Hobbit, Gollum… Tolkien réveillant poétiquement le monde

The HobbitIn a hole in the ground there lived a hobbit, écrivit Tolkien sur la copie rendue blanche d’un étudiant. C’est ainsi qu’il tint la première phrase de son roman The Hobbit, qui à son tour donna naissance à The Lord of the Rings. Du moins est-ce ce qu’il dit.

Sur la copie rendue blanche d’un élève, j’écrivis il y a quelques mois, avec beaucoup moins de génie : « Écrire ou dormir, il faut choisir ». Beaucoup moins imagé, mais au fond, ne s’agissait-il pas de dire la même chose ? Quelqu’un qui rend copie blanche, qui n’a rien sorti de soi, n’est-il pas quelqu’un qui reste dans son trou, à dormir comme un loir ?

Bilbo le Hobbit lui aussi, au départ, refuse de sortir de son si confortable trou, de son habitation troglodyte, au sein, dans le ventre, de la terre mère. D’ailleurs, n’entend-on pas dans hobbit : hole habit, un trou comme habit et comme habitude, voire hole habitat, un trou comme habitat ? Bilbo n’habite-t-il pas le monde, au début, en fœtus, en être jamais sorti des jupons de son milieu ?

Des textes sacrés aux contes de fées, le schéma est toujours le même : l’humain pour se réaliser doit quitter son habitat fait d’habitude. L’aventure, la sortie de soi par la pensée et par l’action, est le mode d’habitation poétique du monde. C’est ainsi qu’on passe de l’habitant du trou au seigneur des anneaux. Qu’est-ce qu’un anneau, sinon un trou sans fond ? Gollum, l’esclave de l’anneau, a un nom qui rappelle celui du golem, cet être artificiel de la tradition juive dont le nom hébreu signifie masse informe, embryon. Sous la caméra de Peter Jackson, le personnage de Tolkien prend une apparence clairement fœtale, embryonnaire – monstrueuse car il s’agit d’une régression. Gollum est l’homme qui s’est perdu. Not all those who wander are lost, a écrit Tolkien. Ceux qui errent ne sont pas tous perdus, mais Gollum, lui, est un errant perdu. Il s’est perdu lui-même. Il est clivé, il a perdu son « précieux » (nom qu’il se donne à lui-même autant qu’à l’anneau), il a perdu son unité, et persiste dans l’illusion que l’anneau unique peut seul la lui rendre, alors qu’il ne fait que la lui enlever tout au long de son interminable poursuite, aussi morbide que celle d’Achab obsédé par la baleine blanche. La baleine est une goule, comme le poisson de Jonas, et dans Gollum on entend goule aussi, ghoul en anglais (ou gullet, gosier). Gollum, ainsi surnommé dans le roman à cause de ses bruits de gorge, est sa propre goule. Ce glouton s’autodévore, jusqu’à consumation finale dans le feu.

Est seigneur des anneaux qui a vaincu le néant que tout anneau souligne, qui a rendu au monde un fond, ou plutôt qui a transformé le fond ensommeilleur du monde en profondeur radicale vivace, jetant des racines dans la terre et dans le ciel, des repères et des aspirations qui rendent le monde pleinement respirable, habitable. Tolkien a dit de sa Terre du Milieu qu’elle était une modernisation de l’oikoumene – mot grec signifiant « terre habitée ».

Cette réflexion s’inscrit dans la continuité de ma thèse (achevée) intitulée Écrire. Tracer pour habiter le monde, de la Préhistoire à nos jours. Il y aura peut-être une suite ici.

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alinareyes