Prague en hiver, photos O
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Viens, Franz. J’ai si mal. Viens, étends-toi auprès de moi. Couche-toi sur moi, écrase mon corps, que je l’oublie. Suis-je glacée, ou chaude ? Je ne sais plus si c’est le froid ou la fièvre qui fait se recroqueviller mon corps comme celui d’un fœtus, de sorte que je ne peux même plus voir le coin de ciel au-dessus de ma tête.
Aide-moi à me détendre, que je puisse à nouveau le contempler. Le printemps est là, je sais que je vais guérir. J’irai te voir au cimetière, comme j’allais voir ma mère, quand j’étais petite. Si j’y rencontre le fantôme de l’adolescente que j’étais, j’espère qu’il n’aura pas honte de la femme que je suis devenue. C’est l’essentiel, n’est-ce pas, Franz ? Je suis si fière de toi. Tu ne t’es jamais trahi.
Viens, regarde, nous sommes si maigres, il y a de la place pour nous deux. Aide-moi à relire ton Journal, aide-moi à rester là, du côté de la vie.
2 août – L’Allemagne a déclaré la guerre à la Russie. – Après-midi piscine.
Tout aurait pu se passer autrement. Après ta rupture avec Felice, tu décidas de partir vivre à Berlin, selon ton vieux rêve – et d’y vivre de ta plume. Pour démarrer, tes cinq mille couronnes d’économies te permettraient de tenir deux ans. Ensuite, compte tenu de la modestie de tes besoins, tu pouvais espérer vivre de ta production littéraire, voire journalistique. Tu allais enfin quitter cette Prague où tu te sentais depuis toujours étouffer, quitter le foyer de tes parents, être indépendant, maître de ta vie.
Que se serait-il passé si nous nous étions connus à Berlin au lieu de Prague, en 1920 ?
Quelle œuvre aurais-tu écrite, là-bas ? N’y serais-tu pas devenu un autre homme ?
La guerre a éclaté, et tu as dû rester prisonnier de Prague.
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Défilé patriotique. Discours du bourgmestre. Il disparaît puis revient, et on entend l’acclamation allemande : « Vive notre monarque bien-aimé ! Vivat ! » J’assiste à cela avec mon regard méchant. Ces défilés sont l’un des plus répugnants phénomènes qui accompagnent accessoirement la guerre.
Tu as passé la guerre à faire la guerre, contre toi-même, pour la vie et pour l’écriture, avec une rage redoublée, à essayer de finir Le Procès, travailler, travailler, travailler (L’Amérique, La Colonie pénitentiaire), ne plus pouvoir écrire car contraint de t’occuper de l’usine de ton beau-frère parti au front, et soumis au bureau à une charge redoublée par les événements, puis à nouveau écrire, écrire, écrire (une vingtaine de nouvelles), renouer avec Felice, souffrir maladivement du bruit dans tous les appartements successifs où tu vécus – le bruit omniprésent, manifestation de la guerre totale, éternelle -, essayer en vain d’être à ton tour mobilisé, devenir tuberculeux, rompre avec Felice.
Je n’ai pas le temps. C’est la mobilisation générale. K. et P. sont appelés sous les drapeaux. Je reçois maintenant la récompense de la solitude. Malgré tout, je suis un peu touché par toute cette misère et je suis plus ferme que jamais. Cet après-midi il faudra que je reste à l’usine, je n’habiterai pas à la maison parce que E. et ses deux enfants s’installent chez nous. Mais j’écrirai en dépit de tout, à tout prix, – c’est ma manière de me battre pour me maintenir en vie.
Réfugié dans la minuscule maison de la ruelle des Alchimistes, puis dans l’appartement du palais Schönborn, tu passas sans doute là, malgré les rigueurs de la guerre et tes difficultés personnelles, quelques-uns des meilleurs moments de ta vie. Seul, écrivant… Il y a du Kafka dans tout écrivain… Tout écrivain connaît ce plaisir de l’ermite, ou cette aspiration au retirement, dans le face à face avec l’écriture qui est souvent douleur, peine et désespérance. Mais aussi, parfois, extase, euphorie. Tout écrivain connaît ce déchirement entre le désir d’appartenir à une communauté et celui de s’en extraire – entreprise périlleuse, impossible, et pourtant fatalement tentée, par compassion éperdue pour l’humanité, mais au risque de la haine. Tout écrivain, plus ou moins, alors que seul Kafka est entièrement Kafka. Entièrement seul, comme toi, Franz, dans cette solitude où j’essaie de te rejoindre.
