Je donne ici des passages de la première partie de ce livre, intitulée « Comment la pensée vient aux hommes » – la seconde partie s’intitulant « Le propre du logos humain ». L’auteur distingue plusieurs sortes de grammaires : iconique, indiciaire, verbale, discursive. Je ne suis pas d’accord avec toutes ses conclusions, mais le livre est un excellent outil pour la réflexion – toute classification aidant la pensée à progresser, à condition de n’être jamais considérée comme immuable. Puis je propose en guise de dialogue une émission rappelant la pensée de Foucault, et se concluant sur la question de la fin de l’humanisme. Du rapport de cette question avec les grammaires, y compris non exclusivement humaines, de l’intelligence, je dirai qu’il doit s’agir en fait, à venir, non d’une fin de l’humanisme, mais d’un dépassement de l’humanisme, de son caractère « humain, trop humain », dans une ouverture de l’intelligence, de la découverte, de la compréhension, de la science, à et par des « grammaires » cognitives trop souvent négligées, voire exclues, ignorées – voire à et par la grammaire de la septième personne du verbe.
« Risquons néanmoins qu’il existe un pouvoir divinatoire de l’esprit humain fini. Ce pouvoir s’appuie sans doute, au départ, sur des opérations synthétiques préconscientes, effectuées sur les bases d’une grammaire indiciaire. Mais, une fois que l’esprit a pu prendre ainsi ses repères, son pouvoir divinatoire se poursuit alors. Il pourra même prendre un essor qui lui fasse découvrir des réalités cachées, et cela, avec une exactitude et une force qui ne sont pas seulement attestées de façon subjective, par un sentiment de vérité et de nécessité inhérent à l’état visionnaire, mais se trouvent également confirmées par des constatations objectives particulièrement troublantes, que seul l’endurcissement positiviste peut pousser à dénier. » (…)
« Les élaborations des grands visionnaires du monde de l’esprit, qu’il s’agisse de scientifiques ou philosophes consacrés, tels que Hegel, Freud, Piaget, ou de voyants paranormaux comme Swedenborg, Edgar Cayce, et de ceux qui en général « assistent » au déploiement d’une réalité qui, pourtant, n’est pas présentifiée dans les conditions régulières du donné spatio-temporel ; les intuitions divinatoires, petites et grandes, qu’elles se tiennent dans l’ordre des accidents triviaux ou des grands principes régissant la nature ; qu’elles portent témoignage d’événements qui se déroulent quelque part ailleurs, dans l’espace ou le temps, ou qu’elles appréhendent des genèses non phénoménales de l’univers en train d’advenir comme dans la « tête de Dieu » – cette somme considérable de performances à défaut desquelles la civilisation aurait piétiné dans une immanence stérilisante, privant sans doute l’humanité des percées d’intellection essentielles à sa puissance, nous pose ce genre de questions : Comment peut-on connaître ce qui n’est pas donné dans la présence ? Comment quelque chose comme une intuition intellectuelle est-il possible ?
Posons que les grands visionnaires ne font qu’illustrer une capacité commune de l’esprit, et que le sens divinatoire ne revient pas seulement à quelques individus d’exception, mais échoit au contraire en partage à toute créature naturelle, qu’elle soit ou non humaine. » (…)
« Ainsi, ce que le plaisir esthétique reconnaît comme appartenant à la beauté naturelle renverrait à un principe vital, principe harmonique dont on peut éprouver les résultats comme autant d’expressions du tableau qu’offrent les sites naturels, du moment qu’ils n’ont pas été violentés et sont demeurés vierges d’interventions extérieures perturbantes. L’esprit, dans sa sensibilité première, résonne alors en consonance avec ce principe vital de la nature. L’humanité peut ainsi maintenir un contact réflexif avec l’élément dont elle ne fait cependant pas pour soi un objet de connaissance, car elle n’y ressent que le plaisir. Cependant, cet élément d’harmonie vitale est aussi bien présent et à l’oeuvre dans sa propre nature : la nature intérieure de l’être humain, pour procurer justement à celui-ci le plaisir qu’il éprouve spontanément à la contemplation de la nature extérieure, et avant cela, instinctivement, à une immersion dans cette nature. Ce plaisir, des animaux nous semblent le traduire dans leurs moments d’exubérance, souvent, à la tombée du jour, ainsi que les enfants dans la campagne, lorsque se sentant subitement presque aussi légers que l’air, un désir les prend de courir à corps perdu à travers les hautes herbes, de dévaler des pentes comme pour un vol en rase-mottes à la manière des hirondelles, ou de s’y laisser glisser en toboggan, comme les loutres sur les berges glacées des étangs. Ce sont des jeux dépourvus de règle. Un esprit de fête saisit les êtres à travers la vitalité que manifeste leur joie débridée de se mouvoir dans un milieu qui invite à s’y plonger en une participation intime aux éléments ainsi qu’au principe qui les accorde et fonde la confiance permettant de s’aventurer.
