os, mais tu étais à elle, vous étiez ensemble, et vous le seriez toujours. Malgré ton épuisement, tu te remis à écrire. Qu’un manuscrit ne te plaise plus, et Dora, sur ta demande, le brûlait sans hésiter. Ce n’était pas ton œuvre qui l’intéressait, c’était toi, seulement toi.

*

Vers la fin de l’hiver, ton oncle Siegfried, le médecin, vint te voir. Les privations avaient considérablement aggravé ton état de santé. Il alerta tes parents, et Max te ramena d’abord à Prague, où tu écrivis ton dernier texte, Joséphine la cantatrice. Peu après, tu partis en sanatorium, en clinique, puis de nouveau en sanatorium. Ton état était désespéré, mais Dora préférait te laisser dans un établissement de soins, où tu pourrais encore croire qu’il te restait une chance de guérir.

Lorsque Max fut près de toi, tu lui dis, le visage crispé par la douleur : Il faut attendre si longtemps, jusqu’à ce qu’on soit serré assez menu pour passer par l’étroitesse de ce dernier trou.

La tuberculose avait gagné le larynx. Tu perdis la voix, et bientôt la possibilité d’avaler quoi que ce soit. Dora ne te quittait pas, et Robert Klopstock laissa ses études de médecine pour courir à ton chevet. Ils restèrent avec toi jusqu’au bout, au sanatorium de Kierling. Tu voulais vivre, tu te battais de ton mieux contre la mort.

Comme tu ne pouvais plus parler, tu communiquais avec eux, et avec les médecins, par des petits papiers que Robert a conservés. Ainsi l’écrit était devenu ton ultime moyen d’expression :

Êtes-vous vous connaisseur en matière de vins, docteur ? Avez-vous déjà bu du vin nouveau ?

Mets-moi un instant la main sur le front pour me donner du courage.

Le pire c’est que je ne peux même pas prendre un verre d’eau, on se repaît aussi un peu de son désir.

Le lilas, c’est merveilleux, n’est-ce pas – il boit en mourant, il se saoule encore.

Autant que de l’infection, tu mourais de soif et de faim. Tu trouvas la force incroyable de corriger les épreuves d’UnChampion de jeûne.

Maintenant je vais le lire.

Cela va par trop m’agiter, peut-être, c’est que je suis obligé de le revivre.

Le 2 juin, tu travaillais encore sur ces épreuves. Le 3, à l’aube, tu fus pris d’une grande agitation. La douleur était telle que tu dis à Robert : Tue-moi, ou sinon tu es un assassin.

Il t’administra de la morphine. Tu mourus à midi.

Dora, folle de douleur, refusa de quitter ton corps.

Lors de ton enterrement, le 11 juin au vieux cimetière juif de Prague, il fallut l’empêcher de se jeter dans la fosse avec ton cercueil.

*

Comme elle étincelle sous mes yeux, cette vie possible, avec ses couleurs d’acier, ses barres d’acier tendues qui se détachent sur une obscurité aérienne !

Au moment où tu pensais pouvoir enfin l’atteindre, cette vie possible se révéla définitivement inaccessible.

*

J’annonçai ta mort dans Narodni Listy, le 7 juin :

(…) Il était timide, inquiet, doux et bon, mais les livres qu’il a écrits sont cruels et douloureux. Il voyait le monde plein de démons invisibles qui déchirent et anéantissent l’homme sans défense (…) Il connaissait le monde d’une manière insolite et profonde, lui-même était un monde insolite et profond. Il a écrit les livres les plus importants de la jeune littérature allemande ; toutes les luttes de la génération d’aujourd’hui dans le monde entier y sont incluses, encore que sans esprit de doctrine. Ils sont vrais, nus et douloureux, si bien que, même lorsqu’ils s’expriment de manière symbolique, ils sont presque naturalistes. Ils sont pleins de l’ironie sèche et de la vision sensible d’un homme qui voyait le monde si clairement qu’il ne pouvait pas le supporter et qu’il lui fallait mourir, s’il ne voulait pas faire de concessions comme les autres et chercher secours dans les diverses erreurs de la raison et de l’inconscient, même les plus nobles…

*

à suivre, selon le principe exposé en première note de sa catégorie (encore une ou deux fois et c’est la fin)

Milena Jesenska et Franz Kafka, Nus devant les fantômes (21)

prague moldau

*

Il y a quelques années, je canotais souvent sur la Moldau ; je remontais le courant, ensuite je m’étendais et me laissais redescendre, je passais sous les ponts au fil de l’eau. De là-haut, avec ma maigreur, le coup d’œil devait être assez drôle. L’employé en question qui m’avait vu ainsi du haut du pont, après avoir suffisamment souligné le comique du spectacle, résumait toutes ses impressions en disant qu’on se serait cru à l’instant du Jugement dernier : au moment où les cercueils sont déjà ouverts, mais où les morts ne remuent pas encore.

*

La Moldau coule et toujours te ramène vivant, ou mort… Et parfois on ignore ce qui s’est vraiment passé… Si c’est l’oubli ou bien… quoi ? Ce linge blanc que le fleuve emporte… On dirait mon drap… Serais-je dessous ? Au fond de l’eau ? Au fond du temps ?

Comment savoir, le temps a emporté toutes les certitudes. Tant pis, tant mieux. Ce matin, Franz, tout est possible par la fenêtre. Elle jette sur moi un faisceau blanc, lumineux… Je nage, Franz, je glisse entre les eaux du temps qui m’emmènent vers toi, tandis que me caressent en filant des flots de petites idées scintillantes…

*

Nous serions nés saltimbanques, vivant sur les routes, enfants éternels, joueurs et cruels.

Tu aurais été l’équilibriste ou le dompteur, moi la trapéziste ou la jongleuse.

Nous aurions vécu côte à côte sans jamais rester immobiles l’un à côté de l’autre, et nous aurions marché en même temps que le temps, la vie aurait duré des siècles et un instant…

Tu aurais été écrivain et moi la combattante, tu aurais été l’oiseau noir et moi le courant d’air…

Tu serais arrivé à Vienne un jour d’été, tu m’aurais appelée Milenka, qui veut dire « bien-aimée » en tchèque, et aussi, malgré mon interdiction, nemluvne, et nous aurions poursuivi ensemble ce commun voyage en ligne droite par la montée de la petite rue pavée, avec le retour par l’allée qu’éclairait le soleil du soir, pendant quatre jours ce commun voyage au long duquel nous nous serions dit l’histoire sans fin de ce commun voyage, ton visage au-dessus du mien, mon visage au-dessus du tien dans la forêt…

Le premier jour, je me serais sentie belle, comme cela ne me serait pas arrivé depuis longtemps. La lumière concentrée dans un trou noir au fond de mon corps se serait répandue par tous les pores de ma peau. Plus tard, tu m’aurais écrit : Je distingue très bien les jours ; le premier a été celui de l’incertitude…

Le premier jour et les précédents, car tu aurais tant hésité, reculé devant l’échéance de notre rencontre physique. Après trois mois de correspondance où nous nous serions dévoilés l’un à l’autre sans pudeur, avec une confiance totale, inédite, terrible et merveilleuse… Où nous serions tombés fous d’amour l’un pour l’autre sans jamais nous être touché les doigts… Au point que sur ma demande tu aurais, sans hésiter, rompu avec ta fiancée de l’époque, Julie. Que tu aurais proposé de m’entretenir, de quitter Ernst, pour aller vivre à la fois loin de lui et loin de toi…

Loin de toi… Car tu aurais eu peur de cet amour. Et peut-être plus peur encore en voyant que je n’avais pas peur, que je refusais violemment la fuite que constituait l’éloignement. Sans doute aurais-je eu un peu peur aussi, sans l’avouer, puisque je n’aurais voulu m’éloigner ni de toi ni d’Ernst. Je n’aurais rien eu d’autre dans la tête, et dans le corps, que le désir de te voir, le désir de toi, de plus en plus pressant, impérieux, désir de toi.

Pendant des lettres et des lettres, tu n’aurais cessé d’essayer de me décourager, me disant je ne peux tout de même pas garder un ouragan dans ma chambre… ou bien comprends, Milena, mon âge, mon usure, mon angoisse surtout, et comprends ta jeunesse, ta fraîcheur, ton courage…

Ta peur aurait été aussi étouffante que mon désir, et pourtant c’est le désir qui l’aurait emporté, puisqu’un jour, le mardi 29 juin 1920, après deux nuits d’angoisse, tu serais arrivé à l’hôtel Riva, à Vienne. Ç’aurait été une matinée de grand beau temps, tu serais entré dans le vieil immeuble à côté du garage, l’hôtelier aurait cherché dans son registre la réservation au nom du Dr Kafka, tu aurais pris l’escalier et tu te serais enfoncé dans le couloir sombre. Tu aurais fait jouer la clé dans la serrure, et la porte se serait ouverte sur la petite chambre au grand lit…

Ensuite, tu serais allé t’asseoir dans un café, près de la gare, tu aurais commandé un chocolat et des gâteaux, et puis, sur un coin de la table, une dernière fois, une dernière fois avant de me toucher, tu m’aurais écrit : je t’attendrai mercredi matin devant l’hôtel à partir de dix heures. Milena, je t’en prie, ne va pas me surprendre en arrivant de côté ou par derrière, je ne le ferai pas non plus.

Tu te serais donné un délai, avant de me voir, tu te serais donné l’après-midi et une nuit de plus pour te préparer, en allant rôder, aussi invisible que possible, jusqu’à la poste où pendant des semaines j’aurais retiré chaque jour tes lettres, jusque dans la Lerchenfelderstrasse, la rue où j’habitais…

Pendant ce temps-là, j’aurais encore une fois examiné ma garde-robe, ma vieille garde-robe, et chaque fois, en passant devant le miroir, j’en aurais approché mon visage avec inquiétude. J’y aurais scruté l’autre étrange Milena qui m’aurait regardée fixement dans les yeux, comme pour me faire avouer, si lointaine fût-elle, le poids de ma vie et de mon espoir.

…le premier a été celui de l’incertitude…

Le lendemain matin, mercredi, je serais venue à toi, d’en face, comme on franchit un fleuve j’aurais traversé la rue vers ta haute silhouette sombre.

Il m’aurait semblé que le temps se décomposait… Tout serait allé très vite et très lentement, comme dans un accident. Le temps se serait décomposé et recomposé d’une façon entièrement neuve, il nous aurait recomposés en êtres de chair, nous dont les corps auraient été décomposés par l’oubli depuis ce jour où nous nous étions aperçus, des années auparavant, dans la foule du café Arco. J’aurais entendu comme en écho confus les phrases de tes premières lettres, où tu me parlais du souvenir d’un unique tête-à-tête bien bref et bien muet… et puis disais : Je m’aperçois tout à coup que je ne me rappelle au fond aucun détail particulier de votre visage. Seulement votre silhouette, votre costume, au moment où vous êtes partie, entre les tables du café…

Franz.

Franz, comme nous aurions été hésitants, ce premier jour ! Et ce n’était pas au corps de l’autre que nous aurions dû nous habituer, mais à notre propre corps, qui serait devenu si nouveau, si intimidant, si méconnu ! Toute la journée, nous aurions promené nos corps dans les rues et dans les cafés de Vienne, et le corps de l’autre aurait été bon, simple et attirant. Mais c’est de notre propre désir que nous aurions eu peur. Nous aurions été souriants et légers, parfois parlant inlassablement comme pour prolonger les lettres, et parfois nous taisant, pour les prolonger aussi… Et nos corps, au long de la journée, seraient devenus vibrants, ils auraient senti que nous recommencions à les habiter, dans un mélange d’exaltation et de douleur…

Dans le jour qui n’en aurait pas fini de tomber, tu m’aurais raccompagnée chez moi par la montée de la petite rue pavée, tu aurais serré mes poings dans tes poings, d’un regard brusque et bref nous nous serions pénétrés, à fond – et tu m’aurais quittée.

le second celui de la trop grande certitude…

Le jeudi, tout aurait semblé inéluctable. Après cette première journée, après cette nuit passée dans les ressacs du désir, comment aurions-nous pu rester plus longtemps sans nous posséder ?

Nous serions tout de suite partis à pied vers les collines, courant presque. Tu en aurais oublié ta maladie, la faiblesse et la peur de ces dernières années, je t’aurais senti derrière moi jeune et puissant, tandis que j’ouvrais la voie sous le soleil qui montait dans le ciel, et que nous grimpions vers la forêt, la promesse.

Ensuite, sous les arbres, ton corps au-dessus du mien, mon corps au-dessus du tien… Nos souffles, nos lèvres, nos mains… Nos chairs…

Et l’échec. La peur, l’échec. Et mes mots, vite, contre le vide. Effacer ce qui n’a pas eu lieu… Effacer, vite, avec toutes les banalités rassurantes, la tendresse, l’humour… Ne pas laisser la fatigue reprendre nos corps, plus vieux et plus usés que nous, même si nous ressemblions encore à des enfants…

Pourquoi aurions-nous dû nous aimer autrement que s’aiment les enfants ? Où est la règle ? Qui l’a écrite ? Pourquoi aurions-nous dû obéir à une autre règle que la nôtre ? Bien sûr la tuberculose, l’épuisement, l’émotion de la première fois… Et puis surtout la peur – mais la peur faisait partie de toi, n’est-ce pas ? C’est par la peur que tu étais devenu Franz Kafka, et c’est par elle en toi que j’avais été attirée.