Je ne découvre en moi que mesquinerie, irrésolution, envie et haine à l’égard des combattants, auxquels je souhaite passionnément tout le mal possible.
Cependant le malheur devenait plus présent et plus visible. La ville était paralysée, on commençait à ressentir durement le froid et la faim, et les nouvelles du front faisaient peur. Les Tchèques pouvaient se réjouir secrètement de la mauvaise posture de l’Autriche, mais les juifs, presque tous pro-allemands ou considérés comme tels, avaient de quoi, étant donné l’extrême fragilité de leur statut, s’inquiéter pour leur avenir dans le pays.
Et bien que tu fusses constamment appelé sur le front de l’écriture, bien que les hommes pussent t’inspirer haine et rage, avec leur guerre contre la vie et la littérature, tu ne restas pas insensible au sort d’autrui, loin de là. Même si tu savais qu’il ne te serait jamais possible de t’intégrer normalement dans la société, dès le lycée tu t’étais intéressé aux mouvements sociaux, aux combats pour la justice, contre l’obscurantisme. Et cet engagement, qui n’en était d’ailleurs pas un au sens ordinaire du terme, cette façon d’être aux côtés du plus faible, n’était pas une pure vue de l’esprit, comme il arrive si souvent chez les intellectuels issus de la bourgeoisie, mais un mouvement du cœur, né en toi, dès avant l’âge de raison.
Tout jeune enfant, tu voyais avec honte et colère les employés de la maison et du magasin courber l’échine devant le mépris et la tyrannie de ton père qui, comme tout capitaliste, grand ou petit, les exploitait autant que possible. (Ton père était certainement par ailleurs un brave homme, qui avait eu, lui aussi, son lot de souffrances. S’il avait un comportement de despote, c’était à la fois par conformisme et par intérêt, afin d’entrer dans le système en cours et d’en tirer profit, selon les règles de la classe dominante, à laquelle il avait âprement rêvé d’appartenir.) Or toi aussi, tu étais en quelque sorte l’ennemi de classe de ton père. Sensible et humble, tu étais viscéralement du côté des victimes de l’ordre social, du côté des ouvriers, des femmes, et aussi des juifs de l’Est – ces miséreux que les juifs pragois considéraient avec mépris.
Et c’est le même mouvement compassionnel qui t’amena du socialisme de ta jeunesse au sionisme de tes dernières années (même si ton socialisme comme ton sionisme restèrent des tendances ou des inclinations, et ne se rigidifièrent jamais en profession de foi idéologique), en passant par un féminisme latent, qui se révélait aussi bien dans ton malaise avec les femmes (impossible pour toi de te conformer au modèle oppresseur-opprimée), que dans ton goût pour les femmes indépendantes, ou les jeunes filles que tu encourageais toujours à s’instruire et à travailler.
Au lycée, après le départ de ton camarade tchèque Rudolf Illowy, qui t’avait fait connaître les idées socialistes, tu restas le seul de ta classe à porter l’œillet rouge. Un soir, tu te rendis avec Hugo Bergmann à une réunion organisée par une corporation d’étudiants ultra-nationalistes, au bord de la Moldau. Quand tous se levèrent pour entonner Wacht am Rhein, l’hymne progermanique, Hugo et toi restâtes délibérément assis, et muets – ce qui vous valut évidemment d’être expulsés de force par cette bande de brutes.
Plus tard, tu continuas à t’intéresser aux problèmes politiques, et notamment, contrairement aux bourgeois « allemands » de Prague, à ceux des Tchèques. Il t’arriva d’assister aux réunions du club Mladych, un mouvement de jeune antimilitaristes et « subversif ». L’un de ses membres, Michal Mares, racontait après ta mort :
Personne ne le connaissait, il était toujours seul. Auditeur silencieux et attentif, il touchait à peine à son verre de bière. À l’entrée de la salle, il était rare qu’on ne fît pas quelque collecte, pour les prisonniers politiques, pour les mineurs en grève de la Bohême du Nord (…) Les florins étaient déjà extrêmement rares. Mais notre hôte nous laissait, le plus discrètement possible, une pièce de cinq couronnes…
Il disait même qu’au terme d’une réunion qui avait dégénéré en bagarre générale avec la police, tu t’étais retrouvé au poste, avec quelques autres :
Kafka, qui dépassait de la tête la plupart de ses semblables, passait difficilement inaperçu (…) il fut conduit au commissariat le plus proche, où il fut finalement traité avec une certaine indulgence. Selon la loi, il avait le choix entre une amende d’un florin ou vingt-quatre heures d’arrêts. Kafka, qui devait être ponctuel au bureau tous les matins, paya le florin et s’en fut.
