*
Il y a quelques années, je canotais souvent sur la Moldau ; je remontais le courant, ensuite je m’étendais et me laissais redescendre, je passais sous les ponts au fil de l’eau. De là-haut, avec ma maigreur, le coup d’œil devait être assez drôle. L’employé en question qui m’avait vu ainsi du haut du pont, après avoir suffisamment souligné le comique du spectacle, résumait toutes ses impressions en disant qu’on se serait cru à l’instant du Jugement dernier : au moment où les cercueils sont déjà ouverts, mais où les morts ne remuent pas encore.
*
La Moldau coule et toujours te ramène vivant, ou mort… Et parfois on ignore ce qui s’est vraiment passé… Si c’est l’oubli ou bien… quoi ? Ce linge blanc que le fleuve emporte… On dirait mon drap… Serais-je dessous ? Au fond de l’eau ? Au fond du temps ?
Comment savoir, le temps a emporté toutes les certitudes. Tant pis, tant mieux. Ce matin, Franz, tout est possible par la fenêtre. Elle jette sur moi un faisceau blanc, lumineux… Je nage, Franz, je glisse entre les eaux du temps qui m’emmènent vers toi, tandis que me caressent en filant des flots de petites idées scintillantes…
*
Nous serions nés saltimbanques, vivant sur les routes, enfants éternels, joueurs et cruels.
Tu aurais été l’équilibriste ou le dompteur, moi la trapéziste ou la jongleuse.
Nous aurions vécu côte à côte sans jamais rester immobiles l’un à côté de l’autre, et nous aurions marché en même temps que le temps, la vie aurait duré des siècles et un instant…
Tu aurais été écrivain et moi la combattante, tu aurais été l’oiseau noir et moi le courant d’air…
Tu serais arrivé à Vienne un jour d’été, tu m’aurais appelée Milenka, qui veut dire « bien-aimée » en tchèque, et aussi, malgré mon interdiction, nemluvne, et nous aurions poursuivi ensemble ce commun voyage en ligne droite par la montée de la petite rue pavée, avec le retour par l’allée qu’éclairait le soleil du soir, pendant quatre jours ce commun voyage au long duquel nous nous serions dit l’histoire sans fin de ce commun voyage, ton visage au-dessus du mien, mon visage au-dessus du tien dans la forêt…
Le premier jour, je me serais sentie belle, comme cela ne me serait pas arrivé depuis longtemps. La lumière concentrée dans un trou noir au fond de mon corps se serait répandue par tous les pores de ma peau. Plus tard, tu m’aurais écrit : Je distingue très bien les jours ; le premier a été celui de l’incertitude…
Le premier jour et les précédents, car tu aurais tant hésité, reculé devant l’échéance de notre rencontre physique. Après trois mois de correspondance où nous nous serions dévoilés l’un à l’autre sans pudeur, avec une confiance totale, inédite, terrible et merveilleuse… Où nous serions tombés fous d’amour l’un pour l’autre sans jamais nous être touché les doigts… Au point que sur ma demande tu aurais, sans hésiter, rompu avec ta fiancée de l’époque, Julie. Que tu aurais proposé de m’entretenir, de quitter Ernst, pour aller vivre à la fois loin de lui et loin de toi…
Loin de toi… Car tu aurais eu peur de cet amour. Et peut-être plus peur encore en voyant que je n’avais pas peur, que je refusais violemment la fuite que constituait l’éloignement. Sans doute aurais-je eu un peu peur aussi, sans l’avouer, puisque je n’aurais voulu m’éloigner ni de toi ni d’Ernst. Je n’aurais rien eu d’autre dans la tête, et dans le corps, que le désir de te voir, le désir de toi, de plus en plus pressant, impérieux, désir de toi.