Ainsi aurait été le deuxième jour : au commencement, trop de certitude ; et pour finir une autre certitude, qui n’était que trop grande.

le troisième celui du repentir…

Le vendredi, nous serions restés en ville, à arpenter les allées du Volksgarten, l’un à côté de l’autre, passant et repassant devant la statue du Pauvre Ménétrier, ce héros de Grillparzer que tu avais autrefois aimé. Je l’aurais à peine remarquée, ignorant encore ce que, des années plus tôt, tu avais écrit dans ton Journal sur ta découverte du caractère viril de Grillparzer dans ce récit… Comment il peut tout oser et n’ose rien, parce qu’il n’y a en lui que du vrai, un vrai qui se justifiera en tant que tel à l’instant décisif, même si l’on a sur le moment l’impression du contraire.

Nous serions restés longtemps l’un à côté de l’autre assis ou étendus dans l’herbe, sans plus songer à la chair, avec nos yeux pour forer nos âmes et tes mains comme des anges qui se posaient sur ma nuque, sur mon visage, sur mes cheveux… Et la journée d’été, la verdure et la douceur du parc auraient fini par cautériser notre peine.

…le quatrième a été le bon.

Le samedi, j’aurais marché à ta suite le long du couloir sombre, jusqu’à ta chambre. Pourquoi me serais-je mise à pleurer, Franz Kafka ? Nous aurions fermé la fenêtre, et la lumière se serait arrêtée derrière les rideaux sales. Assis sur le lit, tu m’aurais prise sur tes genoux et j’aurais laissé échapper mon chagrin dans le creux de ton cou, comme une petite fille. Et puis tout se serait mélangé, les rires avec les pleurs, nos membres nus, mes larmes et la sueur de ton torse, mes doigts et les taches de rousseur semées sur tes épaules, tes dents et ma bouche, et les deux animaux au bas de nos ventres…

Prends-moi dans tes bras, c’est l’abîme, accueille-moi dans l’abîme, si tu refuses maintenant, fais-le plus tard…

De ton corps serait montée ta prière et je l’aurais exaucée, puis dite à mon tour pour que tu l’exauces. Si tu refuses maintenant, fais-le plus tard… Car le futur est au présent aussi bien que le présent, et le temps en amour n’est rien, n’est-ce pas ? Qu’importe que tu m’aies ou non aimée, puisque tu m’aimes ? Si tu refuses maintenant, fais-le plus tard.

Telle aurait été notre façon de faire le monde, en quatre jours. Et si nous ne l’avions pas fini, c’est que nous aimions mieux l’infini.

*

Que tu étais bonne ! je me suis couché à tes pieds, comme si j’en avais le droit, et j’ai posé mon visage dans tes mains, je me suis senti heureux, fier, libre, puissant, chez moi ; tellement chez moi (toujours, toujours tellement chez moi!) Mais au fond j’étais resté la bête, je n’appartenais qu’à la forêt, je ne vivais ici, au grand jour, que par ta grâce. Sans le savoir (j’avais tout oublié) je lisais mon destin dans tes yeux. Cela ne pouvait durer. Tu ne pouvais éviter, même en me caressant de la main la plus bienveillante, de découvrir en moi des singularités qui relevaient de la forêt, de cette origine, de cette véritable patrie.

*

à suivre (cf 1e note de sa catégorie)

Milena Jesenska et Franz Kafka, Nus devant les fantômes (20)

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Prague en hiver, photos O

*

Viens, Franz. J’ai si mal. Viens, étends-toi auprès de moi. Couche-toi sur moi, écrase mon corps, que je l’oublie. Suis-je glacée, ou chaude ? Je ne sais plus si c’est le froid ou la fièvre qui fait se recroqueviller mon corps comme celui d’un fœtus, de sorte que je ne peux même plus voir le coin de ciel au-dessus de ma tête.

Aide-moi à me détendre, que je puisse à nouveau le contempler. Le printemps est là, je sais que je vais guérir. J’irai te voir au cimetière, comme j’allais voir ma mère, quand j’étais petite. Si j’y rencontre le fantôme de l’adolescente que j’étais, j’espère qu’il n’aura pas honte de la femme que je suis devenue. C’est l’essentiel, n’est-ce pas, Franz ? Je suis si fière de toi. Tu ne t’es jamais trahi.

Viens, regarde, nous sommes si maigres, il y a de la place pour nous deux. Aide-moi à relire ton Journal, aide-moi à rester là, du côté de la vie.

2 août – L’Allemagne a déclaré la guerre à la Russie. – Après-midi piscine.

Tout aurait pu se passer autrement. Après ta rupture avec Felice, tu décidas de partir vivre à Berlin, selon ton vieux rêve – et d’y vivre de ta plume. Pour démarrer, tes cinq mille couronnes d’économies te permettraient de tenir deux ans. Ensuite, compte tenu de la modestie de tes besoins, tu pouvais espérer vivre de ta production littéraire, voire journalistique. Tu allais enfin quitter cette Prague où tu te sentais depuis toujours étouffer, quitter le foyer de tes parents, être indépendant, maître de ta vie.

Que se serait-il passé si nous nous étions connus à Berlin au lieu de Prague, en 1920 ?

Quelle œuvre aurais-tu écrite, là-bas ? N’y serais-tu pas devenu un autre homme ?

La guerre a éclaté, et tu as dû rester prisonnier de Prague.

*

Défilé patriotique. Discours du bourgmestre. Il disparaît puis revient, et on entend l’acclamation allemande : « Vive notre monarque bien-aimé ! Vivat ! » J’assiste à cela avec mon regard méchant. Ces défilés sont l’un des plus répugnants phénomènes qui accompagnent accessoirement la guerre.

Tu as passé la guerre à faire la guerre, contre toi-même, pour la vie et pour l’écriture, avec une rage redoublée, à essayer de finir Le Procès, travailler, travailler, travailler (L’Amérique, La Colonie pénitentiaire), ne plus pouvoir écrire car contraint de t’occuper de l’usine de ton beau-frère parti au front, et soumis au bureau à une charge redoublée par les événements, puis à nouveau écrire, écrire, écrire (une vingtaine de nouvelles), renouer avec Felice, souffrir maladivement du bruit dans tous les appartements successifs où tu vécus – le bruit omniprésent, manifestation de la guerre totale, éternelle -, essayer en vain d’être à ton tour mobilisé, devenir tuberculeux, rompre avec Felice.

Je n’ai pas le temps. C’est la mobilisation générale. K. et P. sont appelés sous les drapeaux. Je reçois maintenant la récompense de la solitude. Malgré tout, je suis un peu touché par toute cette misère et je suis plus ferme que jamais. Cet après-midi il faudra que je reste à l’usine, je n’habiterai pas à la maison parce que E. et ses deux enfants s’installent chez nous. Mais j’écrirai en dépit de tout, à tout prix, – c’est ma manière de me battre pour me maintenir en vie.

Réfugié dans la minuscule maison de la ruelle des Alchimistes, puis dans l’appartement du palais Schönborn, tu passas sans doute là, malgré les rigueurs de la guerre et tes difficultés personnelles, quelques-uns des meilleurs moments de ta vie. Seul, écrivant… Il y a du Kafka dans tout écrivain… Tout écrivain connaît ce plaisir de l’ermite, ou cette aspiration au retirement, dans le face à face avec l’écriture qui est souvent douleur, peine et désespérance. Mais aussi, parfois, extase, euphorie. Tout écrivain connaît ce déchirement entre le désir d’appartenir à une communauté et celui de s’en extraire – entreprise périlleuse, impossible, et pourtant fatalement tentée, par compassion éperdue pour l’humanité, mais au risque de la haine. Tout écrivain, plus ou moins, alors que seul Kafka est entièrement Kafka. Entièrement seul, comme toi, Franz, dans cette solitude où j’essaie de te rejoindre.

Je ne découvre en moi que mesquinerie, irrésolution, envie et haine à l’égard des combattants, auxquels je souhaite passionnément tout le mal possible.

Cependant le malheur devenait plus présent et plus visible. La ville était paralysée, on commençait à ressentir durement le froid et la faim, et les nouvelles du front faisaient peur. Les Tchèques pouvaient se réjouir secrètement de la mauvaise posture de l’Autriche, mais les juifs, presque tous pro-allemands ou considérés comme tels, avaient de quoi, étant donné l’extrême fragilité de leur statut, s’inquiéter pour leur avenir dans le pays.

Et bien que tu fusses constamment appelé sur le front de l’écriture, bien que les hommes pussent t’inspirer haine et rage, avec leur guerre contre la vie et la littérature, tu ne restas pas insensible au sort d’autrui, loin de là. Même si tu savais qu’il ne te serait jamais possible de t’intégrer normalement dans la société, dès le lycée tu t’étais intéressé aux mouvements sociaux, aux combats pour la justice, contre l’obscurantisme. Et cet engagement, qui n’en était d’ailleurs pas un au sens ordinaire du terme, cette façon d’être aux côtés du plus faible, n’était pas une pure vue de l’esprit, comme il arrive si souvent chez les intellectuels issus de la bourgeoisie, mais un mouvement du cœur, né en toi, dès avant l’âge de raison.

Tout jeune enfant, tu voyais avec honte et colère les employés de la maison et du magasin courber l’échine devant le mépris et la tyrannie de ton père qui, comme tout capitaliste, grand ou petit, les exploitait autant que possible. (Ton père était certainement par ailleurs un brave homme, qui avait eu, lui aussi, son lot de souffrances. S’il avait un comportement de despote, c’était à la fois par conformisme et par intérêt, afin d’entrer dans le système en cours et d’en tirer profit, selon les règles de la classe dominante, à laquelle il avait âprement rêvé d’appartenir.) Or toi aussi, tu étais en quelque sorte l’ennemi de classe de ton père. Sensible et humble, tu étais viscéralement du côté des victimes de l’ordre social, du côté des ouvriers, des femmes, et aussi des juifs de l’Est – ces miséreux que les juifs pragois considéraient avec mépris.

Et c’est le même mouvement compassionnel qui t’amena du socialisme de ta jeunesse au sionisme de tes dernières années (même si ton socialisme comme ton sionisme restèrent des tendances ou des inclinations, et ne se rigidifièrent jamais en profession de foi idéologique), en passant par un féminisme latent, qui se révélait aussi bien dans ton malaise avec les femmes (impossible pour toi de te conformer au modèle oppresseur-opprimée), que dans ton goût pour les femmes indépendantes, ou les jeunes filles que tu encourageais toujours à s’instruire et à travailler.

Au lycée, après le départ de ton camarade tchèque Rudolf Illowy, qui t’avait fait connaître les idées socialistes, tu restas le seul de ta classe à porter l’œillet rouge. Un soir, tu te rendis avec Hugo Bergmann à une réunion organisée par une corporation d’étudiants ultra-nationalistes, au bord de la Moldau. Quand tous se levèrent pour entonner Wacht am Rhein, l’hymne progermanique, Hugo et toi restâtes délibérément assis, et muets – ce qui vous valut évidemment d’être expulsés de force par cette bande de brutes.

Plus tard, tu continuas à t’intéresser aux problèmes politiques, et notamment, contrairement aux bourgeois « allemands » de Prague, à ceux des Tchèques. Il t’arriva d’assister aux réunions du club Mladych, un mouvement de jeune antimilitaristes et « subversif ». L’un de ses membres, Michal Mares, racontait après ta mort :

Personne ne le connaissait, il était toujours seul. Auditeur silencieux et attentif, il touchait à peine à son verre de bière. À l’entrée de la salle, il était rare qu’on ne fît pas quelque collecte, pour les prisonniers politiques, pour les mineurs en grève de la Bohême du Nord (…) Les florins étaient déjà extrêmement rares. Mais notre hôte nous laissait, le plus discrètement possible, une pièce de cinq couronnes…

Il disait même qu’au terme d’une réunion qui avait dégénéré en bagarre générale avec la police, tu t’étais retrouvé au poste, avec quelques autres :

Kafka, qui dépassait de la tête la plupart de ses semblables, passait difficilement inaperçu (…) il fut conduit au commissariat le plus proche, où il fut finalement traité avec une certaine indulgence. Selon la loi, il avait le choix entre une amende d’un florin ou vingt-quatre heures d’arrêts. Kafka, qui devait être ponctuel au bureau tous les matins, paya le florin et s’en fut.

Tu ne m’as jamais parlé de cette mésaventure, et Max n’était pas au courant. Mares était-il fiable ? Je me souviens qu’au temps où nous le connaissions tous deux il t’avait envoyé son recueil de poèmes avec, en dédicace : « à mon vieil ami » ; et, quelques jours, plus tard, la facture – ce que tu n’avais pas beaucoup apprécié… Quoiqu’il en soit, tu étais capable de te rendre seul, et sans en parler à tes amis, à ce genre de réunions, ne serait-ce que par curiosité ou par sympathie. Tu lisais d’ailleurs des auteurs tels que Kropotkine ou Bakounine.