Les êtres naturels, ceux qui du moins sont normalement dotés de ce que l’on nomme « instinct » et dont le principal est sans doute l’instinct de conservation, ne s’aventurent pas au hasard. Ils suivent des chemins qui ne sont pas frayés d’avance, et qui, en conséquence, peuvent être dits seulement virtuels, mais dont le tracé n’est toutefois pas laissé à l’arbitraire d’improvisations fortuites. L’animal sensible, intelligent à sa manière, explore le terrain nouveau avec d’infinies précautions, avant d’entreprendre sa progression. Il n’avance pas à l’aveuglette, mais seulement sur la base d’une somme d’indices, olfactifs et autres, qu’il aura dû réunir et intégrer avant de s’estimer suffisamment en confiance avec le milieu immédiat. De proche en proche, il étendra son aire, et celle-ci n’épousera pas les déterminations géométriques claires et simples qui semblent se recommander avec évidence à un entendement pour lequel la ligne droite est le plus court chemin d’un point à un autre. (…)
… il serait candide de compter sur une méthodologie pour accéder à de vraies découvertes dans la compréhension d’un objet toujours singulier, ainsi qu’il en va dans les sciences que, pour cette raison, on nomme « idiographiques ». Ces sciences doivent interpréter, en effet, les significations attachées à un ensemble symbolique, comprendre une totalité sémantique consistante, par exemple une oeuvre d’art ou un texte littéraire, reconstruire la cohérence narrative d’une biographie sur base d’archives, ou encore, l’unité d’un contexte de civilisation à partir des vestiges de sites archéologiques, resituer la pertinence de scènes figurées dans des bas-reliefs, etc. Dans tous ces cas, la compréhension à obtenir présuppose l’interprétation d’un ensemble dont les éléments valent comme les indices qui permettront de sonder des hypothèses relatives à ce qui peut être signifié du « tout » considéré ou anticipé. Quel que soit le « texte » à comprendre : visage humain ou langue étrangère, récit mythique ou contexte social, la culture ambiante ou les milieux naturels eux-mêmes, pour autant qu’on y soit vitalement impliqué, la compréhension du sens requiert une démarche interprétative qui, toujours inventive, s’alimente à une grammaire dont les raisons fonctionnent comme des énigmes, à une logique dont les sources indiciaires sont comme le sésame qui ouvre sur un univers bien différent de celui que conçoit un entendement discursif. » (…)
« Quoiqu’il en soit de la façon dont l’idéologie moderne a pu couvrir les implications ontologiques de nos dispositions syntaxiques, en occulter la relativité comme pour mieux en finir avec les scories du monde animiste, la critique n’a sans doute pas là terminé sa tâche, et pour elle le désenchantement du monde ne marque pas la bonne fin du procès de désillusion ; car une désillusion spécifique y séjourne, privant la réflexion d’un aperçu vers les couches plus profondes de l’intuition qui préside aux percées insolites de la compréhension. »
Jean-Marc Ferry, Les grammaires de l’intelligence, éd du Cerf 2004
photos Alina Reyes, aujourd’hui au jardin des Plantes
*