Tu ne m’as jamais parlé de cette mésaventure, et Max n’était pas au courant. Mares était-il fiable ? Je me souviens qu’au temps où nous le connaissions tous deux il t’avait envoyé son recueil de poèmes avec, en dédicace : « à mon vieil ami » ; et, quelques jours, plus tard, la facture – ce que tu n’avais pas beaucoup apprécié… Quoiqu’il en soit, tu étais capable de te rendre seul, et sans en parler à tes amis, à ce genre de réunions, ne serait-ce que par curiosité ou par sympathie. Tu lisais d’ailleurs des auteurs tels que Kropotkine ou Bakounine.
Aux Assurances ouvrières, tu travaillais essentiellement avec des Tchèques. Normalement, les juifs n’étaient pas admis dans cet organisme, où tu fus employé par l’entremise du père de l’un de tes amis, juif converti au catholicisme. Tout le monde t’y appréciait, autant pour ton travail que pour tes qualités humaines.
Après ta mort, tes anciens collègues et subordonnés rivalisaient de témoignages sur ton exceptionnelle gentillesse. L’un racontait que tu lui accordais des petits prêts et refusais d’être remboursé… L’autre t’appelait « le bébé de notre bureau »… Une femme de ménage se souvenait avec émotion des fleurs ou des bonbons que tu lui offrais de temps en temps…
En l’espace de quatorze ans, et en raison de ton efficacité, tu fus régulièrement promu : de fonctionnaire auxiliaire à rédacteur titulaire, puis vice-secrétaire, secrétaire, et enfin secrétaire en chef – avant d’obtenir ta retraite anticipée, un an avant ta mort. Les dernières années, en raison de ta maladie et de ton besoin d’écrire, il t’arriva de demander des congés supplémentaires, qui te furent toujours accordés. Ce traitement de faveur n’était dû qu’au fait – dont tu ne semblais pas te rendre compte – d’être considéré au sein de cette bureaucratie de deux cent cinquante fonctionnaires comme un employé précieux. « Sans Kafka, tout le service s’écroulerait », disait ton chef.
Ton rôle était de transmettre l’information juridique auprès de quelque trente-cinq mille entreprises, de t’occuper de leurs « recours » quand elles contestaient le montant de leurs cotisations obligatoires ; et surtout de la prévention et de l’indemnisation des accidents de travail, dont la fréquence augmentait sensiblement, dans un univers de plus en plus mécanisé. Tu étais aussi chargé de rédiger des rapports annuels d’activité, ton supérieur hiérarchique ayant tout de suite noté ton « remarquable talent de rédacteur ».
Pour préconiser la mise en place de mesures de sécurité dans les ateliers, tu dus acquérir de grandes compétences technologiques et faire pour le compte de la compagnie de nombreux voyages dans les villes industrielles de Bohême, où tu pus constater de près les conditions de vie des ouvriers. Comme ces gens sont humbles, dis-tu un jour à Max. Au lieu de prendre la maison d’assaut et de tout mettre à sac, ils viennent nous solliciter !
Chaque jour tu devais traiter des dossiers d’ouvriers estropiés par leur machine, et admettre que l’œuvre des Assurances ouvrières laissait beaucoup à désirer, malgré ta bonne volonté.
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En 1911, la troupe de théâtre yiddish de Yitzhak Löwy s’installa à Prague pour quelques mois. Tu découvris avec passion la vie, la culture et le travail de ces pauvres juifs de l’Est. Ils étaient bien différents des juifs occidentaux « déjudaïsés » qui, comme ton père, les méprisaient – ou, au mieux, les trouvaient exotiques.
Aujourd’hui, quand Löwy m’a parlé de son mécontentement et de son indifférence à l’égard de tout ce que fait la troupe, je lui ai proposé clairement d’expliquer son état par le mal du pays, mais en un sens, je ne lui ai pas livré cette explication, bien que je l’eusse exprimée, je l’ai gardée pour moi et j’en ai joui de façon passagère, pour ma propre tristesse.
Encore une fois, à travers eux, tu te prenais d’affection pour les bannis, les exilés auxquels tu pouvais d’une certaine façon t’identifier, tout en rêvant au soutien qu’ils pouvaient trouver au sein de leur communauté. Comme eux, comme l’arpenteur K., tu étais, en tant qu’écrivain, celui dont le monde ne voulait pas, celui dont nul n’avait besoin, mais que l’on tolérait : le perturbateur qu’on ne laisserait jamais accéder au Château, et qui serait condamné à survivre comme une âme errante dans un village qui n’était pas le sien.