Aux Assurances ouvrières, tu travaillais essentiellement avec des Tchèques. Normalement, les juifs n’étaient pas admis dans cet organisme, où tu fus employé par l’entremise du père de l’un de tes amis, juif converti au catholicisme. Tout le monde t’y appréciait, autant pour ton travail que pour tes qualités humaines.

Après ta mort, tes anciens collègues et subordonnés rivalisaient de témoignages sur ton exceptionnelle gentillesse. L’un racontait que tu lui accordais des petits prêts et refusais d’être remboursé… L’autre t’appelait « le bébé de notre bureau »… Une femme de ménage se souvenait avec émotion des fleurs ou des bonbons que tu lui offrais de temps en temps…

En l’espace de quatorze ans, et en raison de ton efficacité, tu fus régulièrement promu : de fonctionnaire auxiliaire à rédacteur titulaire, puis vice-secrétaire, secrétaire, et enfin secrétaire en chef – avant d’obtenir ta retraite anticipée, un an avant ta mort. Les dernières années, en raison de ta maladie et de ton besoin d’écrire, il t’arriva de demander des congés supplémentaires, qui te furent toujours accordés. Ce traitement de faveur n’était dû qu’au fait – dont tu ne semblais pas te rendre compte – d’être considéré au sein de cette bureaucratie de deux cent cinquante fonctionnaires comme un employé précieux. « Sans Kafka, tout le service s’écroulerait », disait ton chef.

Ton rôle était de transmettre l’information juridique auprès de quelque trente-cinq mille entreprises, de t’occuper de leurs « recours » quand elles contestaient le montant de leurs cotisations obligatoires ; et surtout de la prévention et de l’indemnisation des accidents de travail, dont la fréquence augmentait sensiblement, dans un univers de plus en plus mécanisé. Tu étais aussi chargé de rédiger des rapports annuels d’activité, ton supérieur hiérarchique ayant tout de suite noté ton « remarquable talent de rédacteur ».

Pour préconiser la mise en place de mesures de sécurité dans les ateliers, tu dus acquérir de grandes compétences technologiques et faire pour le compte de la compagnie de nombreux voyages dans les villes industrielles de Bohême, où tu pus constater de près les conditions de vie des ouvriers. Comme ces gens sont humbles, dis-tu un jour à Max. Au lieu de prendre la maison d’assaut et de tout mettre à sac, ils viennent nous solliciter !

Chaque jour tu devais traiter des dossiers d’ouvriers estropiés par leur machine, et admettre que l’œuvre des Assurances ouvrières laissait beaucoup à désirer, malgré ta bonne volonté.

*

En 1911, la troupe de théâtre yiddish de Yitzhak Löwy s’installa à Prague pour quelques mois. Tu découvris avec passion la vie, la culture et le travail de ces pauvres juifs de l’Est. Ils étaient bien différents des juifs occidentaux « déjudaïsés » qui, comme ton père, les méprisaient – ou, au mieux, les trouvaient exotiques.

Aujourd’hui, quand Löwy m’a parlé de son mécontentement et de son indifférence à l’égard de tout ce que fait la troupe, je lui ai proposé clairement d’expliquer son état par le mal du pays, mais en un sens, je ne lui ai pas livré cette explication, bien que je l’eusse exprimée, je l’ai gardée pour moi et j’en ai joui de façon passagère, pour ma propre tristesse.

Encore une fois, à travers eux, tu te prenais d’affection pour les bannis, les exilés auxquels tu pouvais d’une certaine façon t’identifier, tout en rêvant au soutien qu’ils pouvaient trouver au sein de leur communauté. Comme eux, comme l’arpenteur K., tu étais, en tant qu’écrivain, celui dont le monde ne voulait pas, celui dont nul n’avait besoin, mais que l’on tolérait : le perturbateur qu’on ne laisserait jamais accéder au Château, et qui serait condamné à survivre comme une âme errante dans un village qui n’était pas le sien.

Or, si tu n’étais décidément pas d’ici, d’où étais-tu ? Toute mémoire semble effacée de l’arpenteur – ou du moins de cet individu qui se prétend arpenteur -, comme elle l’était chez toi du fait du déracinement et de la déculturation de ton père. Yitzhak Löwy et les gens de sa troupe parlaient la langue perdue de tes ancêtres – le yiddish est tout, le mot, la mélodie hassidique et la réalité profonde de cet acteur juif lui-même –, cette langue que tu ne connaissais pas et qui aurait pourtant été la seule dans laquelle tu puisses dire « mère » et « père » avec amour :

Hier, il m’est venu à l’esprit que si je n’avais pas toujours aimé ma mère comme elle le méritait et comme j’en étais capable, c’est uniquement parce que la langue allemande m’en a empêché. La mère juive n’est pas une Mutter, cette façon de l’appeler la rend un peu ridicule (non à ses propres yeux, puisque nous sommes en Allemagne ) ; nous donnons à une femme juive le nom de mère allemande, mais nous oublions qu’il y a là une contradiction, et la contradiction s’enfonce d’autant plus profondément dans le sentiment. Pour les juifs, le mot Mutter est particulièrement allemand, il contient à leur insu autant de froideur que de splendeur chrétiennes, c’est pourquoi la femme juive appelée Mutter n’est pas seulement ridicule, elle nous est aussi étrangère (…) Je crois que seuls les souvenirs du ghetto maintiennent encore la famille juive, car le mot Vater ne désigne pas non plus le père juif, à beaucoup près.

Ta langue maternelle n’était pas ta langue, mais tu n’en avais pas d’autre. Tu étais l’exilé absolu : exilé du monde (représenté aussi bien par ton père que par Felice), exilé du langage – et par quelque alchimique paradoxe, propre à cette ville étrange, Prague, tu devins l’inventeur d’un langage universel, capable de toucher tous les humains, en tous lieux et en tous temps.

C’est ainsi que, mû à la fois par un souci de solidarité sociale et une quête identitaire, tu t’intéressas de plus en plus au judaïsme et au sionisme, qui te donnaient la possibilité de te rapprocher d’une communauté liée par une culture ancienne, authentique, et d’y puiser de nouvelles forces. Dans un discours pour présenter la troupe de Löwy, tu déclaras : C’est alors que vous serez à même d’éprouver ce qu’est la vraie unité du yiddish, et vous l’éprouverez si violemment que vous aurez peur, non plus du yiddish, mais de vous. Vous ne seriez pas capables de supporter cette peur, si le yiddish ne vous communiquait aussitôt une confiance en vous-mêmes qui peut tenir tête à la peur et se montrer plus forte qu’elle.

Dès le début de la guerre, des réfugiés juifs par milliers affluèrent de l’Est vers Prague. La communauté juive de la ville se mobilisa pour les aider, et tu trouvas là l’occasion de les approcher et de les connaître mieux – ce qui te permit de mesurer la distance qui vous séparait, et de démystifier quelque peu leur sagesse ancestrale. Après avoir assisté à un débat entre un rabbin miraculeux et ses disciples, tu en conclus que derrière les propos insiginifiants que tu entendis, ton ami Langer, un mystique, cherchait ou pressentait un sens plus profond, alors qu’à ton avis le sens le plus profond est justement que ce sens fait défaut, et c’est bien suffisant…

Max raconte qu’une autre fois, au terme d’une soirée consacrée à la célébration du sabbat, bien qu’indubitablement touché par les qualités primitives d’une ancienne tradition populaire, tu lui avais déclaré : en fait, c’était plutôt comme une visite à une tribu de sauvages de l’Afrique. Superstition criante.

Pourtant, tu étais resté attaché à ce peuple, que tu sentais à la fois en danger et tellement fort, de toute la force de sa solidarité et de sa chaleur humaine. Pendant la guerre, tu persuadas Felice de s’engager au Foyer populaire juif de Berlin, afin qu’elle s’y occupe des enfants de réfugiés. C’est dans un camp d’été financé par ce même foyer berlinois que tu allais rencontrer Dora quelques années plus tard, la compagne de tes derniers jours, une juive de l’Est qui allait enfin te permettre de t’échapper de Prague.

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à suivre (cf première note de sa catégorie)

Milena Jesenska et Franz Kafka, Nus devant les fantômes (19)

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C’est l’ennui qui engendre la guerre.

Quelles que soient les difficultés, se réserver toujours des moments de bonne humeur, de légèreté. Des envies de danser. Ou de rire.

Parfois j’ai envie de rire en pensant à toi, Franz Kafka. J’ai souvent ri en lisant ton Journal – sans parler du reste de ton œuvre, où les personnages ont des mimiques exagérées, et se conduisent comme dans un film burlesque. Par exemple, dans Le Château, quand les aides de K. brassent les papiers dont l’armoire du maire est remplie, puis la renversent pour la remettre à l’intérieur, et s’assoient dessus pour la fermer… La scène est décrite avec tous les ressorts d’un gag.

Toi aussi, tu es par moments un personnage drôle. Je ne parle pas de ton humour, de l’ironie douce, sobre et enjouée qui rend ta conversation si plaisante. Je parle de toi, de ta façon d’être – d’être drôle sans le vouloir.

Une fois, devant le personnel réuni pour écouter solennellement un discours du directeur, tu as piqué un fou rire bruyant, inextinguible. C’était terriblement gênant, mais il n’y avait rien à faire : ce discours était si ridicule ! Impossible de rester confit comme le reste de l’assemblée. Tu aurais pu y perdre ta place, ou la considération de tes supérieurs, mais tu étais trop sensible au langage pour empêcher ton corps de réagir, clamer son fantastique amusement.

Le rire est souvent la conséquence d’un moment de perception aiguë du réel, d’un instant de sensibilité et de lucidité extrêmes. Il brise tous les murs de verre entre lesquels nous nous déplaçons d’ordinaire sans les apercevoir.

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Je t’imagine dans cette sorte de grande colonie de vacances pour adultes que tu aimais fréquenter, le Jungborn, Fontaine de Jouvence, quel nom attractif… La vie y était organisée sous le signe de la santé, rehaussée d’une pointe de philosophie vaguement orientale. Hommes et femmes y passaient leur temps, nus comme des vers… Sauf toi, qu’on appelait « l’homme au caleçon ».

Gymnastique, méditation, ingestion de légumes crus… Ce devait être assez drôle, et tu t’y sentais bien. Tu y rencontrais toutes sortes de gens… Le docteur Sch, qui te racontait ses voyages et sa vie à Paris, où, à travers la cloison, il entendait sa voisine qui criait de plaisir de façon éhontée…

Ou bien le vieil Adolf Just, qui a les yeux bleus, guérit toutes les maladies avec de la boue et me met en garde contre le médecin qui m’a interdit les fruits…

Ou encore cet inconnu qui demande pourquoi les Américains sont si florissants, alors qu’ils ne peuvent dire deux mots sans jurer…

Le médecin, adepte de Mazdanan, qui recommande lors d’une conférence un exercice pour faire pousser les parties sexuelles, et, pour l’hygiène, les bains d’air, la nuit (…), mais il ne faut pas s’exposer trop longtemps aux rayons de la lune, cela est mauvais…

L’adepte de la « Communauté chrétiennes », qui parle inlassablement et raconte comment son père entendit la voix de Dieu sur son lit de mort…

Et puis des femmes. Mme von W, la veuve suédoise qui ressemble à une lanière de cuir… Et des jeunes filles, comme celle que tu invitas à danser, et qui te confia qu’elle est orpheline et va entrer au couvent (…) En dépit de sa mélancolie, elle danse avec grand plaisir, ce dont je m’aperçois surtout après, quand je la prête au Dr Sch…

Il semblait régner là une atmosphère mystico-sexuelle bon enfant et une tension contenues, parfaitement illustrées par le rêve que tu fis une nuit, dans ta cabane au milieu des lapins sauvages :

Les gens réunis pour prendre des bains d’air s’anéantissent mutuellement au cours d’une bagarre. La société s’étant séparée en deux groupes qui ont d’abord plaisanté ensemble, quelqu’un sort de l’un des groupes et crie aux autres : « Lustron et Kastron ! » Les autres : « Quoi ? Lustron et Kastron ? » Le premier : « Sans doute. » Commencement de la bagarre.

J’ai lu plusieurs fois ce rêve, il est drôle, et témoigne de l’intérêt réel que tu trouvais à cette ambiguë Fontaine de Jouvence, et de la distance amusée avec laquelle tu la considérais malgré tout.

*

À mes yeux tu as le talent, volontaire ou non, d’un Buster Keaton ou d’un Charlie Chaplin. De ta vie, de ton personnage, on ne voit généralement que l’aspect tragique. Mais comme ces grands cinéastes du muet, tu as su inventer une écriture en noir et blanc, et donner à ton œuvre et à toi-même un double visage : d’un côté oppression, angoisse, sentiment de l’absurde ; de l’autre délire organisé, comique de situation ou de répétition.

Dans le rôle de l’éternel amoureux malchanceux, tu n’étais pas mal non plus… Si j’en venais à me tuer, il est absolument sûr que personne n’en porterait la responsabilité, même si, par exemple, la conduite de F. devait en être la cause visible et immédiate. Une fois déjà je me suis représenté la scène qui aurait lieu si j’arrivais chez elle, une lettre d’adieux dans la poche en prévision du dénouement ; soupirant éconduit, je pose ma lettre sur la table, je vais sur le balcon où je m’arrache à tous ceux qui se précipitent pour me faire lâcher prise, et je saute par-dessus la barre d’appui, tandis que les mains qui me tiennent sont obligées de céder, les unes après les autres. Dans ma lettre toutefois, j’aurais écrit que j’ai sauté par la fenêtre à cause de F., mais que, même si elle avait accepté ma demande, il n’en aurait résulté aucun changement essentiel pour moi.

