Nus devant les fantômes en édition grecque
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Dans la deuxième moitié du XIXe siècle, l’industrialisation de l’Europe avait entraîné de profonds bouleversements : des dizaines de millions de personnes émigrèrent pour le Nouveau Monde, et plus nombreuses encore furent celles qui eurent à quitter leur campagne pour les villes et les banlieues. Partout cette mutation suscita une grande misère. Dans les rues de Londres, les enfants abandonnés se comptaient par milliers.
L’Autriche fut bientôt en proie à une montée fiévreuse des nationalismes. Déracinés, déculturés, les paysans partis en masse travailler en ville se réfugiaient dans une quête identitaire basée sur la reconnaissance de leurs origines ethnique et linguistique.
À l’indépendance de la Hongrie, au sein de la nouvelle monarchie austro-hongroise, la lutte des autres nations s’intensifia. Toujours réprimée, et toujours plus violente. La question de la langue se cristallisa autour du système scolaire, dont la germanisation déjà ancienne, loin de remplir son rôle d’unification, exacerbait les rivalités nationales.
En Bohême, où depuis longtemps les cultures tchèque et slave étaient revendiquées et valorisées par les intellectuels, les avancées de l’esprit national se concrétisèrent par le rétablissement d’une université tchèque à Prague (notre langue avait été autorisée dans les écoles primaires dès 1864) et la création de lieux de culture destinés à un plus large public, comme l’école de gymnastique Sokol, le Théâtre national ou les chorales de Smetana. Les Jeunes Tchèques, puis le Parti social-démocrate, et le Parti socialiste-national contribuèrent à diffuser au cœur de l’important prolétariat urbain et rural les idées nouvelles d’indépendance nationale, mais aussi de lutte des classes.
Je ne peux m’empêcher de penser avec rage combien ces belles idées et ce juste combat se trouvent finalement bafoués, anéantis. Pendant la guerre les affaires continuent, et de plus belle. Parqués comme nous dans des camps de concentration, des millions d’hommes et de femmes servent de main d’œuvre idéale aux industriels qui les louent aux SS pour quelques marks. Ici, les prisonnières peuvent être envoyées à travers toute l’Allemagne, ou bien employées près du camp dans différentes entreprises, dont l’usine Siemens. Entre les deux appels de la journée – des heures à stationner debout, dehors, quel que soit le temps -, elles travaillent de l’aube à la nuit tombée, sous-alimentées, maltraitées. Et celles qui meurent d’épuisement à la tâche, le camp les remplace gratuitement. Que vaut une personne ici ? Rien, sinon la valeur de son corps, c’est-à-dire de sa capacité de rendement – c’est-à-dire encore rien, puisqu’on la remplace à volonté.
Est-ce là que nous a menés l’industrialisation qui devait faire notre bien-être ? Y aura-t-il un jour une autre issue ? Je ne parle pas du communisme, auquel naïvement, aveuglément, croient tant de mes codétenues compatriotes. Les communistes tchèques me détestent, parce que j’ai dénoncé les mensonges et les trahisons du régime stalinien, dans Pritomnost. Elles ont sans doute envie de m’assassiner quand je leur prédis qu’après Hitler, c’est Staline qui entrera chez nous.
Il y a bien longtemps, révoltée par la condition ouvrière, moi aussi j’ai été tentée par le communisme. Mais j’ai rapidement compris ce qu’il en était : la réalité n’avait rien à voir avec nos fantasmes irresponsables. Et mieux que quiconque, Grete sait de quoi elle parle : après avoir été avec son mari au service de Staline, elle fut envoyée au Goulag – tandis que son mari était exécuté, sans procès.
Parfois il me semble que nous nous débattons face au cours de l’histoire avec la même impuissance que tes personnages face à une loi incompréhensible. Mais aussitôt cette idée me révolte. Tu sais combien je suis combative et combien me fait horreur la tentation de s’abandonner aux événements et au mouvement général en abdiquant ses responsabilités, son propre sens de la justice et de l’intérêt commun. Cest exactement cela que Joseph K. dans Le Procès ou K., dans Le Château, cherchent inlassablement à obtenir : la reconnaissance et la maîtrise d’eux-mêmes, qui leur sont refusées. Même si l’adversaire, cet arbitraire désincarné qui prétend réglementer leur existence, parce qu’il est insaisissable se dérobe à tout combat. Rendant de la sorte le combat de plus en plus désespéré, et la personne de plus en plus impersonnelle, impuissante, privée d’elle-même.
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À la fin du siècle dernier, dans les rues de Prague, rassemblements et agitation sont de plus en plus fréquents. Les revendications ouvrières sont rattrapées et débordées par les haines inter-ethniques. Les juifs en font les frais. Détestés par les Tchèques parce qu’ils sont généralement de langue allemande ; par les Allemands parce qu’ils ne sont pas vraiment allemands ; par tous, parce qu’ils sont juifs.
En décembre 1897, une de ces rixes habituelles entre étudiants tchèques et allemands dégénéra en une émeute qui s’étendit à toute la ville, jusqu’aux faubourgs. Pendant trois jours, après avoir saccagé les établissements allemands les plus en vue, les émeutiers s’en prirent aux juifs, à leurs commerces, à leurs maisons, à leur personne.
Tu avais quatorze ans. La boutique de ton père fut épargnée, les vandales ayant considéré ce dernier comme tchèque plutôt que comme juif. Il est vrai qu’Hermann, en bon commerçant, avait toujours été habile à ménager les uns et les autres. Bilingue et, par instinct de survie, peu soucieux de s’identifier trop précisément à telle ou telle culture, il s’était adapté au problème, montrant selon les circonstances l’un ou l’autre de ses visages.
En dépit, ou en raison, d’une appartenance communautaire incertaine, entre une judéité peu revendiquée (tu ne reçus pratiquement pas d’éducation religieuse, et te déclarais athée, une ascendance tchèque et une intégration dans la bonne société de langue allemande, je sais combien douloureusement tu éprouvas l’antisémitisme ambiant, combien tu dus souffrir aussi de toutes les haines qui déchiraient alors notre « petite mère ». Toi, à la fois juif, allemand et tchèque, à la fois fils de bourgeois et petit-fils de miséreux, comment ne te serais-tu pas senti, viscéralement, à la fois victime et bourreau, plein d’une faute indéfinissable et inqualifiable à force d’être multiple, à la fois responsable et impuissant, coupable et innocent ?
Nous étions nés dans la violence et la haine, qui partout jetaient leurs ombres menaçantes, et nous ne savions pas qu’elles allaient encore s’exacerber, proliférer et nous dévorer.
Tous les après-midi maintenant, m’écrivais-tu en novembre 1920, je me promène dans les rues ; on y baigne dans la haine antisémite. Je viens d’y entendre traiter les Juifs de Prasive Plemeno [race de galeux]. N’est-il pas évident qu’il faut partir d’un pays où on est haï de la sorte ? (Pas besoin pour cela de sionisme ou d’appartenance nationale). L’héroïsme qui consiste à rester quand même ressemble à celui des cafards, qu’on n’arrive pas à chasser de la salle de bains.
Je viens de regarder par la fenêtre : police montée, gendarmes baïonnette au canon, foule qui se disperse en hurlant, et ici, à ma fenêtre, l’horrible honte de vivre toujours sous protection.
L’horrible honte, c’est la violence qui s’infiltre partout, jusqu’à l’intérieur des corps, une guerre généralisée, de tous contre tous et même de soi contre soi.
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à suivre (voir le principe en première note de la catégorie)