Or, si tu n’étais décidément pas d’ici, d’où étais-tu ? Toute mémoire semble effacée de l’arpenteur – ou du moins de cet individu qui se prétend arpenteur -, comme elle l’était chez toi du fait du déracinement et de la déculturation de ton père. Yitzhak Löwy et les gens de sa troupe parlaient la langue perdue de tes ancêtres – le yiddish est tout, le mot, la mélodie hassidique et la réalité profonde de cet acteur juif lui-même –, cette langue que tu ne connaissais pas et qui aurait pourtant été la seule dans laquelle tu puisses dire « mère » et « père » avec amour :
Hier, il m’est venu à l’esprit que si je n’avais pas toujours aimé ma mère comme elle le méritait et comme j’en étais capable, c’est uniquement parce que la langue allemande m’en a empêché. La mère juive n’est pas une Mutter, cette façon de l’appeler la rend un peu ridicule (non à ses propres yeux, puisque nous sommes en Allemagne ) ; nous donnons à une femme juive le nom de mère allemande, mais nous oublions qu’il y a là une contradiction, et la contradiction s’enfonce d’autant plus profondément dans le sentiment. Pour les juifs, le mot Mutter est particulièrement allemand, il contient à leur insu autant de froideur que de splendeur chrétiennes, c’est pourquoi la femme juive appelée Mutter n’est pas seulement ridicule, elle nous est aussi étrangère (…) Je crois que seuls les souvenirs du ghetto maintiennent encore la famille juive, car le mot Vater ne désigne pas non plus le père juif, à beaucoup près.
Ta langue maternelle n’était pas ta langue, mais tu n’en avais pas d’autre. Tu étais l’exilé absolu : exilé du monde (représenté aussi bien par ton père que par Felice), exilé du langage – et par quelque alchimique paradoxe, propre à cette ville étrange, Prague, tu devins l’inventeur d’un langage universel, capable de toucher tous les humains, en tous lieux et en tous temps.
C’est ainsi que, mû à la fois par un souci de solidarité sociale et une quête identitaire, tu t’intéressas de plus en plus au judaïsme et au sionisme, qui te donnaient la possibilité de te rapprocher d’une communauté liée par une culture ancienne, authentique, et d’y puiser de nouvelles forces. Dans un discours pour présenter la troupe de Löwy, tu déclaras : C’est alors que vous serez à même d’éprouver ce qu’est la vraie unité du yiddish, et vous l’éprouverez si violemment que vous aurez peur, non plus du yiddish, mais de vous. Vous ne seriez pas capables de supporter cette peur, si le yiddish ne vous communiquait aussitôt une confiance en vous-mêmes qui peut tenir tête à la peur et se montrer plus forte qu’elle.
Dès le début de la guerre, des réfugiés juifs par milliers affluèrent de l’Est vers Prague. La communauté juive de la ville se mobilisa pour les aider, et tu trouvas là l’occasion de les approcher et de les connaître mieux – ce qui te permit de mesurer la distance qui vous séparait, et de démystifier quelque peu leur sagesse ancestrale. Après avoir assisté à un débat entre un rabbin miraculeux et ses disciples, tu en conclus que derrière les propos insiginifiants que tu entendis, ton ami Langer, un mystique, cherchait ou pressentait un sens plus profond, alors qu’à ton avis le sens le plus profond est justement que ce sens fait défaut, et c’est bien suffisant…
Max raconte qu’une autre fois, au terme d’une soirée consacrée à la célébration du sabbat, bien qu’indubitablement touché par les qualités primitives d’une ancienne tradition populaire, tu lui avais déclaré : en fait, c’était plutôt comme une visite à une tribu de sauvages de l’Afrique. Superstition criante.
Pourtant, tu étais resté attaché à ce peuple, que tu sentais à la fois en danger et tellement fort, de toute la force de sa solidarité et de sa chaleur humaine. Pendant la guerre, tu persuadas Felice de s’engager au Foyer populaire juif de Berlin, afin qu’elle s’y occupe des enfants de réfugiés. C’est dans un camp d’été financé par ce même foyer berlinois que tu allais rencontrer Dora quelques années plus tard, la compagne de tes derniers jours, une juive de l’Est qui allait enfin te permettre de t’échapper de Prague.
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à suivre (cf première note de sa catégorie)