Quel culot ! Felice, secrétaire de direction, n’avait peut-être pas les qualités requises pour comprendre un esprit génial et tourmenté comme le tien. Mais de là à la rendre – hypocritement – responsable de ton suicide… Alors qu’après l’avoir longtemps poursuivie, tu l’avais découragée de t’épouser en lui annonçant que tu ne pourrais jamais la posséder… Alors qu’au moment même où tu songeais à la punir de son recul, par un suicide, tu flirtais gentiment avec Grete, sa meilleure amie… Et alors que, moins de quatre mois plus tard, Felice ayant finalement accepté de t’épouser, tu commentais ainsi ces fiançailles que tu avais tant souhaitées :

Rentré de Berlin. J’étais ligoté comme un criminel. Eussè-je été mis dans un coin avec de vraies chaînes et des gendarmes postés devant moi, ne m’eût-on laissé regarder ce qui se passait qu’ainsi enchaîné, cela n’eût pas été pire. Et c’étaient là mes fiançailles, et tout le monde s’efforçait de me ramener à la vie, et comme cela ne se pouvait pas, de me supporter tel que j’étais. F. s’y efforçait moins que les autres, et avec raison, puisque c’était elle qui souffrait le plus. Ce que les autres regardaient comme un simple symptôme était pour elle une menace.

Pourquoi lui avais-tu déclaré que tu ne pourrais jamais la posséder ? Pourquoi en étais-tu si convaincu ? Parce que c’était vrai. Tu ne la posséderais jamais, parce que tu ne le voulais pas. Comme tu le dis plus tard à propos du déclenchement de ta tuberculose, ta tête, déjà, complotait avec ton corps pour servir ton intérêt. Physiologiquement rien ne t’empêchait de « posséder » Felice, tu avais déjà eu d’autres femmes, et la seule mention d’une « forte éjaculation » à propos de la dernière phrase du Verdict suffit à prouver que le problème n’était pas « mécanique » mais mental. Quoique tu en dises, tu ne voulais pas épouser Felice.

Il devait y avoir de l’autodérision dans cette mise en scène fantasmée de ton suicide. Tu étais assez intelligent pour te rendre compte de la comédie que tu jouais. Mais c’est quelque chose qui m’amuse et me réconforte, ce côté inconséquent et insaisissable d’écolier buissonnier, et aussi ta tendance à t’apitoyer sur toi-même, un peu comme un petit garçon qui voudrait bien attirer l’attention d’une dame et, grâce à une aimable escroquerie sentimentale, se faire consoler par elle – tout en lui faisant comprendre qu’elle ne peut rien pour lui, puisque, en fait, il est un homme, un rebelle…

C’est le tempérament que les femmes disent souvent détester chez les hommes, et qui pourtant les attire : l’homme-enfant, celui qu’on ne parvient pas à retenir, qui n’est pas plus sérieux ni fiable qu’un voyou, même s’il n’en a pas l’air.

*

Franz Kafka, cesse de m’attendrir avec tes grands yeux gris ! Ou plutôt non, ne cesse pas. Je ne veux pas être injuste : avec moi tu as toujours été sincère, profond, fidèle et généreux. Plus que n’importe quel homme. Quand je dis que tu me fais rire, je parle d’un rire qui me fait du bien, tu comprends cela ? Si, en me donnant ton Journal, tu m’as permis de me rendre compte combien tu as pu être désinvolte (oui, tout au fond, désinvolte, même si je suis sûre que tu continues à le nier) et de mauvaise foi avec les femmes, cela veut dire que tu me permets d’être proche de toi. Et si tu me permets de rire tendrement de toi, cela veut dire encore que tu veux bien te prêter à moi, pour mon plaisir.

Franz Kafka, je t’aime.

Je voudrais que tu vives encore, et embrasser ta bouche, et enlacer ton grand corps maigre, j’aime ton corps sec et je voudrais murmurer quelque chose à tes longues oreilles – j’ai même un peu envie de les mordre, et ton nez aussi, juste si tu veux bien, je m’y prendrai tout doucement – et fermer les yeux, et écouter le sang battre dans tes veines, et je voudrais qu’on puisse tous les deux rire en regardant nos corps, et s’endormir serrés, serrés à mort l’un contre l’autre. Et puis, qu’est-ce que ça peut faire ? Est-ce qu’il y a autre chose que l’amour et la littérature ?

*

à suivre, selon le principe énoncé dans la première note de la catégorie

Milena Jesenska et Franz Kafka, Nus devant les fantômes (18)

EpyrAhnaBYo

Alphonse Mucha, Les Saisons

*

Qu’il est long de mourir, Franz ! Quel labeur opiniâtre que de faire mourir un être vivant, autrement que par la violence ! La vie est à la fois fragile, et tellement bien armée pour résister à la mort.

Toute cette douleur me submerge. Je pense que mon deuxième rein est atteint. Je me replie sur ma souffrance comme un animal blessé, ou bien je me révolte puis je remercie mon corps de me garder, car j’ai une lettre à finir, et des émotions à revivre.

*

Je ne dormais pas, j’ai réveillé Ernst, je lui ai dit allons voir le soleil se lever. Il s’est retourné entre les draps, sans même ouvrir les yeux. J’ai ri, j’ai insisté : à cause de cette nuit, tu comprends ? S’il te plaît, viens avec moi voir le soleil se lever !

Il a fini par s’extraire du lit, s’est chaussé. Je suis restée pieds nus, nous sommes sortis de l’hôtel, tout était désert et silence.

Dans les prés, j’ai cueilli un énorme bouquet de fleurs sauvages. Ernst a dû s’éclipser pour réintégrer son hôtel, le Rixi. Je suis retournée au Prokop, j’ai frappé à la chambre de mon amie Wilma. Elle est venue m’ouvrir tout ensommeillée. Elle a regardé mes pieds trempés de rosée, pris sans comprendre les fleurs que je lui tendais. Je lui ai seulement dit : Ernst est venu dans ma chambre, cette nuit ! Puis je suis retournée me coucher. L’aube était derrière moi.

*

J’avais vingt ans, lui trente. Je l’avais rencontré quelque temps plus tôt à Prague. J’étais au concert, en robe de soirée. J’ai senti un souffle dans mon cou, des cheveux effleurer mon oreille. Il était assis derrière moi, et me demandait la permission de lire la partition par-dessus mon épaule. Mon corps a su, immédiatement, qu’il me le fallait.

Il était beau, très séduisant, cultivé. Il connaissait tout le monde et tout le monde le connaissait. Les écrivains, les artistes le recherchaient pour ses conseils, son goût sûr. Il passait sa vie dans les cafés, vivait la nuit. Et avait autant de maîtresses que d’amis.

L’aimer, c’était jouir de son corps d’amant expérimenté, mais aussi se trouver prise dans un tourbillon de culture et de relations. Je commençai à fréquenter avec lui le café Arco, où je fis la connaissance de Max, entre autres. C’était en 1916, tu y venais moins souvent à l’époque, mais c’est là, Franz, que nous nous sommes aperçus pour la première fois, et même que nous avons été présentés l’un à l’autre ; et la foule nous a séparés – pour plusieurs années.

Quand mon père, nationaliste tchèque, apprit que je fréquentais un juif, il m’interdit, avec des accents dramatiques, de jamais le revoir. C’était un bon à rien, un pilier de bar, un séducteur qui disposait pour tout revenu de celui que lui apportait son modeste emploi de traducteur dans une banque pragoise. Et surtout, il était juif.

Bien entendu, je ne tins aucun compte de ses ordres ni de ses menaces. Je continuai à voir Ernst avec assiduité, je n’avais jamais été aussi amoureuse. Mon père m’envoya en vacances sur le mont Spicak, à l’hôtel Prokop, avec Jarmila. J’y fis la connaissance de Wilma, qui était là avec Max et beaucoup d’autres auteurs pour mettre au point une anthologie de poésie tchèque. Je me joignis à leur groupe.

Nous passions des journées entières assis dans les prairies ou à la lisière de la forêt, à faire des propositions, réciter des textes et discuter ensemble pour établir un choix de poèmes. Après quelques jours, Ernst Pollack arriva et s’installa à l’hôtel voisin, le Rixi. Il fut aussitôt admis dans notre cercle. Et la nuit, dans ma chambre.

De retour à Prague, je couvris Ernst d’attentions et de cadeaux. Je lui apportais à manger de chez mon père ; j’empruntais ou trouvais de l’argent pour lui partout où c’était possible… J’avais envie de le combler, d’en faire toujours plus. Moi qui d’ordinaire pouvais, pour rendre service à un ami, remuer ciel et terre, j’étais, pour cet amant adoré, prête à toutes les folies.

Quand mon père comprit que rien, sinon la force, ne me séparerait d’Ernst, il employa la force. Avec la complicité du père de Stasa, qui était médecin et me craignait à cause de mes relations avec sa fille, il me fit interner à Veleslavin, chez les fous.

Je restai là de juin 1917 à mars 1918. Que dire de cette période, sinon qu’elle constitua ma première expérience, et mon premier apprentissage, de la détention ? Je me rebellai beaucoup, mais comme il arrive toujours dans ce genre d’endroit, la rébellion tournait à mon désavantage. Je souffrais le martyre, non seulement à cause de mon enfermement, mais plus encore du fait de ma séparation d’avec Ernst. Loin de lui, je me sentais mutilée. Tout mon corps le réclamait, j’avais mal à lui comme à un membre fantôme. La jalousie me torturait, aussi. J’imaginais bien qu’il ne se privait pas de voir des maîtresses. L’idée m’en était insupportable. J’étais prisonnière, impuissante, et par-dessus tout, je risquais de le perdre.

Il fallait trouver un moyen. Je réussis à amadouer une gardienne en lui racontant mon histoire d’amour, et elle accepta de m’aider. Les derniers mois, je sortais de l’asile, le soir en cachette, et passais mes nuits avec Ernst.

Mon père finit par me faire libérer. Je pouvais bien faire ce qui me plaisait, mais il ne voulait plus me revoir. J’épousai Ernst, il se fit muter à Vienne, et nous partîmes nous installer là-bas.

*

Après la guerre, l’Autriche, privée des ressources de son empire, avait sombré dans le dénuement. À Vienne, la vie était devenue chère, on avait faim et froid. Plus que jamais les gens s’étourdissaient dans la fête, les cafés étaient bondés, et Ernst y trouva vite sa place. Il se reconstitua, sans peine, une cour d’admirateurs et d’admiratrices, et la vie reprit pour lui comme à Prague : bavardages et nuits sans fin.

Pour moi, tout était différent. Je n’étais plus ici la fameuse Milena Jesenska, celle qui depuis toujours faisait parler d’elle dans la ville. Personne ne me connaissait, je ne connaissais personne, et je ne me sentais pas d’affinités avec les Viennoises, qui me semblaient toutes aussi froufroutantes et superficielles que des personnages d’opérette. À côté d’elles, j’avais l’air sévère, je déparais.

Nous habitions un petit appartement sombre, où Ernst faisait encore moins acte de présence que mon père jadis à la maison. Il m’avait poussée à adopter sa philosophie, selon laquelle un homme, même marié, doit conserver sa liberté sexuelle. Le problème était qu’il ne parvenait que trop bien à mettre ses idées en application. Alors que la raison du cœur, chez moi, ravageait la raison. Dès que nous étions ensemble, je l’accablais de scènes. Pendant cinq ans, ma vie avec lui ne fut qu’une longue épreuve de jalousie.

Bien sûr je ne faisais que reproduire ce que j’avais vécu avec mon père, je m’acharnais à remuer le couteau dans cette plaie de l’insatisfaction et du sentiment d’abandon, qui était en moi comme une seconde nature. Sans doute aurais-je pu lutter avec plus d’efficacité contre le système intime qui me gouvernait si j’avais eu assez de lucidité pour en analyser les rouages. Mais j’étais assommée par la passion comme par une drogue ; il me fallait ma dose, c’était tout.

Nous avions eu vite fait de dépenser l’argent que mon père m’avait laissé en dot, et il était inutile désormais de compter sur son soutien financier. J’étais dans la misère, morale et matérielle.

L’argent d’Ernst partait dans ses sorties, et la plupart du temps il n’avait rien à me donner. Pour pouvoir manger, je me mis à chercher du travail. Je portai les bagages à la gare, m’engageai comme femme de chambre, donnai des cours particuliers de tchèque. Parfois, Ernst rentrait au milieu de la nuit avec des amis, tous de joyeuse humeur. Nous n’avions qu’une pièce et je me levais, pour entendre leurs interminables élucubrations philosophiques, qui pouvaient durer jusqu’au matin.

Les autres femmes, celles que je voyais tourner autour d’Ernst, étaient gracieuses, habillées avec élégance. Je n’avais plus à mettre que de vieux vêtements usés, je me sentais moche, malade, il me semblait évident que, dans l’état où j’étais, Ernst ne pouvait que se détourner de moi. Cette situation me rendait folle. Dans la maison bourgeoise où je travaillais comme femme de chambre, je volai un bijou, le portai chez le prêteur sur gages, et, avec l’argent, achetai tout ce que je trouvai de plus cher et de plus voyant : des robes, des chapeaux, des chaussures.

