Forêt profonde

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J’avais du moins compris que l’Esprit travaille de la même façon les individus et les peuples, la nature et la nature de l’homme, j’avais compris ce que je savais depuis toujours, ce que les hommes savent depuis qu’ils sont hommes et ont commencé à imprimer leurs mains sur les parois des grottes, à y graver et peindre les animaux de leurs forêts et de leurs visions pour franchir le pas entre nature et surnature, j’avais compris ce qu’il devient si difficile à entendre dans le bruit et l’éparpillement du monde technologique, et aussi difficile à dire qu’à écrire, à l’heure des textes hachés à la mode communicationnelle, en longues phrases déambulant dans un labyrinthique livre : l’unité du tout.

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Je me souvins d’un petit matin d’hiver où je marchai, seule, sur un chemin bordé de prés givrés. C’était dans les Baronnies pyrénéennes, une terre belle et secrète, presque abandonnée, un de ces cœurs méconnus de la France où le temps n’ose pas faire de bruit en passant de colline en prairie et de village en forêt. J’avais pris une chambre la veille dans cet hôtel désert, isolé, glacial, juste pour pouvoir faire ceci, au réveil : me diriger à pied, dans le silence, vers la grotte de Gargas, la longue et magnifique grotte où trente mille ans plus tôt des hommes, des femmes et des enfants avaient laissé des gravures et peintures d’animaux et de signes, et deux cent trente empreintes de mains. J’avais voulu d’un saut me rendre dans ce début du monde, voir par leurs yeux, sentir par leurs sens les aurochs et les anges. J’étais retournée visiter la grotte plusieurs fois, seule ou avec Florent et les enfants. Et au retour d’une exceptionnelle visite nocturne, j’avais reçu un salut dans l’éternel. Il était plus de minuit, l’autoroute était déserte, les éléments s’étaient déchaînés, pluie énorme et tonitruante, gouttes gonflées comme des bombes à eau frappant de face le pare-brise, véhicule à la merci des mains gigantesques du vent, la lumière des phares se jetait sans répit dans la vitesse, la nuit noire, le silence du cœur dilaté dans la poitrine, et dans l’habitacle c’était juste comme tout à l’heure dans la grotte où nous avions passé deux heures sans voir le temps, là sous terre dans le ventre du ciel, la cathédrale pleine de dents d’une géance enfantine, dents de lait entre lesquelles se répercute une parole immortelle, concrétions blanches, mains rouges, mains noires, mots mutilés dont tu es le membre manquant et qui sempiternellement t’appellent et te travaillent, ainsi que l’eau l’argile et le calcaire qu’elle traverse, imprègne, façonne, et qui oblige l’homme à apposer sa marque jusqu’au plus secret creux de mes chairs.

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extraits de Forêt profonde, mon roman occulté qui reste donc à lire, et huit ans après sa parution fait toujours souterrainement la rentrée littéraire 

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alinareyes