Alphonse Mucha, Les Saisons
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Qu’il est long de mourir, Franz ! Quel labeur opiniâtre que de faire mourir un être vivant, autrement que par la violence ! La vie est à la fois fragile, et tellement bien armée pour résister à la mort.
Toute cette douleur me submerge. Je pense que mon deuxième rein est atteint. Je me replie sur ma souffrance comme un animal blessé, ou bien je me révolte puis je remercie mon corps de me garder, car j’ai une lettre à finir, et des émotions à revivre.
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Je ne dormais pas, j’ai réveillé Ernst, je lui ai dit allons voir le soleil se lever. Il s’est retourné entre les draps, sans même ouvrir les yeux. J’ai ri, j’ai insisté : à cause de cette nuit, tu comprends ? S’il te plaît, viens avec moi voir le soleil se lever !
Il a fini par s’extraire du lit, s’est chaussé. Je suis restée pieds nus, nous sommes sortis de l’hôtel, tout était désert et silence.
Dans les prés, j’ai cueilli un énorme bouquet de fleurs sauvages. Ernst a dû s’éclipser pour réintégrer son hôtel, le Rixi. Je suis retournée au Prokop, j’ai frappé à la chambre de mon amie Wilma. Elle est venue m’ouvrir tout ensommeillée. Elle a regardé mes pieds trempés de rosée, pris sans comprendre les fleurs que je lui tendais. Je lui ai seulement dit : Ernst est venu dans ma chambre, cette nuit ! Puis je suis retournée me coucher. L’aube était derrière moi.
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J’avais vingt ans, lui trente. Je l’avais rencontré quelque temps plus tôt à Prague. J’étais au concert, en robe de soirée. J’ai senti un souffle dans mon cou, des cheveux effleurer mon oreille. Il était assis derrière moi, et me demandait la permission de lire la partition par-dessus mon épaule. Mon corps a su, immédiatement, qu’il me le fallait.
Il était beau, très séduisant, cultivé. Il connaissait tout le monde et tout le monde le connaissait. Les écrivains, les artistes le recherchaient pour ses conseils, son goût sûr. Il passait sa vie dans les cafés, vivait la nuit. Et avait autant de maîtresses que d’amis.
L’aimer, c’était jouir de son corps d’amant expérimenté, mais aussi se trouver prise dans un tourbillon de culture et de relations. Je commençai à fréquenter avec lui le café Arco, où je fis la connaissance de Max, entre autres. C’était en 1916, tu y venais moins souvent à l’époque, mais c’est là, Franz, que nous nous sommes aperçus pour la première fois, et même que nous avons été présentés l’un à l’autre ; et la foule nous a séparés – pour plusieurs années.
Quand mon père, nationaliste tchèque, apprit que je fréquentais un juif, il m’interdit, avec des accents dramatiques, de jamais le revoir. C’était un bon à rien, un pilier de bar, un séducteur qui disposait pour tout revenu de celui que lui apportait son modeste emploi de traducteur dans une banque pragoise. Et surtout, il était juif.
Bien entendu, je ne tins aucun compte de ses ordres ni de ses menaces. Je continuai à voir Ernst avec assiduité, je n’avais jamais été aussi amoureuse. Mon père m’envoya en vacances sur le mont Spicak, à l’hôtel Prokop, avec Jarmila. J’y fis la connaissance de Wilma, qui était là avec Max et beaucoup d’autres auteurs pour mettre au point une anthologie de poésie tchèque. Je me joignis à leur groupe.
Nous passions des journées entières assis dans les prairies ou à la lisière de la forêt, à faire des propositions, réciter des textes et discuter ensemble pour établir un choix de poèmes. Après quelques jours, Ernst Pollack arriva et s’installa à l’hôtel voisin, le Rixi. Il fut aussitôt admis dans notre cercle. Et la nuit, dans ma chambre.
De retour à Prague, je couvris Ernst d’attentions et de cadeaux. Je lui apportais à manger de chez mon père ; j’empruntais ou trouvais de l’argent pour lui partout où c’était possible… J’avais envie de le combler, d’en faire toujours plus. Moi qui d’ordinaire pouvais, pour rendre service à un ami, remuer ciel et terre, j’étais, pour cet amant adoré, prête à toutes les folies.
Quand mon père comprit que rien, sinon la force, ne me séparerait d’Ernst, il employa la force. Avec la complicité du père de Stasa, qui était médecin et me craignait à cause de mes relations avec sa fille, il me fit interner à Veleslavin, chez les fous.