C’est dans cette nouvelle tenue que je partis, le soir, retrouver Ernst au café Herrenhof. Il m’accueillit par une exclamation admirative, à laquelle je répondis par une gifle. S’il appréciait mon élégance, il allait savoir ce qu’elle m’en avait coûté ! Le vol fut découvert, nous reçûmes la visite de la police, et mon père dut intervenir pour régler l’affaire sans plus de scandale.

Un des amis d’Ernst restait souvent dormir à la maison, enroulé dans un tapis. C’est grâce à lui que je pus me procurer de la cocaïne. Enfermée dans cette spirale, c’était presque un plaisir, en tout cas un vertige, de se laisser emporter et enfoncer par elle, tout en sachant qu’elle menait à l’abîme. Tout en gardant un certain temps l’habitude et le soutien de la cocaïne, je trouvai, par un sursaut de l’instinct, la force d’agir dans une autre direction, pour me sauver.

Je me mis à écrire des petits articles, que j’envoyai aux journaux de Prague. Le premier parut en décembre 1919 dans Tribuna, où travaillait Stasa. Il s’intitulait « Noël dans la ville affamée » (Vienne) – et je savais de quoi je parlais. Après quoi on me confia une chronique sur la mode.

C’est alors que je t’écrivis, au printemps 1920, pour te demander l’autorisation de traduire Le Soutier, en tchèque. De tout ce que j’avais lu récemment, tes textes étaient ceux qui m’avaient le plus profondément marquée. Non seulement je compris que c’était là œuvre d’un génie, mais je me sentais proche de ce qui s’y exprimait, cette âme exilée, étrangère au monde qui l’entoure et qui, pourtant, travaille sans relâche pour y trouver sa place. Nous découvrîmes un chemin l’un vers l’autre, mais il apparut vite qu’ensemble, il nous serait plus difficile encore que séparément de gagner une place en ce monde hostile.

Peu après ta mort, je quittai Ernst. Pourquoi n’avais-je pas eu la force de le faire plus tôt ? Quand tu me demandas de le faire, et de vivre avec toi ?

*

Je me dis que l’Europe est vieille, et ce qu’elle a, ce que nous avons tous aussi parce que nous sommes en elle, et ce contre quoi nous nous épuisons à lutter, c’est un désir de mort. L’Europe sait qu’elle va mourir, alors elle a le désir ou la hantise de se transformer en panthère, plutôt que de mourir. Je pensais cela, ou plutôt c’est ce que tu écrivis qui me le fait penser :

Peut-être, si je commence aujourd’hui à mettre de l’argent de côté, que tu veuilles attendre vingt ans et que les fourrures soient alors moins chères (l’Europe étant retournée à la sauvagerie et les animaux à fourrure courant par conséquent les rues), peut-être mes économies suffiront-elles à ce moment-là pour un manteau.

*

Je me raconte inlassablement l’histoire de nos deux vies, comme pour essayer de trouver dans cet amoncellement, dans ce fatras d’émotions et d’événements au milieu duquel nous nous sommes démenés en pauvres bougres… pour essayer d’y trouver quoi ? Que pourrait-il s’y trouver, sinon de bien petites choses comme des instants, des gestes, des sensations, des images, toutes petites choses inconsistantes et bien réelles, de celles dont les détails peuplent tes livres, loin, bien loin de la grande chose qu’idiotement on y cherche d’habitude : le sens ? Alors que le seul sens possible est celui de la mort – il n’y a pas d’autre route pour les vivants que celle de la mort.

Début, déroulement, fin : cependant la vie est une histoire. Pourquoi le fait que la vie soit une histoire, même quand elle est triste, nous console-t-il tant de la vie ?

L’histoire est rassurante. Grâce à elle, la vie est belle. Mais meilleure est encore la vie dans ses illuminations, ses états de grâce, hors de la cage du temps. Ce que tu m’écrivais est toujours vrai, l’a toujours été et le sera toujours, quel que soit le moment de l’histoire : Si tu voulais venir à moi, si tu voulais – pour parler le langage de la musique – renoncer au monde entier pour descendre jusqu’à moi, si bas que, de l’endroit où tu te trouves aujourd’hui, non seulement on ne verrait presque plus rien, mais mais même on ne verrait plus rien du tout, tu serais obligée – c’est cela qui est étange, tout à fait étrange ! – non de descendre, mais de t’élever de façon surhumaine, haut, très haut au-dessus de toi-même, de façon si violente que tu te briserais (et moi aussi, bien sûr, du même coup).

Si je sors d’ici, j’irai danser.

*

à suivre, selon le principe énoncé en 1ère note de sa catégorie

Milena Jesenska et Franz Kafka, Nus devant les fantômes (17)

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écriture et dessins de Kafka

*

J’aime t’imaginer à cheval. J’aime t’imaginer en train de nager, ramer, marcher, faire de la gymnastique… Toutes ces activités physiques que tu pratiquais avec enthousiasme et bonheur.

Tu t’approches du cheval, flattes son encolure, prononces quelques mots. Le cheval te regarde de côté, fixement, perçoit ta douceur, ta bienveillance. Il tourne la tête, l’approche de toi. Il t’accepte.

*

Tu avais acheté un canot, amarré derrière chez toi sur la Moldau. Tu allais ramer, souvent, longtemps, dans le silence du fleuve. Le dimanche, des amis se joignaient à toi. Vous partiez à plusieurs embarcations sur la Vltava – la Moldau -, naviguiez pendant des heures en manœuvrant acrobatiquement à travers les barrages. Max disait : j’admirais la virtuosité avec laquelle Franz nageait et ramait, il dirigeait avec une dextérité particulière une nacelle. Il était toujours plus habile et plus hardi que moi, et il avait l’art de vous abandonner à votre sort dans les moments critiques, avec un sourire presque cruel qui semblait dire : « Aide-toi toi-même. » Combien j’ai aimé ce sourire, dans lequel il y avait tant de confiance et d’encouragement ! La fécondité de Franz en variantes sportives inédites me paraissait inépuisable.

Cher Max ! J’admire la qualité de l’amitié qu’il te manifesta toute sa vie. Son soutien ne fit jamais défaut, qu’il s’agît de t’encourager à écrire ou de t’aider à ne pas te replier dans la solitude en te faisant fréquenter les cafés et rencontrer du monde. Il fut un écrivain célèbre bien avant toi – qui cherchais si peu à l’être, et jusqu’ici ne le fut jamais vraiment -, et pourtant il n’y eut jamais de rivalité entre vous. Il fut celui à qui tu fis lire ton premier texte littéraire (Description d’un combat), et dès lors, bien que tu n’eusses jamais publié une ligne et fusses un parfait inconnu, il n’hésita pas à te considérer comme l’un des plus grands auteurs de langue allemande, allant même jusqu’à citer ton nom parmi ceux d’illustres contemporains dans un article pour une revue littéraire !

Indéfectible Max… À moi aussi il fut d’un secours précieux lorsque, après que tu m’eus interdit de continuer à t’écrire, je pus épancher ma douleur en lui adressant des lettres où je lui parlais de toi, de moi, et de la façon dont notre amour s’était révélé impossible.

Max est aussi extraverti que tu étais introverti : il était déjà une figure dans le riche milieu littéraire de Prague, couvert de relations, coureur de jupons, engagé dans son temps, amoureux inconditionnel de la vie (malgré une enfance maladive et une déviation de la colonne vertébrale qui le laissa chétif et difforme)… Clairvoyant et généreux, il décela tout de suite ton génie, et n’eut de cesse de le faire savoir – y compris à toi-même, dans tes périodes de doute et de stérilité littéraire.

En tout cela, il agit avec beaucoup de délicatesse, sachant combien tu pouvais être ombrageux. Car tu étais loin d’être aussi docile qu’on l’imagine parfois, à considérer ton doux regard et tes humbles postures. Tu pouvais être au contraire – tu l’étais même presque toujours – intraitable. Spécialement en ce qui concernait tes idées, et plus que tout, la littérature.

C’est d’ailleurs ainsi que tu avais rencontré Max. Après avoir tâté de la chimie, puis de la philosophie, puis des lettres (discipline en laquelle les professeurs te parurent trop stupides), tu t’étais décidé pour le droit – dont tu allais ingurgiter la peu ragoûtante matière jusqu’au doctorat. Max venait de faire, à l’université où vous étiez tous les deux étudiants, un exposé sur Schopenhauer, au cours duquel il avait traité Nietzsche de charlatan. Quand il eût fini, tu l’interpellas et t’engageas avec lui dans une interminable conversation où tu lui reprochais la simplicité de ses jugements par d’assez âpres critiques, se souvenait Max. Mais il ne t’en tint nullement rigueur, et vous devîntes inséparables.

C’est aussi une divergence d’opinion qui t’avait éloigné, avant la terminale, de ton camarade Hugo Bergmann. Il était devenu sioniste, et toi socialiste, antisioniste et athée. Hugo, qui était alors ton ami depuis plusieurs années, était un garçon brillant et solide dans ses engagements, aussi bien intellectuellement que sur le terrain. Pourtant, malgré toute son assurance, il avoua plus tard qu’il lui avait été très difficile d’encaisser tes attaques déterminées et sans concession de ses convictions.

Tu étais un ami dévoué, attentif, plein d’esprit et d’entrain, mais aussi terriblement exigeant. On devrait pouvoir dire qu’on tombe en amitié comme on tombe amoureux. C’est ce qui m’est arrivé ici avec Grete : nous sommes tombées en amitié l’une pour l’autre.

Et c’est ce qui t’est arrivé avec Oskar Pollak, pendant ta dernière année de lycée. Il était la vedette de l’école, un personnage hors du commun, champion de ski et grand amateur d’art. Bien qu’ils eussent son âge, à côté de lui tous les autres élèves avaient l’air de petits garçons. Tu lui vouas un sentiment exclusif et presque jaloux – telle était souvent ta façon d’être, en ce domaine – et si ton amitié avec Max perdura, ce fut sûrement parce qu’il sut te comprendre et te ménager, tout en conservant sa propre liberté.

*

Toutes les fins de semaines, tu organisais des excursions dans les environs de Prague. Avec Max, votre ami philosophe Felix Weltsch, et même une fois Franz Werfel, ce jeune poète qui en garda un mémorable coup de soleil sur les fesses. Vous partiez le dimanche, ou dès le samedi midi, marchiez des heures, nagiez dans les rivières, dormiez dans de modestes refuges, faisant provision de grand air et arpentant infatigablement la campagne. Vous preniez aussi des bains de soleil, dans une espèce de frénésie de rencontre physique avec les éléments. Durant l’été, vous profitiez de vos deux ou trois semaines de congés pour voyager, légers, guidés par le plaisir, et vous dormiez dans les auberges les moins chères… Il vous arriva même de finir la nuit sur un banc. L’important c’était d’être ailleurs, de se déplacer, de s’amuser entre amis, loin, bien loin de toutes les contraintes de votre vie pragoise. Mouvement, fantaisie, liberté, insouciance… Nous devenions des enfants folâtres, dit Max, nous inventions les tours les plus extraordinaires et les plus charmants…

C’est ainsi que tu voyageas avec Max et son frère Otto, puis en Italie du Nord, à Weimar, et par deux fois, à Paris. Les Tchèques étaient très proches de la culture française, alors que vous, les juifs « allemands » de Prague, étiez plutôt tournés vers Vienne, Munich et Berlin. Cependant tu adorais Flaubert, et tu avais de la sympathie pour Napoléon.

Ton deuxième voyage à Paris fut agréable, mais le premier fut un désastre. Vous aviez fait halte à Nuremberg pour une nuit. Au matin, tu t’éveillas couvert de boutons. À Paris, on diagnostiqua une furonculose. Tu laissas tes amis sur place, et rentras seul.

Après cette déception, tu t’intéressas davantage à la culture française, d’autant que Paul Claudel, consul à Prague, employait tout son prestige à la défendre et à la propager. Plus tard, en 1938 – mais tu n’étais plus là pour le voir – l’attitude de la France et de ses intellectuels, hélas !, changea. Tant qu’il s’était agi pour eux de nous exporter leur bonne parole, tout avait été parfait. Mais quand nous eûmes besoin de leur soutien, il n’y eut plus personne à nos côtés. En janvier 1939, dans Pritomnost, j’envoyai cette lettre ouverte à Jules Romains et à ses pairs :

Si en son temps la France a décidé de conclure une alliance avec nous, c’est que la France y trouvait son intérêt (…) Si la France ne s’est pas trouvée à nos côtés, au moment décisif, elle nous a trahis, cela ne fait pas de doute. Mais, ce faisant, elle s’est aussi trahie elle-même (…) Le peuple (…) pardonne plus facilement une hostilité ouverte qu’une trahison enrubannée. Chez nous, aujourd’hui, dans les villages et dans les usines, quand ils parlent des Allemands, les gens disent : « Y a pas à dire, ils savent s’y prendre ! » Et ce qu’ils disent des Français – je préfère ne pas le répéter.

