Avant de revenir peut-être moi-même sur ce livre mythique, voici des extraits de la préface magnifique de Maurice Nadeau dans l’édition Folio, une réflexion sans doute valable pour tous les chefs-d’œuvre :
« Car le chef-d’œuvre n’ouvre point ses portes à tous les vents. Il se présente comme un monde clos, hérissé de défenses et entouré de remparts. On n’y peut pénétrer qu’après plusieurs tentatives d’escalade et par effraction. Se trouve-t-on au cœur de la place qu’il n’est point encore aisé de s’y reconnaître : tout vous y paraît étranger et vaguement effrayant ; prisonnier, toutes les issues se sont refermées sur vous. Il va falloir vivre tête à tête avec un monstre inconnu qui possède sur vous tous les pouvoirs, se rendre à sa merci. Dans les arts plastiques comme en littérature, les chefs-d’œuvre commencent toujours par communiquer une sorte d’effroi. Ils échappent à nos normes.
(…)
Dans ce monde circulairement clos il est donc une issue par laquelle on peut entrer et sortir : elle se trouve à des hauteurs variables de ce typhon qui, de la terre, monte en spirale jusqu’aux nuages. Pour ne la point manquer il faut s’y jeter avec un certain élan.
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Sous le récit qui nous est donné et dont l’intrigue se réduit à quelques péripéties voyantes, courent sans cesse, à des niveaux divers, d’autres récits plus difficilement décelables. Des lectures successives nous font descendre toujours plus profondément dans le gouffre, tandis que les hasards de la déambulation du Consul paraissent toujours plus savamment calculés (…) On va jusqu’à se demander si derrière les livres divers qui constituent ce livre unique ne s’en cache point encore un autre, indéchiffrable celui-là à la façon d’une kabbale moderne.
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On gloserait à l’infini à propos d’une œuvre aussi riche et aussi profonde, et ce n’est certes pas le but de cette présentation. Elle voulait seulement prévenir le lecteur qui va s’enfoncer pour la première fois dans la forêt obscure que la place du moindre arbuste y a été marquée par un homme qui n’a rien voulu laisser au hasard, comme pour mieux montrer, sans doute, que le hasard nous tient dans sa main. La liberté souveraine dont il fait preuve et qui donne si souvent au lecteur l’impression de la découverte ou de la surprise se présente comme le cadeau mérité par une longue méditation dont on jurerait qu’elle fut de nature mathématique. Certains seront séduits par cette algèbre ; d’autres se laisseront emporter par le roman, divers en ses épisodes, vaste par sa prise, déchirant en son dénouement ; d’autres encore tiendront Au-dessous du volcan pour une symphonie aux amples thèmes savamment entrecroisés ; beaucoup y verront un poème déchirant en lequel se résolvent les voix cacophoniques d’une époque marquée par la destruction et éperdue de nostalgie, un nouveau Paradis perdu ; quelques-uns, enfin, parviendront peut-être à déchiffrer le message caché qu’il contient. »
Maurice Nadeau
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