Je restai là de juin 1917 à mars 1918. Que dire de cette période, sinon qu’elle constitua ma première expérience, et mon premier apprentissage, de la détention ? Je me rebellai beaucoup, mais comme il arrive toujours dans ce genre d’endroit, la rébellion tournait à mon désavantage. Je souffrais le martyre, non seulement à cause de mon enfermement, mais plus encore du fait de ma séparation d’avec Ernst. Loin de lui, je me sentais mutilée. Tout mon corps le réclamait, j’avais mal à lui comme à un membre fantôme. La jalousie me torturait, aussi. J’imaginais bien qu’il ne se privait pas de voir des maîtresses. L’idée m’en était insupportable. J’étais prisonnière, impuissante, et par-dessus tout, je risquais de le perdre.
Il fallait trouver un moyen. Je réussis à amadouer une gardienne en lui racontant mon histoire d’amour, et elle accepta de m’aider. Les derniers mois, je sortais de l’asile, le soir en cachette, et passais mes nuits avec Ernst.
Mon père finit par me faire libérer. Je pouvais bien faire ce qui me plaisait, mais il ne voulait plus me revoir. J’épousai Ernst, il se fit muter à Vienne, et nous partîmes nous installer là-bas.
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Après la guerre, l’Autriche, privée des ressources de son empire, avait sombré dans le dénuement. À Vienne, la vie était devenue chère, on avait faim et froid. Plus que jamais les gens s’étourdissaient dans la fête, les cafés étaient bondés, et Ernst y trouva vite sa place. Il se reconstitua, sans peine, une cour d’admirateurs et d’admiratrices, et la vie reprit pour lui comme à Prague : bavardages et nuits sans fin.
Pour moi, tout était différent. Je n’étais plus ici la fameuse Milena Jesenska, celle qui depuis toujours faisait parler d’elle dans la ville. Personne ne me connaissait, je ne connaissais personne, et je ne me sentais pas d’affinités avec les Viennoises, qui me semblaient toutes aussi froufroutantes et superficielles que des personnages d’opérette. À côté d’elles, j’avais l’air sévère, je déparais.
Nous habitions un petit appartement sombre, où Ernst faisait encore moins acte de présence que mon père jadis à la maison. Il m’avait poussée à adopter sa philosophie, selon laquelle un homme, même marié, doit conserver sa liberté sexuelle. Le problème était qu’il ne parvenait que trop bien à mettre ses idées en application. Alors que la raison du cœur, chez moi, ravageait la raison. Dès que nous étions ensemble, je l’accablais de scènes. Pendant cinq ans, ma vie avec lui ne fut qu’une longue épreuve de jalousie.
Bien sûr je ne faisais que reproduire ce que j’avais vécu avec mon père, je m’acharnais à remuer le couteau dans cette plaie de l’insatisfaction et du sentiment d’abandon, qui était en moi comme une seconde nature. Sans doute aurais-je pu lutter avec plus d’efficacité contre le système intime qui me gouvernait si j’avais eu assez de lucidité pour en analyser les rouages. Mais j’étais assommée par la passion comme par une drogue ; il me fallait ma dose, c’était tout.
Nous avions eu vite fait de dépenser l’argent que mon père m’avait laissé en dot, et il était inutile désormais de compter sur son soutien financier. J’étais dans la misère, morale et matérielle.
L’argent d’Ernst partait dans ses sorties, et la plupart du temps il n’avait rien à me donner. Pour pouvoir manger, je me mis à chercher du travail. Je portai les bagages à la gare, m’engageai comme femme de chambre, donnai des cours particuliers de tchèque. Parfois, Ernst rentrait au milieu de la nuit avec des amis, tous de joyeuse humeur. Nous n’avions qu’une pièce et je me levais, pour entendre leurs interminables élucubrations philosophiques, qui pouvaient durer jusqu’au matin.
Les autres femmes, celles que je voyais tourner autour d’Ernst, étaient gracieuses, habillées avec élégance. Je n’avais plus à mettre que de vieux vêtements usés, je me sentais moche, malade, il me semblait évident que, dans l’état où j’étais, Ernst ne pouvait que se détourner de moi. Cette situation me rendait folle. Dans la maison bourgeoise où je travaillais comme femme de chambre, je volai un bijou, le portai chez le prêteur sur gages, et, avec l’argent, achetai tout ce que je trouvai de plus cher et de plus voyant : des robes, des chapeaux, des chaussures.