*

À Prague, le rythme de ta vie était bien plus régulier : bureau-repos-Arco, et la nuit pour écrire. De huit heures à quatorze heures, tu t’acquittais avec sérieux et dévouement de ta fonction aux « Assurances ouvrières contre les accidents pour le royaume de Bohême », une administration dont tu connaissais chaque rouage, et où tu étais apprécié de chacun, tant d’un point de vue humain que professionnel, et à tous les niveaux de la hiérarchie. L’après-midi tu faisais une sieste, puis une ou deux heures de promenade, le plus souvent avec Max. Parfois vous alliez à la piscine, ou bien tu partais ramer sur la Moldau, ou encore monter à cheval.

Le soir, vous vous retrouviez au café Arco, écrivains, philosophes, poètes, artistes, à refaire le monde tout en buvant des bières. C’est dans une dizaine de ces cafés pour tous milieux que se trouvait concentrée la vie des Pragois. Ils pouvaient y passer des journées entières, attablés devant un café, et bavarder à perte de vue dans le brouhaha général, tandis qu’à l’arrière-salle, souvent, on jouait au billard. Comme tu l’avais noté, c’est dans les cafés que l’on pouvait librement discuter avec des inconnus et se sentir proche des autres hommes sans être corseté par des obligations, des conventions ou des hiérarchies rigides.

Si tu appréciais l’atmosphère des cafés, c’est aussi parce qu’ils relevaient de ce que tu appelais « cette zone frontière entre la solitude et la vie en commun », la seule « contrée » où tu parvenais à vivre malgré son inconfort. En dehors du café, tu pouvais te sentir bien en compagnie de deux ou trois proches ; dès que tu te trouvais dans une société plus nombreuse, tu étais mal à l’aise et désemparé.

Les « Arconautes », comme disait leur ennemi Karl Kraus, faisaient chaque soir leur petite révolution en chambre, élaborant des pamphlets et ne sachant plus qu’inventer en matière d’obscénité et d’ésotérisme bon marché pour choquer le bourgeois – puisque la nouvelle religion du bourgeois était la science. Mais on comptait aussi parmi eux nombre d’intellectuels de grande valeur, qui faisaient de Prague un foyer de culture et de création.

Et puis il fallait bien s’amuser, et plusieurs fois par semaine tu allais au théâtre, et vous terminiez la soirée par des virées entre amis dans les cafés ou au bordel, ou encore en ville, en quelque galante compagnie.

Le mardi, vous assistiez aux soirées de Berta Fanta qui, avec le soutien d’Hugo Bergmann et de Felix Weltsch, organisait des conférences et recevait l’élite intellectuelle de la ville. On pouvait aussi bien y parler de littérature, de philosophie ou de psychanalyse que de relativité et de quantas, puisqu’y vinrent le mathématicien Kowalewski, le physicien Franck, et même Einstein, alors jeune professeur à l’université de Prague.

Tu te passionnas pour le théâtre yiddish. On te voyait au club des jeunes anarchistes, et aussi aux deux réunions mensuelles au café Louvre, avec les disciples de Franz Brentano. Mais tu t’en lassas, ainsi que de l’Arco, ainsi que du cercle Fanta, ainsi que des bordels. Car tu avais besoin de temps pour écrire, ta vie était inconcevable sans l’écriture, elle primait sur tout. Ne pas écrire te rendait malade et, même les périodes de bonheur, quand elles t’enlevaient l’envie d’écrire, finissaient par te paraître insupportables.

Une soirée et la moitié de la nuit, parfois la nuit entière, n’étaient pas de trop pour écrire, convoquer ce fantôme qui était en toi et qui voulait parler. Ou plutôt pour convoquer l’écrivain, l’être vrai, alors que le fantôme, c’était ce Dr Franz Kafka que chacun connaissait, celui qui se rendait à son travail, sortait, faisait des projets de mariage, se conformait aux mouvements des autres comme si lui et eux n’étaient ni plus libres, ni plus conscients, ni plus réels que des ombres sur un écran.

L’ordre qui ne s’adressait qu’à toi était de plus en plus impérieux, de plus en plus irrésistible. À la fois la faim et le gouffre, le désir et la jouissance, l’appel et le départ. Être vivant, c’était être écrivant.

*

à suivre, selon le principe exposé en note 1 de sa catégorie

Milena Jesenska et Franz Kafka, Nus devant les fantômes (16)

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couverture de l’excellent recueil des chroniques et articles politiques de Milena Jesenska

*

Je crois que tu aspirais à changer de peau.

Devenir panthère au lieu de jeûneur ; ou cet autre animal : une jeune fille qui s’étire, au lieu d’un misérable voyageur de commerce.

L’instinct…

Haine du singe savant.

À force de renoncement, changer de peau.

Moi, j’aspirais à changer de jour (j’étais encore assez animale).

À force de rage, atteindre l’aube.

Dépouillée, mais re-naissante à un autre jour.

Pourtant je vais mourir. Trop tôt, moi aussi. Un de ces matins, je ne te verrai plus passer par la fenêtre ! Et le corbeau ne me verra pas non plus.

Franz, je te voulais vivant !

Au moins, viens en rêve et couche-toi sur moi !

Une fois entré en moi, tu changeras de peau. Et moi, emplie de toi comme un solide bateau, j’atteindrai l’aube une fois encore.

*

Ma mère mourut. Je noyai mon chagrin dans les larmes, et je m’autorisai enfin à sortir de chez moi. J’avais treize ans, je voulais vivre.

Il n’y avait plus que mon père et moi à la maison – c’est-à-dire que la plupart du temps, il n’y avait plus personne. Mon père était bien trop pris par ses activités professionnelles et mondaines pour s’occuper de moi ou seulement surveiller mes allées et venues. Le seul garçon qu’il avait eu était mort en bas âge. Il me considérait donc tour à tour comme son fils et sa fille.

Comme sa fille, lorsqu’il m’avait obligée, pendant des mois et des années, à rester confinée à la maison avec ma mère, et à veiller sur elle quand sa maladie s’était aggravée.

Comme son fils, lorsqu’il m’avait inscrite au lycée Minerva, le premier et très réputé lycée pour filles de Prague, où l’on recevait une éducation égale à celle des garçons – et même supérieure, car l’enseignement y était à la fois moins rigide et plus ouvert que celui qui te fut imposé au lycée de la Vieille Ville.

Comme sa fille encore, lorsqu’ayant eu vent de mes frasques (qui n’étaient autres que ces exercices de liberté et de découverte qu’on pratique à l’adolescence, et pour lesquels on montre ordinairement assez d’indulgence aux garçons), il entrait dans des colères terribles.

J’aurais tant aimé à être la petite chérie de ce père prestigieux, qui, comme il l’aurait fait pour un garçon, n’hésitait pas à me frapper pour me punir. Pourquoi ne cherchait-il pas à se consoler auprès de moi de la perte de ma mère ? Je me cachais ces sentiments, mais j’étais profondément frustrée de constater qu’il continuait à mener sa vie comme avant, comme s’il n’avait jamais eu besoin ni d’elle ni de moi. Tout ce qui semblait l’intéresser, c’était son ambition de me faire mener, plus tard, des études de médecine. Pour le reste, son attitude démontrait que la vie n’avait d’intérêt pour lui qu’en dehors du foyer. Et malgré moi, j’adoptai le même comportement – quoiqu’il pût m’en coûter.

Avec Stasa et Jarmila, nous formions un trio d’effrontées qui défrayait la chronique. D’une manière générale, les « minervistes » étaient émancipées. Rares étaient les filles qui avaient accès au lycée : nous constituions une sorte d’élite. Par la suite, la plupart des filles de Minerva ont obtenu d’ailleurs des postes importants dans la société.

Je me souviens avec émotion de ma première rentrée au lycée. C’était en 1907, j’avais onze ans. Papa et moi, pour une fois complices, avions choisi notre tenue avec un soin particulier, alliant l’élégance et l’originalité. Il m’avait accompagnée jusqu’au portail – j’avais conscience que nous avions tous les deux beaucoup d’allure, et que de nombreux regards se posaient sur nous. Il portait mes livres, avec la plus exquise galanterie paternelle. Maman m’avait fait faire, par notre couturière, un bel ensemble taillé dans un tissu souple aux tons gris, et comme une femme je portais sur mes boucles blondes enfantines un large chapeau de velours sombre qu’illuminait un ruban de couleur.

Un sentiment nouveau se faisait jour en moi : j’allais aimer merveilleusement la vie, l’aventure de la vie ; j’étais faite pour les plaisirs de la vie.

Stasa et Jarmila entraient aussi dans l’adolescence avec une grande intrépidité. Nous étions avides de nous livrer à toutes les fantaisies qui nous passaient par la tête. Nos corps changeaient, nous devenions des femmes tout en gardant l’esprit de jeu des enfants que nous étions encore. J’amenais Jarmila chez ma couturière, et aux frais de mon père – qui n’avait ni le temps ni le goût de vérifier les notes -, elle se faisait faire exactement les mêmes vêtements que moi : par amitié, elle avait décidé de me copier en tout, imitant jusqu’à mon écriture. Stasa avait deux ans de moins que moi, mais une personnalité très affirmée. Elle était déjà rayonnante de beauté, et nous nous aimions toutes les deux si follement que l’on disait partout que nous étions lesbiennes.

Peu nous importaient les rumeurs. Au fond, elles ne faisaient que pimenter encore un peu la vie que nous nous inventions chaque jour, et nous n’avions jamais assez de piment. Munies d’ordonnances et d’argent que j’avais volés à mon père, nous nous procurions toutes sortes de médicaments dont nous usions comme de drogues – je lui dérobais aussi de la morphine. Le désir de vie nous brûlait, il nous fallait expérimenter le plus de sensations possible. Parfois nous étions enthousiastes jusqu’au délire, et parfois sombres jusqu’au désespoir, mais toujours nous nous soutenions, liées par l’amitié comme on peut l’être à cet âge.

Nous nous faisions faire de longues jupes moulantes, des vêtements fluides, et près du corps, qui paraissaient scandaleux et que nous mettions pour passer et repasser, bras dessus bras dessous en riant, devant les cafés remplis d’Allemands du Prikope, une avenue que des jeunes filles tchèques ne pouvaient fréquenter que par provocation. Pourtant, là aussi, nous étions guidées avant tout par un esprit de découverte et un désir d’échange. Prague était si bien partagée entre ses diverses cultures et nationalités que traverser un quartier allemand revenait, pour nous, à nous aventurer en territoire étranger.

Seule, je me livrais aussi à certains actes que les autres appelaient excentricités, mais qui n’étaient pour moi que des pulsions naturelles et innocentes. J’aimais sortir de chez moi à l’aube – toujours mon goût de l’aube -, ou bien la nuit. J’aimais la proximité de la mort et celle de l’érotisme.

Une fois, au lever du jour, je fus arrêtée par la police pour avoir cueilli des magnolias dans un parc public. J’adorais les fleurs, j’en avais toujours sur moi, chez moi, à offrir, à respirer…

À la tombée du soir, la nuit ou même en plein jour, j’allais déambuler dans les allées du cimetière, et je finissais par grimper sur le mur pour m’y asseoir et rêver avec les morts, avec ma mère, rêver à mes malheurs de vivante qui se dissolvaient peu à peu dans la douceur des tombes.

Je ne sais pourquoi, il me revient en mémoire, comme une mélopée, ce passage des Histoires pragoises de Rilke :

C’était une belle nuit d’automne avec des nuages rapides. La lumière incertaine était juste assez patiente pour permettre à Bohusch de reconnaître une plaque de marbre sur laquelle entre les branches foisonnantes il pouvait lire:Bitezlav Bohusch, portier ducal. Et chaque fois que le petit lisait cela, il commençait à creuser avec des ongles avides dans l’herbe et la terre, jusqu’à ce (…) que ses ongles commençassent à crisser sur le bois lisse du grand cercueil jaune. (…) Crac! La planche cède comme une vitre, et Bohusch étend sa main brûlante (…) et ne parvient pas à comprendre pourquoi ses deux mains sanglantes ne retrouvent pas la voix de son père.

*

Je me plongeai dans la découverte de la littérature avec le même appétit de vivre. Je lus Dostoïevski, Hamsun, Tolstoï, Thomas Mann, Byron, Oscar Wilde… Je trouvai dans les livres une réponse à ma soif d’absolu, avec le sentiment d’apprendre la vie infiniment plus vite que celles de mes camarades qui lisaient peu. Parfois j’écrivais un poème, et puis je le brûlais. Deux de mes tantes étaient romancières, et peut-être rêvais-je moi aussi de devenir écrivain. Mais je n’osais me l’avouer, tant je me faisais une haute idée de la littérature. Aujourd’hui je ne l’avouerais toujours pas, et de toutes façons il est trop tard. Être ta traductrice, tel fut mon plaisir d’écrivain – et il fut grand.

