Les nouveaux loups des Nuits Debout

Cet article doit paraître bientôt dans Libé, en ligne puis dans le journal papier. Vous en avez la primeur ici !

loup blanc loup noir,*

L’invention de l’imprimerie se situe au début d’un changement d’ère, de civilisation. D’un passage, sur les plans spirituel et intellectuel, du mystère au rationalisme, et sur le plan politique, du féodalisme au capitalisme. Bien entendu il faut un certain temps pour que le passage s’accomplisse, et des éléments des ères anciennes continuent à œuvrer à travers les civilisations successives, de façons différentes. Ainsi l’invention d’Internet est-elle en train d’accompagner la fin de l’ère rationaliste (depuis longtemps dépassée par la physique quantique) et capitaliste, et la fin des hiérarchies, différemment organisées, qui lui restent du féodalisme.

Les hiérarchies de pouvoirs politiques et spirituels/intellectuels apparaissent partout considérablement dégradées. Elles n’ont plus lieu d’être, et vont devoir finir de s’effacer des lieux qu’elles occupent encore indûment. Cela dans une durée historique dépassant celle des individus mais assez dynamique pour que sa marche se laisse voir à travers quelques générations.

Tel est le sens des divers mouvements d’occupation des places par la pointe des peuples à travers le monde. Ils signifient que les légitimités sont en train de changer. Ceux qui habitent vraiment (poétiquement, dirait Hölderlin) le monde aujourd’hui ne sont pas ceux qui se contentent de le faire tourner comme il est, en cercle vicieux, souvent par la vieille ruse exprimée dans Le Guépard qui consiste à faire que « tout change, pour que tout reste comme c’est ». Ruse d’autant plus facile à appliquer dans un univers de communication, de plans com où le changement des apparences est censé constituer un leurre suffisant – il l’est en grande partie, mais l’imposture ne fonctionne pas pour cette fine pointe des peuples qui se charge elle-même de réinventer la vie depuis des années. C’est à elle que le monde est : non pas comme possession, mais comme essence et existence, comme rapport vrai, libre.

Quelle est-elle donc, cette fine pointe des peuples ? Les Nuits Debout à l’œuvre en ce moment ne viennent pas de nulle part, ni des discours ou œuvres de tel intellectuel ou de tel artiste. Ceux qui sont à la pointe à l’heure de ce changement d’ère ne viennent ni des élites politiques ni des élites intellectuelles, artistiques ou spirituelles couplées aux puissances du commerce et de l’argent, comme ce fut le cas à partir de la Renaissance. Nous ne sommes pas à l’heure d’une nouvelle Renaissance, ce qui se passe se passe tout autrement et ce qui vient est tout autre. Les pouvoirs politiques et les puissances de l’argent se sont considérablement dévalorisées [j’accorde volontairement avec le sujet le plus proche, plutôt qu’automatiquement au masculin, selon la vieille règle], elles sont vues au mieux comme impuissantes, au pire et le plus souvent comme agressives et liberticides, destructrices, morbides, nihilistes. Ceux qui œuvrent à les renverser et surtout à les remplacer, en mettant en place au sein de ce monde que les élites croient posséder des structures de vie et des structures mentales alternatives, ne peuvent être les élites intellectuelles et artistiques ni les institutions spirituelles. Car elles n’ont de visibilité et d’audience qu’en collaborant avec les pouvoirs politiques et financiers qui récupèrent et neutralisent même les œuvres ou les pensées « subversives ».

La fine pointe des peuples est constituée de tous les individus qui s’inventent des vies non subordonnées aux systèmes moribonds autant que violents, et de tous les groupements libres d’individus, tous les mouvements qui fonctionnent selon d’autres rapports sociaux, excluant les différentes formes de domination qui servent de piliers aux systèmes archaïques recomposés avec le capitalisme, lui-même en voie de décomposition. Qu’il s’agisse de planter des légumes dans l’espace public ou de libérer la parole sur Internet et sur les places des villes, la culture du partage est en train de commencer à supplanter celle de l’exploitation de l’homme (et de la femme, et de la nature) par l’homme, en même temps que son alternative elle aussi dépassée, la dite dictature du prolétariat.

Intellectuels et artistes ne peuvent au mieux qu’accompagner cette fine pointe des peuples initiante, en individus et citoyens comme les autres et non surplombants ni guidants. Ce nouveau monde en gestation vient d’en bas, c’est-à-dire en vérité d’en haut. Car c’est un monde où les valeurs s’inversent. Les élites à l’ancienne, aliénées délibérément ou malgré elles à l’ère finissante, ont au moins un pied dans la tombe. Tandis que celles et ceux qui ont rompu les chaînes qui assurent le confort comme celles du chien dans la fable de La Fontaine, ces nouveaux loups (peu carnassiers, voire végétariens) qui interrogent l’animal social attaché, incarnent la véritable altitude, l’aspiration à la vérité vécue et à la liberté.

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alinareyes