Pendant des lettres et des lettres, tu n’aurais cessé d’essayer de me décourager, me disant je ne peux tout de même pas garder un ouragan dans ma chambre… ou bien comprends, Milena, mon âge, mon usure, mon angoisse surtout, et comprends ta jeunesse, ta fraîcheur, ton courage…
Ta peur aurait été aussi étouffante que mon désir, et pourtant c’est le désir qui l’aurait emporté, puisqu’un jour, le mardi 29 juin 1920, après deux nuits d’angoisse, tu serais arrivé à l’hôtel Riva, à Vienne. Ç’aurait été une matinée de grand beau temps, tu serais entré dans le vieil immeuble à côté du garage, l’hôtelier aurait cherché dans son registre la réservation au nom du Dr Kafka, tu aurais pris l’escalier et tu te serais enfoncé dans le couloir sombre. Tu aurais fait jouer la clé dans la serrure, et la porte se serait ouverte sur la petite chambre au grand lit…
Ensuite, tu serais allé t’asseoir dans un café, près de la gare, tu aurais commandé un chocolat et des gâteaux, et puis, sur un coin de la table, une dernière fois, une dernière fois avant de me toucher, tu m’aurais écrit : je t’attendrai mercredi matin devant l’hôtel à partir de dix heures. Milena, je t’en prie, ne va pas me surprendre en arrivant de côté ou par derrière, je ne le ferai pas non plus.
Tu te serais donné un délai, avant de me voir, tu te serais donné l’après-midi et une nuit de plus pour te préparer, en allant rôder, aussi invisible que possible, jusqu’à la poste où pendant des semaines j’aurais retiré chaque jour tes lettres, jusque dans la Lerchenfelderstrasse, la rue où j’habitais…
Pendant ce temps-là, j’aurais encore une fois examiné ma garde-robe, ma vieille garde-robe, et chaque fois, en passant devant le miroir, j’en aurais approché mon visage avec inquiétude. J’y aurais scruté l’autre étrange Milena qui m’aurait regardée fixement dans les yeux, comme pour me faire avouer, si lointaine fût-elle, le poids de ma vie et de mon espoir.
…le premier a été celui de l’incertitude…
Le lendemain matin, mercredi, je serais venue à toi, d’en face, comme on franchit un fleuve j’aurais traversé la rue vers ta haute silhouette sombre.
Il m’aurait semblé que le temps se décomposait… Tout serait allé très vite et très lentement, comme dans un accident. Le temps se serait décomposé et recomposé d’une façon entièrement neuve, il nous aurait recomposés en êtres de chair, nous dont les corps auraient été décomposés par l’oubli depuis ce jour où nous nous étions aperçus, des années auparavant, dans la foule du café Arco. J’aurais entendu comme en écho confus les phrases de tes premières lettres, où tu me parlais du souvenir d’un unique tête-à-tête bien bref et bien muet… et puis disais : Je m’aperçois tout à coup que je ne me rappelle au fond aucun détail particulier de votre visage. Seulement votre silhouette, votre costume, au moment où vous êtes partie, entre les tables du café…
Franz.
Franz, comme nous aurions été hésitants, ce premier jour ! Et ce n’était pas au corps de l’autre que nous aurions dû nous habituer, mais à notre propre corps, qui serait devenu si nouveau, si intimidant, si méconnu ! Toute la journée, nous aurions promené nos corps dans les rues et dans les cafés de Vienne, et le corps de l’autre aurait été bon, simple et attirant. Mais c’est de notre propre désir que nous aurions eu peur. Nous aurions été souriants et légers, parfois parlant inlassablement comme pour prolonger les lettres, et parfois nous taisant, pour les prolonger aussi… Et nos corps, au long de la journée, seraient devenus vibrants, ils auraient senti que nous recommencions à les habiter, dans un mélange d’exaltation et de douleur…
Dans le jour qui n’en aurait pas fini de tomber, tu m’aurais raccompagnée chez moi par la montée de la petite rue pavée, tu aurais serré mes poings dans tes poings, d’un regard brusque et bref nous nous serions pénétrés, à fond – et tu m’aurais quittée.
…le second celui de la trop grande certitude…
Le jeudi, tout aurait semblé inéluctable. Après cette première journée, après cette nuit passée dans les ressacs du désir, comment aurions-nous pu rester plus longtemps sans nous posséder ?
Nous serions tout de suite partis à pied vers les collines, courant presque. Tu en aurais oublié ta maladie, la faiblesse et la peur de ces dernières années, je t’aurais senti derrière moi jeune et puissant, tandis que j’ouvrais la voie sous le soleil qui montait dans le ciel, et que nous grimpions vers la forêt, la promesse.
