La langue de Tolkien. Réflexions sur « Baggins », « Bag End » et « Moria »

jrr-tolkien

La poésie de Tolkien est dans son imagination, plutôt que dans sa langue. C’est sans doute pourquoi, écrivant un anglais sans travail poétique de la langue, il a éprouvé le besoin d’inventer d’autres langues. Et c’est aussi pourquoi ses livres ont suscité les magistrales transpositions cinématographiques de Peter Jackson – surtout pour Le Seigneur des Anneaux.

L’anglais de Tolkien est désespérément plat, sauf dans les noms qu’il a donnés aux personnages et aux lieux. When Mr Bilbo Baggins of Bag End… Ainsi débute le premier chapitre du premier livre de The Lord of the Rings. Conformément aux vœux de Tolkien qui désirait que la traduction laisse comprendre les mots signifiant sac et cul-de-sac, le premier traducteur du texte en français a traduit Bilbo Baggins par Bilbon Sacquet, et Bag End par Cul-de-Sac. Plus tard, Daniel Lauzon a choisi de traduire Baggins par Bessac.

Songeant aux multiples traductions que l’on pourrait faire de ces deux noms, Baggins et Bag End, signe de leur richesse et de leur complexité dans leur apparente simplicité, j’en suis venue à les pousser jusqu’à cette extrémité : rendre Baggins par Bardam ou Bardamu, un barda étant le paquetage du soldat, et Bardamu le paquetage du soldat « mu », en route, selon le nom du personnage de Céline, auteur qui comme Tolkien a été blessé en faisant la guerre de 14-18. Comme Bardamu dans Voyage au bout de la nuit, Bilbo Baggins erre dans un environnement de destruction, pauvre être jeté au milieu du mal. Et je traduirais bien Bag End par Fond de Froc. Froc, comme bag, peut signifier un pantalon. L’habitation du hobbit est une sorte de trou du cul du monde, ce que rend aussi l’expression cul-de-sac. Elle me rappelle la maison de Céline à Meudon, où il vivait reclus. Fond de Froc rappelle aussi la peur dans les frocs. Et le froc, avant d’être un pantalon, est l’habit du moine, dont la vie ressemble fort à celle de Bilbo, entre ses livres, sa solitude, sa paix. End dans Bag End rappelle bout dans Voyage au bout de la nuit. Il ne s’agit pas là de proposer une nouvelle traduction, mais de tenter de faire entendre dans ces simples noms choisis par Tolkien des profondeurs auxquelles on ne pense pas toujours.

De même le nom de Moria choisi par Tolkien pour la cité souterraine des Nains, en ruine après avoir été florissante grâce à sa mine de métal précieux et située sous une montagne, ne peut pas ne pas rappeler le mont Moriah de la Genèse, où Abraham a failli sacrifier son fils. Tolkien a nié tout lien entre les deux, mais écrivant son livre alors que son fils devait partir au combat lors de la Seconde Guerre mondiale, il n’est pas impossible que, souterrainement en quelque sorte, cette histoire ait travaillé le père très aimant qu’il était. Dans la transposition de Peter Jackson, la traversée de Moria constitue une épreuve extrême, du moins pour le magicien Gandalf qui changera de nom à son issue, devenant, de Gandalf le Gris, Gandalf le Blanc.

Voir aussi, sur les noms dans son œuvre, mon article précédent : Hobbit, Gollum… Tolkien réveillant poétiquement le monde

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