D’instinct, je savais que rien ne me serait plus précieux dans la vie que la littérature et l’amour. L’amour m’attirait, mais je me méfiais de ce sentiment. Oh, je ne prétends pas que je ne tombais pas amoureuse ! Je tombais sans cesse amoureuse. Mais quelque chose me disait que ce n’était qu’un effet de mon imagination débordante, et je n’avais pas envie de me laisser gruger par mon propre imaginaire. J’en goûtais les joies et les tourments tout en sachant qu’il ne s’agissait que d’un jeu, un jeu indispensable pour vivre et auquel tout le monde se livre, mais qui peut devenir dangereux si on lui abandonne sa lucidité. Confusément, je me rendais compte qu’on élevait les filles dans l’attente de l’amour pour pouvoir, ensuite, au nom de ce prétendu amour, les sacrifier.

Que ne suis-je restée toujours aussi sage ! Mais si, plus tard, je me suis entièrement donnée à l’amour, c’est parce que j’avais appris à être davantage confiante envers la vie – et cela est encore plus important que le désir de ne jamais perdre le contrôle de soi-même.

En attendant, je n’avais aucun exemple, autour de moi, de ces amours magnifiques que l’on rencontre dans les livres. En revanche, la misère des sentiments humains, que je retrouvais détaillée dans les romans, se révélait partout, aussi bien dans mon entourage immédiat que dans les journaux.

C’est peut-être pourquoi je m’intéressais davantage au sexe qu’au sentiment. Le sexe me paraissait plus innocent, moins dangereux et plus excitant : il était à mes yeux un phénomène physique, naturel, moins porteur de mensonge et plus authentique. Le sexe était une montagne à escalader ; alors que le sentiment n’était qu’un parcours dans la galerie des glaces d’une quelconque fête foraine.

Je voyais, je sentais se transformer mon corps et mes sens s’éveiller, et je savais que mon corps ne mentait pas. Alors que mon imagination inventait de plus en plus de mensonges, afin de me permettre de passer à travers les mailles du filet que le monde tendait autour de moi. Je mentais à mon père, je mentais à mes professeurs, je mentais parfois à mes amies, et, le plus grave – comme je n’allais pas tarder à m’en rendre compte – je me mentais à moi-même.

*

À notre âge, il n’était pas question d’avoir une relation charnelle complète avec un homme, et le reste (je devrais dire les restes) ne m’intéressait pas. Je n’avais pas gardé un très bon souvenir de mon premier baiser. L’inachevé, me semblait-il, n’était acceptable que s’il était occasionnel, et non rendu nécessaire par une quelconque obligation sociale. Dans notre milieu de jeunes filles et jeunes gens, l’inachevé était un système, celui de la morale hypocrite qui gouvernait notre monde. Je décidai qu’en ce qui me concernait, ce serait tout, ou rien.

Cependant j’avais envie de connaître ce qui se passait entre un corps d’homme et un corps de femme. Tu sais combien tout était fait pour nous séparer, jeunes gens et jeunes filles. Vous, les garçons, pouviez le moment venu accéder facilement aux « petites femmes ». Toutes ces femmes du peuple étaient mises à votre disposition pour que vous ne vous en preniez pas à nous, jeunes filles de bonne famille. Elles étaient condamnées à la petite vertu, et nous à la vertu tout court, ce qui n’était pas plus enviable. Un soir, je trouvai une idée pour commencer à assouvir ma curiosité sur la question.

Une fois mon père rentré et couché, je ressortis, seule dans les rues sombres de Prague. Les halos jaunes des lampadaires effleuraient, sans parvenir à les trouer, la nuit et le brouillard accrochés à chaque mur de la ville comme des tentures de cuir noir. Les passants surgissaient et disparaissaient de ce théâtre obscur, et j’avançais sans réfléchir dans le labyrinthe des rues au sein duquel je me déplaçais sans la moindre angoisse, me fiant à mon intuition.

J’étais maintenant dans la vieille ville. J’entrai dans un hôtel qui me parut assez louche – ce fut peut-être celui où tu as passé ta « première nuit » ? Je n’avais pas l’intention de me livrer à la débauche, mais de m’instruire. Je passai une partie de la nuit à guetter les allées et venues dans le couloir, à essayer de percevoir à travers les murs quelque chose du commerce sexuel qui pouvait s’y livrer. Le moindre bruit de porte me plongeait dans des rêveries érotiques qui me tenaillaient le ventre. Je finis par m’endormir.

J’étais partie dans l’intention de rentrer chez moi avant l’aube, mais je m’éveillai à huit heures passées. Évidemment, je trouvai mon père hors de lui. Évidemment, j’inventai des histoires auxquelles il ne crut pas, et il y eut encore des cris, des pleurs et du drame.

*

J’avais l’impression que quelqu’un cherchait à sortir de moi. J’étais de plus en plus agitée, j’avais des accès de mélancolie, je m’étourdissais avec mes amies, je rentrais moins régulièrement à la maison, pour ne plus voir mon père ni provoquer sa colère quand je le voyais. Je m’affichais dans les rues avec Stasa, sachant les rumeurs qui couraient sur notre amitié pourtant innocente, mais qui rendaient son père malade, au point qu’il faisait tout pour l’éloigner de moi.

Nous arpentions les trottoirs en nous gavant de chocolat et de bananes, ce fruit rare dont nous raffolions et qui semblait nous rendre plus scandaleuses encore aux yeux de la bonne société… Nous portions de longs vêtements flottants et colorés, nos cheveux dénoués caressaient ou fouettaient nos visages au gré des vents, j’achetais des fleurs par brassées, l’argent n’avait pas d’importance, que ce fût le mien ou celui des autres, et l’on pouvait avoir tout ce qu’on voulait à condition de le vouloir vraiment. Beaucoup de minervistes étaient comme nous, faisant souffler sur la ville un désir de liberté, un désir de vie… Nous nous amusions follement, et parfois nous avions envie de mourir.

*

Comme le personnage d’un livre que je venais de lire, je tombai amoureuse d’un chanteur, Hilbert Vavra. C’est avec lui, dans sa chambre, qu’eut lieu ma « première fois ». J’étais exaltée, pleine d’adoration, mais je déchantai. Il n’était ni délicat, ni amoureux. Pas très intéressant, comme je le compris trop tard. J’essayai d’y croire encore quelque temps, puis je cherchai mon bonheur ailleurs.

Je fis la connaissance du peintre Scheiner, qui me demanda de lui servir de modèle ; il travaillait alors à l’illustration de contes. Je rencontrai d’autres peintres du même groupe. J’acceptai de poser pour l’un d’eux, nue. Je te l’ai dit, je n’ai pas de pudeur physique. Maintenant que mon corps était tout à fait formé, je m’y étais habituée, il ne m’embarrassait plus, et j’étais ravie d’en faire une espèce d’objet d’art. Je ne trouvais pas indécent de me déshabiller devant un peintre tant il me semblait que c’était pure routine, pour lui. Je m’aperçus que tel n’était pas le cas.

C’est ainsi que je « connus » mon deuxième homme dans un atelier, au milieu des couleurs, des toiles et des pinceaux. J’étais venue là sans arrière-pensée – je n’étais pas amoureuse de ce garçon – et pourtant je me laissai faire sans protester. En sortant de chez lui, j’hésitais entre la joie et la colère. J’étais en colère contre lui, mais plus encore contre moi, car j’avais le sentiment de ne pas m’être assumée dans cette affaire, de m’être menti, abusée. Mais je revins le lendemain, alors qu’il ne m’attendait pas.

Quelques semaines plus tard, j’étais enceinte. Mon père m’envoya chez un médecin de ses amis, qui me fit avorter. Je restai cloîtrée pendant trois jours, en me jurant de n’avoir plus jamais à refaire cela. Mon père, voyant mon état, cessa quelque temps de me harceler avec ses éternels reproches.

*

J’ai quinze ans, j’ai l’air d’une femme.

Je parais aussi mûre qu’une adulte, et pas seulement physiquement. Si j’ai vieilli aussi vite, c’est peut-être parce que ma mère n’est plus là ; pour remplacer ma mère en moi. Pourtant, parfois, je me sens encore une enfant. J’aime de tout mon cœur Albina Honzakonva, qui est l’une de mes professeurs. Je lui envoie de longues lettres que j’écris à l’encre violette sur du papier mauve. Je lui parle de musique, de livres et de peinture. Je la remercie de ne m’avoir jamais traitée d’exaltée. Je sais que Mme Honzakonva me comprend, même si elle ne me répond jamais.

*

à suivre (voir principe en 1ère note de sa catégorie)

Milena Jesenska et Franz Kafka, Nus devant les fantômes (15)

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*

Ta première véritable relation amoureuse, tu la connus à l’âge de vingt-deux ans, avec une femme plus âgée que tu rencontras au sanatorium de Zückmantel, en Silésie, où tu étais parti te reposer pendant l’été – liaison qui se poursuivit lors de ton retour au même sanatorium, l’été suivant. Tu n’étais pas encore vraiment malade, mais fatigué par tes assommantes études de droit, et sans doute assez tourmenté pour éprouver le besoin de te retirer, la solitude ayant toujours été le lieu où tu puisais le plus de forces.

Après ton doctorat, tu te laissas volontiers entraîner à fréquenter les bordels, dont l’un d’eux, situé près de chez toi, Gamsgasse, fut décrit par l’un de tes amis, Franz Werfel :

Le grand salon avait des allures seigneuriales avec son style Renaissance surchargé de dorures, ses miroirs à couronne, ses rideaux de velours rouge et son plancher marqueté parfaitement lisse (…) Les dames que ne retenaient pas d’intimes obligations étaient à leur poste. Elles traversaient la pièce en balançant les hanches, venaient s’admirer dans les miroirs, la mine ravie, demandaient des cigarettes avec une froideur polie et condescendaient, l’air indifférent, à s’asseoir un instant à une table.

La fréquentation de ces « geishas » et autres petites serveuses et femmes de chambre, ces aventures dont tu parlais d’un ton léger et enjoué, finirent pourtant par te lasser. Au fond, comme les autres, tu méprisais ces joyeuses compagnes qui ne pouvaient t’offrir que des relations mensongères, et dont l’indignité retombait sur toi. Et quand tu étais amoureux de l’une de ces filles, comme Hansi, la serveuse de taverne dont tu ne te privais pas de dire que des régiments entiers lui étaient passés sur le corps, ton malaise n’en était que plus vif.

Et puis, un jour où je te questionnais encore – je devrais dire : où je te torturais ( mais tu te torturais toi-même sur cette question et elle me torturait aussià – sur tes rapports avec la peur et le désir, tu me racontas ta « première nuit ». C’était l’été, tu avais vingt ans, tu révisais tes examens de droit en faisant les cent pas dans ta chambre. Il faisait très chaud, tu te mis à la fenêtre. Sur le trottoir d’en face, devant la porte d’une boutique, se tenait une commise. Vous vous êtes mis à communiquer par signes : rendez-vous ce soir à huit heures.

Quand tu vins la chercher, à l’heure dite, un autre homme était là. Discrètement, elle te fit signe de les suivre. Tu entras dans un bar, bus une bière pendant qu’ils buvaient la leur. Ils ressortirent, se dirigèrent vers chez la jeune fille, du côté du marché à la Viande. Enfin l’homme la quitta et elle t’entraîna dans une chambre d’hôtel.

C’est alors que la petite commit en toute innocence une petite abomination (qui ne mérite pas qu’on en parle) et qu’elle avait dit une petite saleté (qui ne le mérite pas davantage), mais le souvenir est resté, j’avais su à l’instant même que je ne l’oublierais jamais et (…) que cette horreur et cette saleté faisaient nécessairement partie de l’ensemble, non certes extérieurement, mais intérieurement.

J’avais beaucoup vécu, mais pas assez pour comprendre tout à fait cette histoire, je veux dire pour la comprendre vraiment – et surtout pour savoir qu’en faire avec toi.

Il y eut aussi des flirts et des petites aventures, à la campagne, à Prague, ici ou là… Tu faisais parfois mine, devant Max (qui en dépit d’un physique peu avantageux n’était pas le dernier des séducteurs), de te lasser de ces jeunes filles qui tombaient si facilement amoureuses de toi… Ce qui ne t’empêchait pas d’avoir un cœur d’artichaut. Mais aimais-tu réellement ? Toutes ces liaisons, où les femmes se trouvaient être de charmants objets, étaient bien différentes d’une relation soutenue avec un être humain complexe et exigeant. C’est ce que tu découvris en rencontrant Hedwig Weiler.

En août 1907, en vacances à Triesch, chez ton oncle Siegfried, la vie était belle : Je fais beaucoup de motocyclette, je me baigne beaucoup, je reste longtemps couché dans l’herbe au bord de l’étang, jusqu’à minuit je suis dans le parc avec une fille assommante tant elle est amoureuse, j’ai déjà retourné le foin dans les prés, j’ai construit un jeu d’anneaux, secouru des arbres après l’orage, fait paître et ramené le soir à la maison des vaches et des chèvres, beaucoup joué au billard, fait de grandes promenades, bu beaucoup de bière, et je suis même déjà allé au temple. Et surtout, c’est là que tu allais connaître Hedwig. Dix-neuf ans (cinq de moins que toi), juive originaire de Moravie, étudiante en philosophie à Vienne, socialiste engagée. Cette nuit, j’ai rêvé de ses grosses jambes raccourcies, c’est grâce à des détours de ce genre que je reconnais la beauté d’une jeune fille et que j’en tombe amoureux.Votre idylle prit fin, un an plus tard et après des projets inaboutis, sans que tu parusses en souffrir beaucoup. Ce fut pourtant un amour vrai, avec une complicité charnelle autant qu’intellectuelle. Un amour peut-être trop concret pour toi, justement… Ou peut-être pas assez fort.