C’est dans cette nouvelle tenue que je partis, le soir, retrouver Ernst au café Herrenhof. Il m’accueillit par une exclamation admirative, à laquelle je répondis par une gifle. S’il appréciait mon élégance, il allait savoir ce qu’elle m’en avait coûté ! Le vol fut découvert, nous reçûmes la visite de la police, et mon père dut intervenir pour régler l’affaire sans plus de scandale.
Un des amis d’Ernst restait souvent dormir à la maison, enroulé dans un tapis. C’est grâce à lui que je pus me procurer de la cocaïne. Enfermée dans cette spirale, c’était presque un plaisir, en tout cas un vertige, de se laisser emporter et enfoncer par elle, tout en sachant qu’elle menait à l’abîme. Tout en gardant un certain temps l’habitude et le soutien de la cocaïne, je trouvai, par un sursaut de l’instinct, la force d’agir dans une autre direction, pour me sauver.
Je me mis à écrire des petits articles, que j’envoyai aux journaux de Prague. Le premier parut en décembre 1919 dans Tribuna, où travaillait Stasa. Il s’intitulait « Noël dans la ville affamée » (Vienne) – et je savais de quoi je parlais. Après quoi on me confia une chronique sur la mode.
C’est alors que je t’écrivis, au printemps 1920, pour te demander l’autorisation de traduire Le Soutier, en tchèque. De tout ce que j’avais lu récemment, tes textes étaient ceux qui m’avaient le plus profondément marquée. Non seulement je compris que c’était là œuvre d’un génie, mais je me sentais proche de ce qui s’y exprimait, cette âme exilée, étrangère au monde qui l’entoure et qui, pourtant, travaille sans relâche pour y trouver sa place. Nous découvrîmes un chemin l’un vers l’autre, mais il apparut vite qu’ensemble, il nous serait plus difficile encore que séparément de gagner une place en ce monde hostile.
Peu après ta mort, je quittai Ernst. Pourquoi n’avais-je pas eu la force de le faire plus tôt ? Quand tu me demandas de le faire, et de vivre avec toi ?
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Je me dis que l’Europe est vieille, et ce qu’elle a, ce que nous avons tous aussi parce que nous sommes en elle, et ce contre quoi nous nous épuisons à lutter, c’est un désir de mort. L’Europe sait qu’elle va mourir, alors elle a le désir ou la hantise de se transformer en panthère, plutôt que de mourir. Je pensais cela, ou plutôt c’est ce que tu écrivis qui me le fait penser :
Peut-être, si je commence aujourd’hui à mettre de l’argent de côté, que tu veuilles attendre vingt ans et que les fourrures soient alors moins chères (l’Europe étant retournée à la sauvagerie et les animaux à fourrure courant par conséquent les rues), peut-être mes économies suffiront-elles à ce moment-là pour un manteau.
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Je me raconte inlassablement l’histoire de nos deux vies, comme pour essayer de trouver dans cet amoncellement, dans ce fatras d’émotions et d’événements au milieu duquel nous nous sommes démenés en pauvres bougres… pour essayer d’y trouver quoi ? Que pourrait-il s’y trouver, sinon de bien petites choses comme des instants, des gestes, des sensations, des images, toutes petites choses inconsistantes et bien réelles, de celles dont les détails peuplent tes livres, loin, bien loin de la grande chose qu’idiotement on y cherche d’habitude : le sens ? Alors que le seul sens possible est celui de la mort – il n’y a pas d’autre route pour les vivants que celle de la mort.
Début, déroulement, fin : cependant la vie est une histoire. Pourquoi le fait que la vie soit une histoire, même quand elle est triste, nous console-t-il tant de la vie ?
L’histoire est rassurante. Grâce à elle, la vie est belle. Mais meilleure est encore la vie dans ses illuminations, ses états de grâce, hors de la cage du temps. Ce que tu m’écrivais est toujours vrai, l’a toujours été et le sera toujours, quel que soit le moment de l’histoire : Si tu voulais venir à moi, si tu voulais – pour parler le langage de la musique – renoncer au monde entier pour descendre jusqu’à moi, si bas que, de l’endroit où tu te trouves aujourd’hui, non seulement on ne verrait presque plus rien, mais mais même on ne verrait plus rien du tout, tu serais obligée – c’est cela qui est étange, tout à fait étrange ! – non de descendre, mais de t’élever de façon surhumaine, haut, très haut au-dessus de toi-même, de façon si violente que tu te briserais (et moi aussi, bien sûr, du même coup).
Si je sors d’ici, j’irai danser.
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à suivre, selon le principe énoncé en 1ère note de sa catégorie