Ensuite, sous les arbres, ton corps au-dessus du mien, mon corps au-dessus du tien… Nos souffles, nos lèvres, nos mains… Nos chairs…
Et l’échec. La peur, l’échec. Et mes mots, vite, contre le vide. Effacer ce qui n’a pas eu lieu… Effacer, vite, avec toutes les banalités rassurantes, la tendresse, l’humour… Ne pas laisser la fatigue reprendre nos corps, plus vieux et plus usés que nous, même si nous ressemblions encore à des enfants…
Pourquoi aurions-nous dû nous aimer autrement que s’aiment les enfants ? Où est la règle ? Qui l’a écrite ? Pourquoi aurions-nous dû obéir à une autre règle que la nôtre ? Bien sûr la tuberculose, l’épuisement, l’émotion de la première fois… Et puis surtout la peur – mais la peur faisait partie de toi, n’est-ce pas ? C’est par la peur que tu étais devenu Franz Kafka, et c’est par elle en toi que j’avais été attirée.
Ainsi aurait été le deuxième jour : au commencement, trop de certitude ; et pour finir une autre certitude, qui n’était que trop grande.
…le troisième celui du repentir…
Le vendredi, nous serions restés en ville, à arpenter les allées du Volksgarten, l’un à côté de l’autre, passant et repassant devant la statue du Pauvre Ménétrier, ce héros de Grillparzer que tu avais autrefois aimé. Je l’aurais à peine remarquée, ignorant encore ce que, des années plus tôt, tu avais écrit dans ton Journal sur ta découverte du caractère viril de Grillparzer dans ce récit… Comment il peut tout oser et n’ose rien, parce qu’il n’y a en lui que du vrai, un vrai qui se justifiera en tant que tel à l’instant décisif, même si l’on a sur le moment l’impression du contraire.
Nous serions restés longtemps l’un à côté de l’autre assis ou étendus dans l’herbe, sans plus songer à la chair, avec nos yeux pour forer nos âmes et tes mains comme des anges qui se posaient sur ma nuque, sur mon visage, sur mes cheveux… Et la journée d’été, la verdure et la douceur du parc auraient fini par cautériser notre peine.
…le quatrième a été le bon.
Le samedi, j’aurais marché à ta suite le long du couloir sombre, jusqu’à ta chambre. Pourquoi me serais-je mise à pleurer, Franz Kafka ? Nous aurions fermé la fenêtre, et la lumière se serait arrêtée derrière les rideaux sales. Assis sur le lit, tu m’aurais prise sur tes genoux et j’aurais laissé échapper mon chagrin dans le creux de ton cou, comme une petite fille. Et puis tout se serait mélangé, les rires avec les pleurs, nos membres nus, mes larmes et la sueur de ton torse, mes doigts et les taches de rousseur semées sur tes épaules, tes dents et ma bouche, et les deux animaux au bas de nos ventres…
Prends-moi dans tes bras, c’est l’abîme, accueille-moi dans l’abîme, si tu refuses maintenant, fais-le plus tard…
De ton corps serait montée ta prière et je l’aurais exaucée, puis dite à mon tour pour que tu l’exauces. Si tu refuses maintenant, fais-le plus tard… Car le futur est au présent aussi bien que le présent, et le temps en amour n’est rien, n’est-ce pas ? Qu’importe que tu m’aies ou non aimée, puisque tu m’aimes ? Si tu refuses maintenant, fais-le plus tard.
Telle aurait été notre façon de faire le monde, en quatre jours. Et si nous ne l’avions pas fini, c’est que nous aimions mieux l’infini.
*
Que tu étais bonne ! je me suis couché à tes pieds, comme si j’en avais le droit, et j’ai posé mon visage dans tes mains, je me suis senti heureux, fier, libre, puissant, chez moi ; tellement chez moi (toujours, toujours tellement chez moi!) Mais au fond j’étais resté la bête, je n’appartenais qu’à la forêt, je ne vivais ici, au grand jour, que par ta grâce. Sans le savoir (j’avais tout oublié) je lisais mon destin dans tes yeux. Cela ne pouvait durer. Tu ne pouvais éviter, même en me caressant de la main la plus bienveillante, de découvrir en moi des singularités qui relevaient de la forêt, de cette origine, de cette véritable patrie.
*
à suivre (cf 1e note de sa catégorie)