Franz, t’ai-je assez dit combien je t’aimais ? Mais il n’y a pas de mots pour ça. L’as-tu compris, et cru ? Nous étions inséparables, n’est-ce pas ? au-delà de la chair ? C’est ce que tu m’as prouvé en me donnant ton Journal, trois ans avant de mourir. Je t’y ai trouvé, je me suis laissée étreindre par tes phrases, et je t’ai gardé en moi.

Toutes tes amours étaient dans ton Journal. J’aurais dû être déchirée de jalousie. Et je le fus un peu, même si nous n’étions plus amants. Mais ce sentiment s’envola aussitôt, balayé par l’immense vague de bonheur que constituait ce don de toi.

En novembre 1911, tu évoquais ton attirance pour une actrice de théâtre yiddish, dont tu étais un admirateur assidu. Mme Tschissik, la comédienne principale de la troupe de Yitzhak Löwy, mariée et mère de deux enfants déjà assez grands, te fit beaucoup – et secrètement – rêver. Cet amour te paraissant aussi inconvenant qu’impossible, tu restas très discret, te contentant de lui offrir, à la fin d’une représentation, un bouquet de fleurs que tu glissas par la fente du rideau en train de se refermer… Elle a dirigé toute la représentation comme une mère de famille (…) J’avais espéré satisfaire un peu mon amour pour elle en lui donnant mon bouquet, c’était complètement inutile. Cela n’est possible que par la littérature ou le coït.

Et puis vint Felice Bauer.

Je n’ai jamais pu comprendre tes interminables fiançailles avec Felice – ou je ne les ai que trop bien comprises, et elles ne m’ont pas encouragée à laisser se poursuivre plus longtemps notre propre relation.

Je me dis que, s’il y eut peu de rencontre physique entre nous, exista au moins cette correspondance passionnante et passionnée, cette complicité de nos deux esprits, cette miraculeuse compréhension mutuelle – survenue à un moment où chacun de nous en avait un besoin vital.

Mais qu’échangeas-tu avec Felice ? Sinon, déjà, une correspondance, mais bien plus formelle, une succession d’imitations de lettres d’amour, qui finirent, c’est vrai, par créer du drame. Un drame inventé de toutes pièces par tes soins, un drame imaginaire auquel tu te mis à croire, emporté par la vie de ce qui est écrit mais éloigné de ta vie réelle par toute la puissance du mensonge, un drame qui tortura ses acteurs, et d’abord Felice, torturée pour n’avoir pas décelé le mensonge, torturée du martyre que tu lui faisais subir en même temps qu’à toi-même, par ton indécision et tes perpétuelles reculades.

Longtemps, Felice m’a déplu parce que j’avais du mal à croire que tu avais pu l’aimer. Il faut d’ailleurs voir comment, dans le Journal, tu décris ta première rencontre avec elle. Nous sommes en 1912 :

Quand j’arrivai chez Brod, le 13 août, elle était assise à table et je l’ai pourtant prise pour une bonne. Je n’étais d’ailleurs nullement curieux de savoir qui elle était, je l’ai aussitôt acceptée. Visage osseux et insignifiant, qui portait franchement son insignifiance. Cou dégagé. Blouse jetée sur les épaules. Elle semblait être habillée tout à fait comme une ménagère, bien qu’elle ne le fût nullement, comme j’ai pu le constater ensuite.

Tu fais une parenthèse pour parler de tout autre chose, puis tu reprends : Nez presque cassé. Cheveux blonds, un peu raides et sans charme, menton fort. En m’asseyant, je la regardai attentivement pour la première fois, une fois assis j’avais déjà sur elle un jugement inébranlable. Comme se

Ici s’interrompt brusquement le Journal, et il ne sera plus fait allusion à Felice avant le 12 septembre, c’est-à-dire trois semaines après cette première description, et un mois après votre rencontre. Deuxième mention sur le « sujet », donc :

Si j’écris avec tant de plaisir au Dr Schiller, et des lettres si réussies, c’est uniquement parce que Mlle B. a séjourné à Breslau – il y a quinze jours, il est vrai – et qu’il en reste une odeur dans l’air, pour cette raison que j’avais d’abord sérieusement songé à prier le Dr Schiller de lui envoyer des fleurs.

Troisième et dernière notation de l’année, le 20 septembre :

Lettres à Löwy et à Mlle Taussig, hier à Mlle B. et aujourd’hui à Max.

Finalement, tout était dit dans ces quelques pages.

20 août : dès la première rencontre, malgré la description cruelle que tu fais d’elle, tu as déjà sur elle un jugement inébranlable. Ce jugement, il n’est que trop facile à deviner : cette femme fera une bonne épouse.

30 août : visite de ton oncle d’Espagne. Quelques jours après, tu lui demandes s’il est satisfait de sa condition de célibataire. Ce dernier te raconte une de ses soirées type, et conclut en disant : Puis je me retrouve seul dans la rue et je ne saisis vraiment pas quelle a pu être l’utilité de cette soirée. Je rentre chez moi et je regrette de ne m’être pas marié.

8 septembre : tu te plains d’avoir été chassé de l’appartement familial par le bruit qu’y faisait une foule de femmes et d’enfants invités par ta mère.

11 septembre : Je me trouvais sur un isthme en pierres de taille profondément enfoncé dans la mer… Récit d’un assez long rêve, où il me semble reconnaître à la fois des symboles phallique et maternel, des désirs d’évasion et de stabilité, et qui se termine par un sentiment de profonde satisfaction, conclu par cette exclamation du rêveur : Mais c’est encore plus intéressant que la circulation sur les boulevards parisiens.

12 septembre : deuxième allusion à « Mlle B. ». L’idée fait son chemin, on parle de fleurs et de plaisir, il faut bien y croire, encourager le sentiment amoureux…

15 septembre : Fiançailles de ma sœur Valli. Amour entre frère et sœur – répétition de l’amour entre le père et la mère. Tu vas perdre ta deuxième sœur (qui se mariera au mois de janvier suivant), et c’est un déchirement. À vingt-neuf ans, à défaut de femme, tes sœurs sont un peu tes épouses, ton foyer…

20 septembre : première lettre à « Mlle B. ». En même temps, lettres à Max et à Mlle Taussig, que ce dernier doit épouser. Ce qui t’afflige secrètement, car tu considères qu’un ami marié est un ami perdu.

Et pour couronner le tout, 23 septembre : J’ai écrit ce récit – Le Verdict – d’une seule traite, de dix heures du soir à six heures du matin, dans la nuit du 22 au 23.

Le verdit en question, c’est celui du père. Le fils, Georg (fantôme de ton petit frère mort ?) a décidé de se marier. Il y a une histoire de correspondance avec un ami qui sert d’objet transitionnel entre le père et le fils, mais l’essentiel, ce sont les paroles du père : Prends garde de te tromper. Je suis encore le plus fort de beaucoup. Et encore : Essaie seulement de t’accrocher à ta fiancée et de t’approcher de moi. Tu verras si je saurai la balayer loin de toi ! Et enfin : Tu étais, au fond, un enfant innocent, mais, plus au fond encore, un être diabolique. Et c’est pourquoi, sache ceci : je te condamne en cet instant à la noyade.

Le fils alors s’empresse d’obéir, court vers le fleuve, franchit le parapet – il y a une sorte de joie fébrile dans tout ce passage -, et se jette dans le vide. À ce moment, dit la dernière phrase, il y avait sur le pont une circulation littéralement folle.

C’est ici que je vois une similitude avec l’exclamation finale de ton rêve, douze jours plus tôt : Mais c’est encore plus intéressant que la circulation sur les boulevards parisiens, phrase qui concluait une singulière sensation de bien-être. Or, que confias-tu à Max à propos de la dernière phrase du Verdict ? J’ai pensé en l’écrivant à une forte éjaculation.

Voilà. 20 août-23 septembre, en un mois, les cinq prochaines années de tes fiançailles chaotiques avec Felice, et leur fin inéluctable, se trouvaient expliquées par de petites notes sur ta vie quotidienne, un rêve, un texte littéraire (figurant aussi dans ton Journal) d’une rare puissance.

En résumé : ta sœur bien-aimée, ton meilleur ami, chacun de son côté, vont se marier ; chez ta mère, tu ne te sens pas chez toi ; ton oncle te dit qu’il regrette d’être resté célibataire ; tu as rencontré une jeune femme qui n’est ni une de ces poupées ni une de ces femmes mûres dont tu t’éprends habituellement, mais une femme indépendante, qui gagne sa vie, qui est intelligente et douée d’un grand sens pratique. La solution apparaît d’elle-même : tu as bientôt trente ans, il est temps de te marier.

Un seul obstacle reste, et c’est l’éternel obstacle, celui que constitue le père.

*

Je ne peux penser à ce texte, Le Verdict, sans qu’une grande sensation de vide ne se creuse dans ma poitrine. C’est l’un des premiers textes de toi que j’ai traduits, et quel texte ! C’est à propos de cette traduction que tu m’as parlé de ma main de fée.

La traduction de la phrase finale est excellente, m’as-tu écrit (encore une fois, on voit combien tu tenais à cette conclusion). Dans cette histoire chaque phrase, chaque mot, chaque musique – si j’ose dire – est en rapport avec « la peur » (la plaie s’était ouverte pour la première fois à cette époque au cours d’une longue nuit) ; la traduction rend parfaitement cette corrélation à mon sens ; elle la rend avec cette main de fée qu’est la tienne.

Étant donné l’image que tu associais à ces mots, celle d’une forte éjaculation, je suis tentée de voir aussi une allusion sexuelle dans tes compliments sur ma main de fée. D’autant que quelques mois après l’avoir écrit, tu notais dans ton Journal : ce récit est sorti de moi comme une véritable délivrance couverte de saletés et de mucus et ma main est la seule qui puisse parvenir jusqu’au corps, la seule aussi qui en ait envie. Où l’on peut reconnaître l’image (violente) d’un accouchement et celle (non moins violente) d’une masturbation.

Je pense que l’ami exilé, que tu identifies comme le symbole de ce que tu partages avec ton père, représente ton sexe. Dans cette amitié, ton père t’a doublé. Contrairement à ce que tu croyais, cet ami n’est pas le tien mais celui de ton père qui t’interdit d’inviter, comme tu voulais le faire, cet ami exilé (ton sexe) à ton mariage. Parce que lui-même a tué ses origines, ton père finit par t’interdire de vivre, et te condamne à mort.

Comment se fait-il, alors, que tu t’empresses d’appliquer sa sentence, et que tu y trouves une jouissance ? Ce récit fonctionne comme un rêve : il se peut que la jouissance ne vienne pas de l’obéissance au père, du renoncement à la vie et du plongeon dans la mort, mais plutôt de l’éclaircissement brutal apporté par le texte à un conflit profond et jusque là obscur, qui se trouve soudain révélé et dénoué par un jaillissement de lucidité. (La conscience ne déchiffre peut-être pas tout de suite le sens d’un tel texte, sorti du corps, mais l’inconscient, le corps, oui.) En vérité, en allant se noyer, c’est Georg qui vainc son père : en l’ayant forcé à découvrir son jeu, et en lui prouvant qu’il est un meurtrier.

Eh bien, tes fiançailles avec Felice étaient mal parties, comme les suivantes d’ailleurs, et j’y inclus notre relation. Tout compte fait, j’ai du respect et de la compassion pour Felice. C’est une femme qui avait des qualités, celles qui te manquaient, et peut-être après tout l’avais-tu bien choisie, elle aurait peut-être fait une épouse convenable pour toi. Si bien sûr il n’y avait eu cet interdit du père, qui rend inutile toute conjecture à ce sujet.

Combien de fois répétas-tu que tu ne pourrais jamais avoir d’enfant, ce qui te semblait pourtant le meilleur but du mariage ? Rien ne t’empêchait, physiologiquement, d’avoir des enfants. Ce qui t’en empêchait, c’était le verdict : il t’est interdit d’être père, d’être père à la place de ton père, père à ton tour. L’histoire prend fin avec toi.

Tu l’exprimas d’ailleurs, plus tard, dans la Lettre à ton père : Le mariage m’est interdit parce qu’il est ton domaine. Et : C’est du reste partiellement cette relation étroite avec toi qui m’attire aussi vers le mariage.

A-t-on fait des études sur les pères moralement abusifs et castrateurs ?

Si tu estimais que le mariage t’éloignerait de la littérature, c’est aussi parce que la littérature était ton seul domaine réservé, le seul que tu ne partageais pas avec ton père. Et ce précieux domaine, tu n’avais pas envie de le « souiller » en le mêlant à cette chose triviale qui appartenait à ton père.

Cinq années de fiançailles, de ruptures et de re-fiançailles… Des rencontres assez rares… Des tourments quotidiens… Et au bout du compte, rien. Rien, sinon Le Procès. L’histoire d’un homme qui est jugé pour une faute qu’il ignore et qu’il a pourtant bien dû commettre, puisqu’il est finalement exécuté. Et que c’était comme si la honte dût lui survivre.

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à suivre, selon le principe énoncé en première note de sa catégorie